Chapitre Dix : Croatie. écrit par Damian Mis

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Réponse au défi-projet lancé par Florian Pierrel Officiel : écrire le dixième chapitre de l'ouvrage collaboratif Le Constat d'un monde fragile, où l'amnésique Léonore parcourt le monde pour en faire une dernière fois l'expérience. Son ami Laurent immortalise le voyage en la filmant à chaque étape. Après l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, où Léonore s'est émerveillée du tumulte des capitales touristiques, le séjour en Croatie se restreint à l'île de Korčula. Là-bas, Léonore profite de la sédentarité d'une chambre d'hôtel pour apaiser l'appétit de sa maladie dégénérative, tandis que Laurent s'éclipse à chaque occasion mêler sa sueur à celle du séduisant Anglais Toby.

Chapitre Dix : Croatie. écrit par Damian Mis

Certaines nuits, Léonore se réveillait larmes aux joues, persuadée que quelque chose venait de disparaître dans sa mémoire, et fourbement, durant le relâchement du sommeil. Bien sûr, elle était bien incapable de mettre le doigt sur le contenu du souvenir : elle avait beau trifouiller les événements dans l'ordre, reprendre les fiches-mémo que ses docteurs lui avaient fait transcrire, elle ne percevait rien que la fraîcheur d'un nouveau vide dans le gruyère de son cerveau. Et ce qui s'effondre dans le trou de l'oubli, elle ne le reverrait plus avant qu'elle y ait été entrainée toute entière, qu'elle soit devenue un grand trou indiscernable du reste.

Selon l'heure, ces réveils brutaux ne portaient pas à grande conséquence : les halètements de l'amnésique réveillaient souvent Laurent, qui la consolait et pansait ses paniques. Toutefois, il y avait bien quelques semaines que Laurent se dérobait aux heures creuses de la nuit ; il filait à l'anglaise, ou plutôt à l'Anglais, manches de timides ventouses. Toby l'aimait avec la légèreté que la maladie de Léonore lui refusait.

Laurent se justifiait de s'abandonner si franchement aux étreintes voraces de son amant en prétextant les vertus hygiéniques de ces rapports : Léonore le gonflait, jour après jour, de tendresse et d'admiration, certes, mais aussi de douleur. Il supportait mal d'être témoin de son lent effritement, de constater avec effroi qu'elle oubliait les événements de la veille : déjà la Suisse lui semblait lointaine, effacée, alors imaginez l'Allemagne ! Et à chaque fois, endurer la torture de revisionner les vidéos pour tenter de muscler sa mémoire, et l'entendre s'écrier :

"Mais je le connais, ce lac ! C'était le... le Léman, non ?

Et le lendemain :

"Mais je le connais, ce lac ! C'était le... comment est-ce qu'il s'appelait, déjà ?"

Et le lendemain, rien.

"Tu ne reconnais pas ce lac ?"

Encore une heure à tenter de secouer son regard vitre, croire voir quelques paillettes de lucidité éteintes aussitôt. On abandonne. Nager à contre-courant, être sur d'avoir perdu du terrain à la prochaine halte... Tout ça lui pesait. Toby lui donnait l'occasion d'éponger la peur et la frustration contre une peau de désir, qui lui rendait tolérable Léonore et sa peau de chagrin.

C'était ça : un équilibre. Puisqu'il y avait Léonore, il devait y avoir Toby. Avaler les peines le jour, et les recracher la nuit, et recracher de la meilleure manière, par le bas. C'est preuve de bonne digestion, quand on recrache par le bas, les aliments comme les peines. Car cette expérience aux côtés de Léonore l'enrichissait, il en était certain, il en repartirait grandi d'une femme entière. Il l'avait tant observée : un bout d'elle lui était entré par les yeux et poussait désormais dans son cœur.

Cependant, les nécessités hygiéniques de Laurent l'ont privé d'une des aventures les plus insolites qui aient été données de vivre à Léonore. En effet, à chaque fois que les réveils-paniques la saisissaient dans les heures de la nuit où Laurent s'absentait, Léonore ne trouvait personne pour la calmer. La crise avait le dessus, lui rendait la chambre claustrophobe, et l'envoyait courir en nuisette sur les plages désertes qui bordaient l'hôtel. Elle achoppait immanquablement sur la même dune en demi-lune, où la silhouette d'un vieillard l'intriguait.

C'était le même vieux croate qui s'y tenait chaque nuit. S'il l'attendait ? Possible. Quoi qu'il en soit, il l'interceptait toujours par de grandes gesticulations, puis lui expliquait dans un anglais bredouillant qu'il ne fallait pas plus avancer car elle allait entrer dans ses sables mouvants.

"Vos sables mouvants ?

- Oui, ceux là ont la particularité de ne pas bouger tous seuls, précisait-il alors. Il faut bien quelqu'un pour les mouvoir pour qu'ils demeurent effectivement mouvants. Et ce quelqu'un, c'est moi. Voilà pourquoi ce sont mes sables mouvants.

- Est-ce qu'il y a un risque de s'enfoncer dedans ?

- Pas si je ne vous y enterre pas moi-même. Et puis de toute façon les sables n'ont jamais voulu tuer personne ; ceux qui s'y noient se trouvaient seulement sur son passage. Les sables ont tous un plan de route bien en tête, ce sont de grands voyageurs qui détestent qu'on les empêtre dans l'inertie d'un tas.

- Alors comment se fait-il qu'ils ne soient pas tous mouvants ?

- Ils n'en ont pas tous la force. Certes, le vent peut aider les grains réfractaires, mais il n'est pas toujours aussi prodigue qu'il faudrait. J'ai fondu mes années à pratiquer des métiers qui ne servaient qu'aux hommes. Maintenant qu'il ne me reste que les os, je veux employer le temps restant à oeuvrer comme assistant du vent. Car je sais qu'ensuite ce sera à mon tour de devenir du sable, et je voudrai bien qu'on s'occupe de me donner l'énergie de poursuivre mon chemin.

- Et ce sable, où veut-il aller ?

- Dans la mer, il doit la traverser. Toute l'île de Korčula veut s'éloigner de la côte, mais elle est trop grosse pour être poussée par le vent. Je la pousserai moi-même, pelletée après pelletée, dussé-je m'y prendre encore soixante ans !

- Pourquoi est-ce que l'île voudrait s'éloigner de la rive ?

- Parce que la Croatie est le reflet de la lune piégé sur la terre, un croissant descendant qui s'amincit de siècle en siècle. Un jour elle aura disparu, puis réapparaîtra sans prévenir d'un bout ou l'autre des Balkans. Oh, des millénaires qu'elle fait ça ! Eh bien Korčula en a eu marre de ce cycle, elle s'est dit je suis petite, autant devenir autonome et être pour de bon, tout le temps ; j'irai m'accrocher à la botte de l'Italie à qui il manque encore des éperons."

Puis, infailliblement, Léonore prenait pitié des cris d'effort du vieillard, et lui proposait son aide. Elle passait le reste de la nuit à pelleter la plage dans l'eau. La dune semblait ne jamais décroître, aussi elle pouvait revenir faire sa ronde chaque nuit, et recommencer comme si de rien n'était.

Pour elle aussi, ce sport nocturne constituait une pause hygiénique : enfin, plus personne pour lui demander de se souvenir ! Il suffisait de deux gestes : plonger la pelle, jeter la poudre, plonger la pelle, jeter la poudre... Le monde entier aurait pu s'effacer autour qu'elle s'en serait carré comme de sa dernière ronde. Malgré l'inconfort, l'angoisse et la maladie, elle aussi était parvenue à l'équilibre.

Vint le soir où Toby annonça que ses vacances croates touchaient à leur fin. Il partirait le lendemain. Laurent tenta de l'en dissuader, haussa le ton et s'emporta. En vain. L'Anglais s'en irait, sans même daigner dire où le mèneraient ses pas. C'était mieux ainsi.

Il fut donc décidé que Léonore et Laurent mettraient aussi les voiles. Sans Toby, Laurent ne survivrait pas au prolongement du séjour : il fallait reprendre la fuite en avant, de pays en pays, accumuler les étapes mémorables et brûler à grand feu les dernières péripéties avant que le néant ne les avale, avant que Léonore ne se croie vierge de toute histoire et perde jusqu'à son nom.

Faire l'amour pour se dire adieu. Laurent et Toby se sont piqué de cette fièvre, mais ils étaient chacun si consumés du deuil anticipé de l'autre, qu'ils se connurent sans passion. Un amour froid et protocolaire, parce qu'il faut sceller le fait que c'est fini, où l'on fourre comme on creuse une tombe, motte après motte remblaie la terre sur le coeur à vif.

Comme saisie du même pressentiment de dernière fois, Léonore n'est pas arrivée à pelleter jusqu'au jour. Elle s'est essoufflée à quelques minutes de l'aube. Le croate s'est précipité pour la soutenir.

"Dites, lui glissa-t-elle, que deviennent les sables mouvants une fois le voyage terminé ?"

Le vieillard, surpris, resta interdit quelques secondes.

"Ils meurent, lâcha-t-il enfin. Ils deviennent des sables mus, qui n'ont plus rien à vouloir. Alors, les grains s'éparpillent et roulent jusqu'à d'autres sables mouvants, qui peut être les accueilleront dans leur propre périple."

Léonore se sentait atomisable et composite comme un tas de grains. Elle craignait la fin du voyage où elle s'éparpillerait et chacun en elle rentrerait chez soi. Aussi, elle n'osait pas poser plus de questions, de peur d'oublier la réponse aussitôt entendue.

Elle admettait volontiers que son odyssée la maintenait en vie plus efficacement que les pilules des psychiatres, la vertu des prêtres et la sagesse des bonzes. Par contre, il lui apparaissait désormais bien vain et futile que tout cela soit filmé, consigné et transcrit par son Laurent. L'aimait-elle ? Sans doute oui, en tant qu'il était celui qui la regardait et donc lui donnait une existence extérieure à elle-même.

Mais d'une certaine manière, dans cela, ce n'était pas Laurent qui comptait, mais plutôt le regard. Alors qu'importe que Laurent ait été femme ou homme, beau ou laid, qu'importe qu'il s'appelle Laurent et qu'il soit lui avec tout ce qui fait qu'il est lui, tant qu'il la regardait !

Elle n'aimait pas Laurent, elle aimait le regard. D'autant plus qu'il n'y avait pas que le regard de Laurent, mais aussi celui de ses innombrables followers qui la suivaient s'éteindre avec une pitié compatissante ou cruelle. Elle s'implantait en ces gens, leur crachait ses grains de sable les plus lestes, et préparait sa propre dissolution.

De la même manière qu'elle aimait plus être vue et lue, fût-ce par des anonymes, que Laurent en chair et os, elle n'aimait pas vraiment sa propre vie, si vaine et prompte à s'éparpiller dans les autres. Elle aimait son voyage. Elle aimait vouloir aller quelque part, parce que tant qu'elle le voudrait, elle serait elle. Elle et compacte.

Le lendemain matin, toutes ces considérations s'étaient évaporées. Elle pensait à faire ses bagages, parce que Laurent la poussait au départ, mais elle n'était pas présente à elle-même pour se rappeler la beauté des dunes et l'itinéraire des sables.

Sur le chemin du ferry, elle croisa le croate qui lui fit signe. Elle ne l'a pas reconnu.

Cinq semaines à Korčula et mille pelletées dans l'eau étaient passé sans que Laurent ait rien filmé. Autant dire que pour les followers, c'étaient cinq semaines où Léonore n'aura pas existé. Ça se sera envolé, englouti, mais sans manquer à personne, sans creuser de trou. En tous cas ce n'est pas ça qui réveillera Léonore la nuit.

Cinq semaines, et l'île n'a pas bougé.

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