CHAPITRE 3 - L'entrevue

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21 novembre 2014 - 17 heures

En ce début de soirée d'hiver, au milieu des frimas grandissants d'une saison pronostiquée glaciale, le professeur Bernard avait rejoint la chambre de Caroline Martin. Après un " salut " courtois adressé à la malade, il avait extrait de sa mallette noire un magnétophone dernier cri et l'avait placé sur la table de chevet. L'attaché-case à ses pieds, le médecin avait enfoncé la touche " pause " de l'enregistreur, puis s'était assis dans le fauteuil de repos en skaï marron.

Après cela, en posture d'écoute, il n'avait plus bougé d'un pouce !

Alors que l'appareil affichait une lumière rouge et diffusait dans la pièce un minuscule bruit de fond, Caroline s'était hissée à grand peine sur ses deux oreillers. Sans desserrer les lèvres, elle avait jeté un bref coup d'œil vers la machine chargée de graver ses paroles. Puis, le souffle court, elle s'était exprimée :

— Docteur... Pfft... ce que je vais vous raconter vous aidera à comprendre mon action... et vous permettra d'argumenter votre travail... Pfft... En revanche, ce sera là mon unique confession... Il n'y en aura pas d'autres... C'est pourquoi, je souhaite que pas un de mes mots ne se perde. Je veux qu'ils soient tous sauvegardés dans votre appareil, puisqu'ils seront en quelque sorte... mon testament... Pfft... Ce soir docteur... vous saurez tout ce que je n’ai jamais su dire à quiconque... Tout ce que j’ai gardé durant des années dans le fond de mon cœur et tout ce qui m'a anéantie. Tout ce qui a détruit et brisé à jamais la Caroline que j’étais... Pfft... Celle que j'étais avant lui... Avant sa main noire et diabolique posée sur moi. Ce soir docteur, vous aurez en primeur le récit de ma longue et cruelle descente en enfer... Pfft...

Après cette entrée en matière, poussive et hors d'haleine, Caroline avait fait une grande pause. De son côté, le professeur n'avait pas répliqué. Enfoncé dans son siège, il s'était tenu là. À sa disposition, tout entier centré sur elle et suspendu aux prochains mots qu'elle prononcerait. Dans l'attente, il avait observé son visage émacié et desséché par la faim, puis s'était attardé sur ses doigts tremblotants qui se crispaient sur le drap blanc froissé.

Celle qui avait décadenassé son cerveau s'était tue un long moment avant de reprendre d'une voix fébrile :

— Êtes-vous certain que votre machine fonctionne bien ? ... Pfft...

— Rassurez-vous chère madame ! avait confirmé le professeur. Cet appareil est en parfait état de marche ! Toutefois soyez sans crainte, j’ai dans ma mallette un second dictaphone capable de prendre le relais de celui-là en cas de problème. J'ai aussi un lot de cinq cassettes d’enregistrement de deux heures chacune, ainsi qu'un téléphone opérationnel et ultra performant que je garde pour le moment dans la poche de mon veston. Chère madame, mon emploi du temps a été réorganisé spécialement pour vous. Me voilà donc tout à votre écoute et à votre entière disposition !

— C’est bien... C’est très bien... Pfft... avait soupiré la jeune femme. Vous comprenez, c’est important pour moi de savoir qu’il n’y aura pas de contretemps ni de difficultés techniques…Pfft...

Essoufflée comme si elle venait de piquer un sprint, Caroline s'était interrompue. Son nez s'était mis à siffler tandis que l'air s'engouffrait dans ses narines pincées.

— Vous exposer mon passé va être... Pfft... très éprouvant pour moi... avait-elle précisé à mi-voix. Oui, très éprouvant pour moi... De plus, comme je l'ai dit, il n'y aura plus d'autres révélations de ma part... Pfft... Après notre entretien, je n'ouvrirai plus jamais la bouche... ni pour parler... ni pour manger...

Alors qu'elle regardait le professeur Bernard qui, elle le supposait, devait avoir hâte de connaître les raisons de sa mise en danger, Caroline avait eu un semblant de sourire.

— S'il vous plaît docteur... avait-t-elle dit d'une voix haletante. Pourriez-vous m'aider à remonter mes oreillers ? Pfft... Juste un tout petit peu plus haut... Là... derrière ma tête...

Le médecin s'était aussitôt exécuté. Le geste lent et délicat, il avait placé les oreillers comme demandé, et avait aidé la malade à se relever. D'un coup d'œil discret, il avait ensuite vérifié que son bassin pour uriner était resté en place.

— Chère madame, sentez-vous libre de me parler sans contrainte, avait-il redit en se réinstallant dans le fauteuil. Nous irons à votre rythme et je n'interviendrai que si vous le souhaitez. De plus, vos propos quels qu'ils soient, ne feront l'objet d'aucun jugement de ma part. Soyez-en certaine.

— C'est bien... Pfft... C'est très bien...

Après une nouvelle et profonde inspiration, Caroline était entrée dans le vif du sujet.

— Pierre... avait-elle dit, les yeux dans le vague... Pierre Martin, mon mari... est un pervers narcissique... Pfft...

Exténuée comme après un effort important, la jeune femme avait eu besoin de plusieurs secondes pour réguler sa respiration et terminer sa phrase.

— Oui... autrement dit... Pfft... avait-elle marmonné en coupant ses aveux d'aspirations rauques. C'est un manipulateur... un malade psychologique et chronique... Un Attila après qui tout trépasse et rien ne repousse... C'est un sadique pathologique, un vampire émotionnel et un handicapé de l’amour... De mon point de vue... c'est un taré de la pire espèce... Pierre Martin fait partie de ces destructeurs d’âmes à l’ego surdimensionné... Pfft... Voyez-vous docteur, si je m'arrêtais là, j'aurais déjà presque tout dit... Seulement, il y a tant d'autres choses à révéler qui ont aussi leur importance... Je me dois d'être précise pour elles... pour eux... Pfft... Pour tous ceux qui souffrent encore et meurent à petits feux…

Semblable à une asthmatique, Caroline avait une fois encore récupéré du souffle avant de continuer :

— Si je vous raconte tout cela... Pfft... c’est que je n’ai plus rien à perdre docteur... C'est que je n’ai désormais, plus à craindre les menaces de ce fou, car voyez-vous... je suis... déjà morte... Pfft... Oui, il y a déjà des lustres qu'il m’a tuée…

La bouche sèche, Caroline avait désigné la timbale posée sur sa table de chevet. Le professeur s'était empressé de la remplir à l'aide du pichet prévu à cet effet, puis de son œil professionnel, il l'avait observé tandis qu'elle buvait à toutes petites lampées.

— Cet homme est un homme à fuir... Pfft... avait-t-elle rajouté. Un homme dangereux qui mériterait d’être interné... C’est un malade mental, docteur... Oui, voilà ce qu’est Pierre Martin à mes yeux... Voilà ce que je pense de l’homme que j’ai épousé et qui a causé ma perte... Pfft... L’homme qui m’a rendue presque aussi folle que lui... Ah docteur ! Docteur ! Pour n’avoir pas choisi le bon mari, me voilà identifiée "Paranoïaque"... Pour avoir été trop naïve et avoir longtemps cru qu'il changerait... me voici sous antidépresseurs puissants, bannie de la société et une fois de plus, éloignée de ma famille... Pfft...

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