-._Bionique_.-

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Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.

La vue d’une si gigantesque machinerie traverse en courant les dédales de mon corps. Jeune et vigoureux, ma tête pourtant fourmille d’engourdissement ; cette ignorance séculaire, éternelle, absolue ! j’en attendais le terme, que des prémices en surgissent.

Elle se dévoile enfin, l’usine de rubis. La déception ne saurait habiller mes traits tant je sourirais si des lèvres, sur moi, daignaient montrer courbure. Une splendide incomplétude s’ébat dedans mon être à mesure que l’amplitude de ce monde m’apparait : ses attributs, ses agents par milliers, ses infimes cellules qui dans le grand tout s’activent. Établi si intrinsèquement sur cet incessant mouvement, Temps me semble enfin sensé sans ces inerties qui peuplent l’ailleurs onirique, éther impalpable dont certains viennent ou reviennent, que d’autres ne quittent jamais.

Moi ? Inconscient quant au réel qui sous mes yeux défile, j’observe si patiemment qu’on me croirait mort dans cet amoncellement de débris, de structures connectées ; de câbles déchirés, rabibochés, rafistolés ; de portes aux étranges teintes ; de cylindres ; de leviers. L’entachée entièreté m’inconforte, et je me surprends d’abord à désirer l’ordre absolu dans cette improbable mosaïque. J’oppose à mes propres ardeurs un frein des plus insistants, convaincu devant l’immensité que cette apparente disharmonie, lambeaux écorchés-rapiécés, représente à la vérité une merveilleuse entité. Unité. Si frêle, si soumis aux éléments, j’apparais recroquevillé, mais en moi les pensées voussent certitudes et se bousculent : ne suis-je pas fragment moi-même ?

Mon corps. Sa lourdeur me pèse et j’avance, je tente ; retenu encore, par la fatigue sans doute, je m’étonne inquiet de ces cloisons trop proches, quoique rassurantes. Flash ; sérénité s’articule en danger ; La Grande Forge s’alarme. Les fracas qui en tout lieu projettent à moi les fragments de lumière électrisent un peu plus à chaque impact mes appréhensions. Le toit cosmique s’agite, galaxie d’yeux rouges et de scintillements soudains ; je regarde frappé de fascination et de sidération l’architecte squelette duquel je toise les arches. L’image en mon crâne imprimée s’affole avec ce qui me parvient d’univers. Moi, simple rouage, dois-je encore être malgré ma peur ? Quel destin m’offre ce présent, et l’après ? Je tremble. Je vois bien que je tremble. Je tremble de voir ; mais le monde défile incessamment, sans m’attendre. Dans l’usine, déjà, je me sens vagabond. Je sens, déjà, que je ne sens pas tout.

Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.

Une huile envahit mes canaux. Est-elle de celles qui brûlent pour tenir éveillé le feu, carburant du mouvement ? L’âpre me rebute, m’assomme. Quelle horreur ! Le cœur paralysé par l’odeur, l’air endigué dans mes ventrailles ! je m’y accommode, sans plus d’inhibition, pour finalement le désirer. Quelle délivrance ! Comment ai-je pu ainsi l’ignorer, le repousser ? Je l’aime ; après ma pesanteur, Légèreté me saisit. Flottant, évidé d’un manque à l’effet de fardeau, Légèreté me parcourt ! Sa secousse s’élance de haut en bas, de bas en haut, bravant sans aucun mal l’œuvre de la gravité ; j’ouvre pleinement mes pores, mes portes ; logique après pareille exaltation. Sans plus attendre, d’autres me parviennent : émanations de suie, rouilles de portails, mazout des moteurs aux fumées de mélasse. Insecte que je suis, je suis aveugle les fanaux qui de leurs lueurs alertes dirigent l’usine (d’une poigne de fer), et me sens m’enfoncer à mesure qu’elle se meut.

Parce qu’elle avance. Et moi, j’avance en elle, j’évolue, pas certain toutefois des attaches que je tente de semer. La titane a quatre pattes, sinon mile, et parcourt toute terre sans ne jamais faiblir. En son sein, les ventres s’activent pour donner à la colosse un festin d’énergie et, pressentant un pivot de sa part, comme toujours lorsque l’orangé des nappes de nuages se couvre contre le froid d’une robe nuit-pourpre, je profite de l’occasion pour m’en approcher.

J’hésite. Après seulement quelques pas de l’esprit, la crainte gonfle et ma couardise avec ; ma vision se trouble de rais, de vagues mouvantes desquelles ma perception confuse fatigue ; et des perles achromes envahissent mes pupilles de leurs attaques radiantes, criblent mon champ d’aiguilles étincelantes qui dans le noir de mes pensées m’apparaissent comme autant d’étoiles. Pourtant je poursuis, quête ces innombrables tumeurs nitescentes, embrasse la folie d’un ciel tout d’ivoire. Jusque là. Là ! Là où tout me semble se détacher. Je m’immobilise pour voir chanter les volcans de la vie, et m’éteins quelque part de n’être plus dans l’angoisse de l’obscur.

Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.

Une brûlure.

Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.

Une trombe, une tempête me bat, m’écroule et me dévisse les tympans. Un orage ! Une stridence. Ma raison ploie et m’intime à la fuite, pauvre tesson, brisures de rouille ose toiser l’en fer ? Moi dont l’inertie ne soulevait plus mot m’élève malgré tout, tient, rampe, croule. Sous les vapeurs impitoyables, les bourrasques de brasier, l’ardeur des foyers à s’en rompre le buste, j’embrasse, embrase, enflamme ! mon souffle reprend de concert avec les valves qui là-haut, devant, partout dégagent fournaise. Fumerolles et fourneaux crachent leur trame depuis l’éclatant réacteur, tonitruant orchestre de calamité dont mes mains presque fondues tentent de saisir l’esquisse. Mon regard se soumet au ciel lors qu’à nouveau (quoique muets) les yeux rouges s’agitent : des tronçons de métal dans l’usine s’engouffrent comme repas chez le glouton. Du ventre de la bête jaillissent en fusion des constellations, des cascades, des arabesque fendues par les grêlons de lave qui s’échappent pour mourir.

Puis rien.

Chuintant schisme.                  Chaleur chavire.

          Chandelles chancelantes.                 Glaçant sifflement.

Un nuage grandit dans les grondements des viscères.

De toute part : fumée blanche, bruit blanc ; me voilà balayé, encore, par l’impossible qui ronge mes sens. Seule me parvient par l’effluve un aperçu de la mort, trop vite indécelable par son omniprésence, alors que je tente à tue-tête de repousser les brumes entre les fluides que je respire. J’implose du gaz flamme qui se répand dans mon torse aux airs d’étuve, tout tordu par les braises et les cendres que mes armatures deviennent ; j’exhale une fumée que j’aspire aussitôt, assujetti par ce cycle de surchauffe et, de mes plus maigres interstices, je transpire de buée turbide comme une machine en rupture. Mais si j’étais machine,

Je tombe.

J’entends.

L’eau tonne dans les conduits pour un concours ardent, ainsi les nectars cristallins inspirés par l’usine se jettent dans le Pyrée ; ainsi les vapeurs volcaniques se font brouillard givré et du cramoisi charbon d’un incendie intérieur je vire au marmoréen de l’hiver. L’effroi me fige ; ma vue s’éclaircit par le vent de la tempête et la même adversaire balaie les nuages qu’elle avait menés à moi. Dans le capharnaüm de ma carcasse, l’estomac plein comme un désert l’est de sable, je crache ce qu’il reste à cracher, singulièrement perturbé par l’inconnu qui dans ma mâchoire circule ; La Grande Forge n’a pas fini de m’éprouver.

Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.

Je goûte à l’acerbe brumaille en reste dans mes entrailles, elle s’échappe par la gorge et me quitte comme un semblant d’esprit, elle aussi libérée. Soudain le fer sur mes papilles la remplace et je m’inquiète momentanément d’être sévèrement blessé pour que les relents d’un sang me parviennent si certains. Je tousse pour seulement rejeter l’huile, présente depuis tantôt sans que je ne sache pourquoi. Elle est partout ; en ai-je besoin ? Je la sens sous chaque couche de mon épais cuir. Pour pouvoir l’observer, j’entreprends d’arracher une à une les plaques grossières sous lesquelles je suis.

Une. Bien attachée.

Deux. La route est longue.

Trois. Quatre. Cinq.


Un flambeau dans la cage d’os s’illumine.


Alarme, alarme, alerte, danger !

De nouveau tout s’agite et de l’eau salée inonde mon visage. Pourtant rien au toit : les yeux rouges sont quiets, timides, éteints. Brave fou, je continue, retire la sixième plaque.

ALARME, ALARME, ALERTE, DANGER !

Dedans moi. Les yeux rouges crient de dedans moi, et je brûle, tiré, déchiré ! J’ai mal.

Troublé, je recolle prestement mes peaux, curieux toutefois d’étudier, auparavant, la sève que je souhaitais comprendre. Elle s’ébat dans mes tuyaux, les cyans, carmins, et j’enterre cette vision contre une douleur seulement supportable. Je trépide, pris de spasme interminables, de contractions, de frissons et soubresauts lorsque mes chairs à nu rencontrent l’orée de mes doigts, enfouies alors sous leur amoncellement de débris, de structures connectées ; de câbles déchirés, rabibochés, rafistolés.

Les alarmes. Je n’entends plus leur son ; puis-je encore les entendre ? J’entends l’usine, rassuré. Calme, régulière ; ses ressorts, ses rouages, ses pistons, ses boulons. L’usine, l’usine… Je la sens en moi. Si j’avance, avance-t-elle ?

J’essaie ; j’avance. Non. J’essaie. Non.

Mes jambes mues ne touchent sol : je suis allongé. Sans plus de gravité pour me dire que je chute, j’étais inerte, mais comment savoir où ? Je me relève et ressens tomber sur mes pieds la charge entière de mon corps.

J’avance.

Dans l’usine de rubis, je devine être de rubis. Je m’endors enfin complet.

L’âme un brasier.

« Matricule 84 TR 455. »

La vue d’une si gigantesque machinerie traverse en courant les dédales de mon corps.

« Fin des stimulo-simulations. Tests complétés. »

Je nais vigoureux.

« Contenu opérationnel. »

Parmi les autres.

« Contrôle terminé. »

Le berceau…

« Lâchez. »

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