XIV. La somme de ce que nous faisons

5 minutes de lecture

 Je prends donc le meilleur bain de mon existence, qui me semble durer des heures. La couche de crasse qui m'entourait et dont je n'avais même plus conscience se délite, flotte autour de moi, me libère d'une coquille de honte et de saleté accumulée par les jours passés. La fuite, le crime, la crainte, Jix dans sa cellule, la haine... tout cela quitte mon corps et infuse dans l'eau comme si j'étais un sachet de thé.

 J'ai compris durant le trajet que mon hôte ne parle qadi que très sommairement. Pour le moment, je n'ai pas à me plaindre ; je suis passée d'une cellule morbide et d'un dénuement total à une baignoire chaude et mousseuse, un savon et une serviette, sans la perspective de mort sur ma tête. Enfin, je reconsidère ma vie avec un peu d'optimisme.

 On m'a enlevé les menottes, mais pas les gants, qui sont posés sur le rebord. Mon hôte m'a ordonné de les porter dès que j'aurai quitté le bain, ce à quoi j'agrée volontiers. J'ai jeté dans un coin ma tunique écrue de prisonnière avec un immense plaisir. Seul mon lambeau de fharan repose précieusement sur l'étagère, avec le savon et la lampe. Il n'a plus grand chose du bleu éclatant qu'il affichait lorsque j'ai quitté ma famille... comme mon avenir, terni, déchiré, mais toujours là.

 Après un soupir, je m'extirpe de la bienheureuse torpeur de l'eau et m'enroule dans la serviette qu'on a eu la gentillesse de me fournir. Est-ce un rêve ou un piège qui a remplacé ma prison ? Les motivations de mon bienfaiteur m'échappent et m'inquiètent un peu. Chez moi, j'aurai cru à une pure bienveillance, mais à présent, je n'ai plus confiance en grand-chose... De par leurs lois, je dois obéir à tous ses ordres tant qu'ils ne m'obligent à rien d'illégal, mais pourquoi a-t-il voulu de ce service ? Qu'est-ce qui l'a poussé à dépenser autant d'argent que le juge l'a cité, ce qui doit représenter des années et des années de travail, pour me sauver et m'avoir à son service ?

 Je me présente donc à lui avec une reconnaissance mêlée de méfiance dans le salon où il m'a fait demander. Un feu réchauffe la pièce et son atmosphère en crépitant doucement, et comme il représente la seule source de lumière, je m'en approche. Mon hôte me tourne le dos, assis à un secrétaire haut, le front posé dans sa main. Bien qu'il m'entende, il ne lève pas la tête à mon approche. Seule sa voix basse résonne dans les caissons du plafond orné.

  • Tu es là, bien. J'ai eu peur que tu ne te sauves par la fenêtre.

 Comme je reste silencieuse, il enchaîne :

  • Il est vrai que tu ne parles pas très bien notre langue. C'est embarrassant, il va falloir que je te trouve un professeur. En attendant, tu comprends tout de même ce que je te dis ? Kherend ?

 Comprendre. Oui, je le comprends, en tout cas grossièrement. Je hoche la tête. Il me regarde par-dessus son épaule et fronce les sourcils.

  • Tu ne vas pas garder cette tenue horrible chez moi. Nadia t'a préparé des vêtements.

 Même sans un mot, j'aurai compris son intention à son doigt long et osseux pointé vers les habits posés sur un dossier de fauteuil.

  • Il y a un paravent là.

 C'est juste, il faut se cacher pour changer de vêtements ici, comme si c'était un tour de magie mystérieux. Cela doit lui paraître étrange que je sourie, mais après tout, je viens de regagner la vie sauve par un miracle inattendu. Ce sourire aurait pu ne jamais voir le jour.

 Je m'exécute avec plaisir ; l'étoffe craque et froisse contre ma peau. Il m'a prévu une tunique turquoise sombre, couverte par deux pans violets plus longs, avec un bustier brodé, des manches longues à revers et un col arrondi, qui dévoile mes clavicules. L'ensemble exprime une certaine sobriété sans être sévère, mais je n'ai jamais porté quelque chose de semblable. En revanche, hors de question que je retire le fharan que j'ai enroulé autour de mon cou à la manière d'une écharpe. Ce sera mon armure, ma protection, ma bannière.

 Je me présente à nouveau près du feu en silence, mais intérieurement, je cherche son nom tel qu'il a été prononcé du tribunal. Valeriel Folier.

  • Na'hil...

 C'est un titre de respect universel dans ma langue. Il m'observe de nouveau.

  • Parfait. Alors comme ça, ma chère Nahini Rh'oz, il paraît que tu es une sorcière ? On ne rencontre pas souvent un potentiel magique comme le tien au tribunal, à la disposition du plus offrant. Bien sûr, il n'est plus question de commettre de crime. Tu ne quitteras pas ces gants tant que tu seras dans ma maison, c'est compris ?

 J'acquiesce de la tête. Il pense lui aussi accueillir une meurtrière sous son toit...

  • Je ne veux pas tuer, lui réponds-je.
  • A la bonne heure. De toute façon, si tu attaques qui que ce soit, tu retourneras au tribunal et personne ne viendra te gracier cette fois. Tu dois te demander pourquoi j'ai pris la décision de te faire libérer. Libérer, voyons... rhelil ? Pourquoi rhelil ?

 Il s'exprime avec une voix posée, sentencieuse, comme si le moindre mot pouvait peser dans la balance du monde. Son visage ne se laisse que sporadiquement traverser d'expressions subtiles : satisfaction, sévérité, réflexion. Je ne parviens à en déduire que des bribes de son discours. Beaucoup de mots me sont inconnus, mais la fin, je l'ai bien entendue et elle trotte dans mon esprit depuis son apparition entre les colonnes et les hauts murs.

  • Oui.
  • Il se trouve que j'ai besoin de quelqu'un de dévoué et à la magie suffisamment puissante pour m'assister. Tu vas prendre une bonne nuit de repos, et demain, nous avons de grandes choses à accomplir.
  • Na'hil, je... je ne sais pas faire magie.
  • Comment ça ? Tu n'as jamais appris ?...
  • Non. Je viens ici pour... pour académie. Apprendre.

 Il se prend le menton dans la main, vivement intéressé. Ses yeux brillent d'une curiosité qui me met mal à l'aise.

  • Mais alors comment as-tu pu brûler cette auberge et tuer un homme ?... Oh, je comprends, tout cela t'a échappé, n'est-ce pas ? Un pouvoir indiscipliné...

 Il parle plus pour lui-même que pour moi, mais j'attends le fruit de sa réflexion, inquiète pour mon sort.

  • Nahini Rh'oz, je vais avoir besoin que tu t'instruise. Tu ne me serviras à rien si tu ne développe pas les talents qui sont les tiens. En outre, cela fait déjà des années que j'attends cette opportunité, je peux la différer encore un peu. Le temps n'est que la somme de ce que nous faisons, n'est-ce pas ?

 Je trouve son sourire de mauvais augure. Il a des canines pointues, semblables à des crocs de félin.

  • Je vais t'inscrire à l'académie de Dernolune et tu vas suivre ses cours. C'est un ordre.

 Peut-être que le Vent veille toujours sur moi, finalement ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0