III. Intruse

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 Mon hôte nous a préparé une de ses infusions fortes aux herbes des montagnes auxquelles il mêle un léger alcool. Ce breuvage me réchauffe agréablement les mains et la gorge. Hingan Gheom la sirote lui aussi.

  • Vous connaissez Dernolune ? demandai-je.

 Il hausse les sourcils.

  • Non, je sais seulement que leur académie de magie est la plus réputée après celle de Ranedam.

 Mais comment peuvent-ils s’y retrouver dans tous ces lieux ? Je n’arrive pas à saisir la différence entre Dernolune et Ranedam.

  • Et Rho’maël ?

 Hingan traduit ma question ; mon hôte secoue la tête. Je commence à m’inquiéter. Suis-je loin de cette fameuse école ?

  • Il n’y est jamais allé, mais il connaît la route.

 Merveilleux. Je vais pouvoir m’y retrouver. Un sourire m’échappe et se transmet à mes compagnons. J’avale une gorgée de mon breuvage brûlant. J’allais poser une nouvelle question lorsque Judith entre dans la pièce. Elle me regarde vaguement, avec gêne, puis pose une question à Romaël. La conversation se poursuit et tous deux me jettent de temps à autre un regard de côté plus ou moins bienveillant. Espérant amoindrir mon malaise, je m’adresse à Hingan Gheom.

  • Sommes-nous loin de Dernolune ?
  • A quelques jours de marche, à bon rythme. Mais dans votre état, un peu plus. Il vous faudrait un ordimpe, ou une trandine au moins.
  • Je ne sais pas monter…
  • C’est l’occasion d’apprendre !

 Je grimace. L’idée ne me plaît qu’à demi. De toute façon, j’ai le temps et peu de bagages à porter.

  • Vous croyez que mes vertiges sont inquiétants ?
  • Vous avez pris un sacré coup à la tête. Je ne suis pas médecin, mais ça ne doit pas être très bon.
  • N’y aurait-il pas un médecin ou un mage à proximité pour me soigner ?

 A son tour, Hingan grimace comme s’il s’excusait.

  • Il n’y a pas beaucoup de mages dans nos montagnes. Nous vivons dans une zone assez reculée, l’éducation n’est pas souvent accessible… Et un médecin de campagne ne ferait pas beaucoup mieux que Romaël pour vos bandages. A moins que vous vous sentiez assez en forme pour vous soigner ?

 Je secoue la tête, dépitée.

  • Je n’ose pas prendre le risque. Je contrôle mal ma magie et j’ai peur de perdre connaissance, j’ai encore tant de vertiges…

 Judith prend congé. Je saute sur l’occasion pour demander :

  • J’espère que ma présence ne cause pas de souci ?…

 Romaël secoue la tête sans conviction, la mine basse.

  • Un peu, me traduit Gheom. Judith est sa fiancée. Elle craint que ta présence ne lui prenne des ressources qu’il n’a pas. Une bouche à nourrir, c’est beaucoup dans un vallon isolé comme celui-ci. Peut-être est-elle un peu jalouse aussi…

 Je jurerai que cette dernière affirmation ne vient pas de Romaël et que le traducteur s’est permis de librement la rajouter. Il m’adresse un clin d’œil. Je reste stupéfaite. Pourquoi serait-elle jalouse ? Je n’ai fait aucune avance à mon hôte et lui non plus ; d’ailleurs je parierai bien tout mon pouvoir magique qu’il n’en a aucunement l’intention.

  • Pourquoi donc ? Je n’ai rien fait.

 Il éclate de rire.

  • Tu es une jolie jeune femme et il t’accueille chez lui, cela suffit amplement à une fiancée chatouilleuse !

 Elle se méfie donc de toutes les jolies femmes qui croisent le chemin de Romaël ? Quelle susceptibilité ! Je ris légèrement, pour ne pas trop souffrir des côtes, pendant que l’hôte nous regarde un peu perplexe.

  • Dites-lui que je repartirai le plus tôt possible, dès que je serai rétablie. Je ne veux pas lui causer de soucis.
  • Mais vous pouvez rester ! s’insurge Romaël. Personne ici n’aurait la cruauté de vous laisser partir seule sur les routes avec une tête dans cet état. Vous n’êtes pas encore capable de vous lever. Judith prendra son mal en patience.

 Je hoche la tête, malgré tout un peu dépitée. Moi aussi, je vais devoir prendre mon mal en patience.


 Ma convalescence dure. Peu à peu ma vue et mes membres se raffermissent, mes vertiges se raréfient, la douleur des ecchymoses s’estompe. J’arrive à discuter avec mon hôte et découvre qu’il est bûcheron, ce dont je me serai doutée, mais plutôt instruit. Il m’aide à comprendre un peu la situation géographique de la Ranedamine, qui est visiblement le royaume où je me trouve, et m’apprend leur langue autant qu’il peut. Mes progrès me déçoivent, le ranedam s’avère bien plus complexe que je ne l’avais cru. Judith revient de temps à autres et semble s’adoucir. Il arrive que le rétameur nous rende visite et traduise quelques phrases entre nous.

 Au bout d’environ dix jours, ils m’autorisent tous deux à essayer de me lever. Romaël me soutient tout de même à moitié. Les étoiles ont cessé de danser devant mes yeux, mais mes jambes me paraissent horriblement flasques et molles. Je retournerai volontiers au lit, mais le bûcheron me force, avec une volonté inflexible, à marcher quelques pas seule.

  • Bien pour jambes, me répète-t-il, ou du moins ce sont les seuls mots que je comprends. Bien pour toi.

 L’exercice, bien qu’épuisant et douloureux, paie. Au bout de plusieurs essais de ce régime, je suis capable de marcher sans sa surveillance et de sortir de la cabane. Atteindre enfin l’extérieur verdoyant, l’odeur racée de la sève et des fleurs montagnardes, le souffle d’une brise des sommets, fait un bien si immense qu’il m’arrache presque un cri de bonheur, suivi d’un rire irrésistible et libérateur. Mais il me faudra encore un peu de temps pour retrouver mon agilité.

 Je m’entraîne alors. Je passe la journée, et souvent même une partie de la nuit, à marcher, courir, grimper, sauter et même danser un peu. Je reprends des forces. Romaël me nourrit et veille sur moi avec une sollicitude immuable. Il m’arrive également de m’essayer à la magie. Je crains par moments que ma blessure à la tête n’ait altéré mes facultés, car pendant de longues minutes frustrantes, elle m’échappe et refuse de se lever à ma demande, comme une pierre trop lourde. Mais alors même que je quitte le plateau dégagé qui me sert d’isolement, elle répond soudain, aussi claire et nette que le gargouillis d’une source. Il me faut décidément de l’entraînement.

 Me voilà donc apte à reprendre mon voyage et à quitter Romaël, Judith et Hingan. Ce dernier n’étant pas repassé depuis plusieurs jours, je charge, avec mon pauvre vocabulaire, mes hôtes de lui faire mes adieux.

  • Au revoir, Rh’omaëel. Au revoir, Jhuudith’e. Vous dire mon au revoir pour Hingan ?

 Ils acquiescent.

  • Au revoir, Naïnirose, répètent-ils en choeur.

 Ils y ajoutent une formule que je ne comprend qu’à moitié, qui évoque les lunes. Je conclus par notre salutation, en qadi :

  • Que le vent vous porte, les amis.

 J’ai la gorge serrée, déçue de ne pouvoir mieux leur exprimer combien je regrette de n’avoir été qu’un poids. Romaël m’a même offert une robe en laine grise, mieux adaptée au climat de leurs montagnes que mes anciens vêtements. Mon sac sur l’épaule, je leur adresse de grands signes, leur petite cabane en rondins nichée au creux de la vallée comme un œuf dans un nid.

 Il est temps d’avancer ; mon futur me grise trop pour me laisser ralentir !

 Après quelques jours de route un peu plus éprouvante qu’à l’ordinaire, j’arrive en vue d’un véritable bourg. Ce qui pourrait être un soulagement s’apparente en fait à une certaine angoisse. J’ignore tout des mœurs longardiens en-dehors de ce que j’en ai vu les jours passés et l’idée même d’un village fixe et immobile me déroute. Comment se comporte-t-on lorsqu’on ne peut aller là où l’on a besoin ? Que suis-je censée faire, où loger ? Ne vont-ils pas me regarder comme une intruse ? Je sais à peine leur parler.

 Le courage me reprend et je carre les épaules sous mon sac. Quoi qu’il arrive, je saurai bien trouver une solution. On ne survit pas dans le désert sans quelques solides capacités d’adaptation et je serai la honte de mon peuple si je ne pouvais survivre et atteindre mon but sur une terre aussi fertile et accueillante. Je reprends donc ma marche vers cet endroit, que Romaël m’a désigné sous le nom de Vorgane si ma mémoire est bonne.

 Cet endroit n’excède pas une quinzaine d’habitations pour la plupart entourées d’un potager voire de champs en germination. La pente du versant fait que le rez-de-chaussée d’une maison se trouve pratiquement au niveau du toit de la suivante. Il n’y a pas vraiment de routes, seulement des sentiers creusés par les allées et venues. J’emprunte donc l’un d’eux, un peu au hasard. Toutes ces demeures se ressemblent à mes yeux. Quelques habitants se retournent parfois, me jettent un regard vaguement curieux, sans être hostile ni même vraiment surpris. J’aurai aimé leur poser des questions, mais je maîtrise si peu leur idiome que je crains de commettre un impair.

 En désespoir de cause, je finis par m’adresser à une vieille femme qui charrie une hotte de légumes frais. Je répète soigneusement, mot pour mot, la phrase que Hingan Gheom m’a apprise.

  • La route pour Dernolune, s’il vous plaît ?

 Elle me regarde fixement, avec une expression si étrange que je crois avoir mal articulé. Elle détend lentement un bras plissé et émacié pour m’indiquer la suite du vallon, vers le septentrional. Je hoche la tête.

  • Où dormir ?

 Elle fronce les sourcils et marmonne quelques mots incompréhensibles. Je répète la question, espérant une autre indication. Elle continue à secouer la tête négativement. Que veut-elle dire ? Qu’on ne peut pas dormir dans ce village ? Je ne sais plus quoi dire et la vieille femme se détourne de moi et reprend sa route. La détresse commence à m’envahir. Dois-je repartir ? Est-ce que cela veut dire qu’ils ne veulent pas de moi ici ? Pourquoi me refuser l’hospitalité ?

 Je continue à errer sur les petits sentiers et jette mon dévolu sur la plus haute des demeures, pourvue d’ailes de moulin sur son toit. Je cogne à la porte, comme j’ai entendu Judith et Hingan le faire avant d’entrer. Je me campe devant l’entrée, poings sur les hanches. Je ne reculerai pas avant d’avoir trouvé une couchette quelque part. Je ne demande pas grand-chose !

 Des mouvements bruissent à l’intérieur, plusieurs bruits de métal cliquettent et une femme mûre, visiblement enceinte, ouvre avec une expression méfiante. Elle écarquille les yeux en me voyant et me dévisage de haut en bas. Elle me pose une question que je ne comprends pas entièrement, mais je crois qu’elle demande mon nom.

  • Je m’appelle Nahini Rh’oz, répond-je en articulant lentement cette fois. Dormir ici, s’il vous plaît ?
  • Dormir ici ? Répète-t-elle, circonspecte.
  • Parlez-vous qadi ? demandé-je, fatiguée de cette incompréhension.

 Elle secoue la tête avec une moue perplexe. Visiblement non. Il ne me reste plus qu'à ânonner le peu que je sais.

  • S’il vous plaît, répétai-je. Je…

 Je ne connais aucun mot pour dire : voyager.

  • Je marche, tentai-je. Dernolune. La route vers Dernolune.
  • Vous allez à Dernolune ?
  • Oui !

 J’ai presque crié, ravie qu’elle ait réussi à ordonner les morceaux épars que je peux lui offrir. Je crois avoir déjà entendu Romaël prononcer cette phrase.

  • Dormir ici, s’il vous plaît ?

 Il y a de l’espoir. La femme soupire, regarde derrière moi comme si elle s’attendait à y voir le salut, et s’écarte en m’invitant à entrer d’un geste. J’obéis et comprends rapidement sa réticence. La chaumière ne comporte qu’une couche, à peine assez grande pour mon hôtesse. Elle doit y vivre seule, malgré sa grossesse avancée.

  • Je m’appelle Loedre.

 J’aime la sonorité de ce prénom. Loedre, donc, s’assied près de l’âtre sur un tabouret pour reprendre visiblement la cuisine. Une sorte de bouillon mijote dans une marmite pendue à un crochet. Est-ce que je peux proposer de l’aider ? Avec un petit couteau triangulaire, elle équeute adroitement des petits légumes rouges dont j’ignore tout. Ignorant quoi faire, je reste là, les bras ballants, un peu gênée.

  • Merci.

 C’est le seul mot qui me vient et que je sache articuler. Elle hoche la tête, sans me regarder. Remarquant que le feu faiblit sous sa mixture, je puise dans l’empilement de bûches à proximité pour le recharger. Par une réflexe que je ne m’explique pas, je tends le bras et appelle mon pouvoir. Je le sens tourbillonner dans ma poitrine. J’en dévie une petite partie à mon intention, le sculpte en chaleur ardente. J’emprunte la force à ma volonté de nous réchauffer et l’envoie vers les bûches. Elles s’embrasent aussitôt et ronflent agréablement.

 Loedre me regarde de travers. Me craint-elle ? Impossible de le savoir. Après quelques secondes où elle m’analyse, elle me tend la main. J’ai cru comprendre grâce à Hingan qu’il s’agissait d’une salutation ou d’une entente.

  • Merci, dit-elle, et je reconnais parfaitement le mot.

 Soulagée, je serre sa main. Nous voilà alliées.

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