Des siècles et des siècles

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Quelques gouttes de sueur tombèrent dans la terre brune. Kiyoko releva son chapeau et essuya son front trempé, plaquant ses cheveux en arrière par la même occasion. On n’avait pas idée d’effectuer des fouilles en plein milieu de l’été. Elle se redressa, fit craquer son dos et leva les yeux. Le haut de sa tête dépassait à peine de la fosse et elle se sentait comme un petit suricate à espionner ses collègues au loin. Pour l’instant, on ne l’embêtait pas trop, parce que Mitchell n’avait pas encore terminé de déterrer la jument. Kiyoko lui laissait volontiers le statut d’attraction de la semaine. Pas qu’elle détestait l’attention mais elle travaillait mieux quand les bénévoles ne voletaient pas autour d’elle comme des mouches. De là où elle se trouvait, elle pouvait apercevoir la foule qui s’était massée autour du lieu où l’archéologue américain avait mis au jour la tombe d’un équidé. Elle les comprenait. Ce n’était pas tous les jours qu’on trouvait une sépulture animalière. Quand on saurait ce sur quoi elle travaillait depuis quelques jours, elle pourrait dire adieu à sa tranquillité.

Pour l’instant, le site regorgeait de surprises. On avait commencé à creuser quand le groupe de promoteurs propriétaires du terrain étaient tombés sur une réserve d’armes pendant les travaux. Bons joueurs, ils n’avaient pas essayé de la dissimuler au plus vite pour ne pas attendre des années avant de construire leur immeuble, et ils avaient bien fait. Le site était d’une richesse rare. Au fil des siècles, les guerres et le temps avaient démoli et reconstruit, sur des couches successives, si bien qu’une demi-douzaine d’époques se côtoyaient sous la terre. On avait découvert aussi bien des éclats d’obus datant de la seconde guerre mondiale que des bijoux de la restauration Meiji.

— Ravitaillement ! s’exclama une voix dans son dos.

Elle se tourna et leva la tête pour apercevoir Uemura debout face à la fosse, un sac glacière à la main. De tous les bénévoles, elle était la plus dégourdie et, à vrai dire, Kiyoko l’appréciait. Uemura suivait des études d’histoire et se spécialisait dans l’époque Azuchi Momoyama et plus particulièrement sur l’ère Tenshō, sur laquelle elle préparait sa thèse. Elles avaient un peu eu l’occasion de discuter toutes les deux depuis le début du chantier et Kiyoko avait découvert une étudiante passionnée et curieuse, et qui contrairement à ses confrères, ne passait pas son temps à fanfaronner.

— Alors, vous trouvez des choses intéressantes ? demanda la jeune femme. Daisuke et Tatsuo ont découvert des fusils dans la cache d’armes, ils sont fiers comme des coqs.

Kiyoko laissa échapper un rire jaune. Ce n’était pas étonnant de la part de ces deux-là. Ils étaient brillants et faisaient preuve d’une bonne volonté sans pareil, mais ce chantier de fouilles était pour eux plus l’occasion d’une course au vestige le plus impressionnant qu’une expérience purement scientifique.

— Oui, on peut dire ça comme ça, dit-elle en s’écartant pour dégager le champ de vision de Uemura.

Uemura resta muette en voyant les deux squelettes sur lesquels se penchait Kiyoko. L’archéologue se hissa hors de la fosse et vint se placer à côté de l’étudiante. Elle prit la bouteille d’eau qu’on lui tendait et la vida d’une seule traite. Finalement, cette interruption tombait à point nommé, elle allait pouvoir se reposer un peu et prendre le temps de souffler.

— Bien, c’est l’heure pour une petite leçon de choses, très chère élève. Qu’est-ce que tu vois ?

Uemura observa longuement, penchée sur le bord du trou. Elle lançait de temps en temps des regards nerveux en direction de Kiyoko, se demandant sans doute quelle réponse son professeur attendait pour cette interrogation surprise.

— Eh bien, ce sont deux dépouilles, commença-t-elle, hésitante. Je ne vois ni armes, ni bijoux et les vêtements ont dû se dégrader, donc c’est difficile d’y poser une date mais vu la profondeur à laquelle ils sont enterrés, je dirais…

— Non, non, l’interrompit Kiyoko, pour l’instant, on ne s’occupe pas des dates. On verra ça plus en détail quand on les aura ramenés à l’Institut. Pour l’instant, je veux tes observations à chaud. Qu’est-ce que tu vois ? Sans faire d’hypothèse, sans réfléchir pour le moment, qu’est-ce que tu constates ? Des choses évidentes, qui sautent aux yeux.

Uemura lui lança un regard perplexe. Ce n’était sans doute pas ce qu’on lui apprenait sur les bancs des cours magistraux, où il fallait tout de suite analyser, rechercher les indices de telle ou telle période et en tirer une conclusion construite. Cela valait bien pour les études mais au fil des années, Kiyoko avait appris que l’instinct faisait aussi partie du processus.

— Celui de gauche est très grand ? tenta Uemura.

— Effectivement. Plus évident encore.

Elle l’invita à descendre dans la fosse si elle le souhaitait, mais Uemura refusa poliment. Puisque les Japonais avaient pour coutume d’incinérer leurs défunts, elle ne devait pas avoir l’habitude des squelettes intacts. Kiyoko se souvenait avoir ressenti la même chose, au tout début, le besoin d’instaurer une distance de sécurité entre soi et une mortalité qui vous regarde droit dans les yeux.

— Ils sont dans une position bizarre.

— Moui, très juste. Développe.

— Sur les images de sépultures que j’ai pu voir, les corps sont plutôt placés droit, comme ça.

Pour illustrer son propos, elle se raidit, leva la tête et croisa les bras au-dessus de son torse. Kiyoko sourit. Elle avait parfaitement compris l’exercice : ne pas rester dans une bête collecte froide de dates et de données, mais ressentir.

— Là, celui de gauche est sur le côté, en chien de fusil. Celui de droite est sur le dos, mais ses jambes sont pliées et ses bras sont en désordre. On dirait qu’on l’a jeté là plus qu’on ne l’a posé.

Kiyoko hocha la tête et, d’un geste de la main, l’invita à continuer.

— Le plus petit a été mis là le premier.

— Qu’est-ce qui te fais dire ça ?

— Les os de sa jambe sont en dessous de ceux de l’autre squelette. Je pense qu’ils ont été enterrés à très peu de temps d’intervalle, mais celui-ci était le premier et l’autre est venu après. Peut-être plusieurs jours après.

Kiyoko acquiesça tandis qu’elle vidait une autre bouteille. Qu’est-ce qu’il pouvait faire chaud ! C’était décidé, elle ferait ses prochaines fouilles au Groenland.

— C’est bien. Tu as oublié le plus évident mais sinon, c’était très pertinent.

— Le plus évident ?

— Ce sont des squelettes entiers. Tu ne trouves pas ça étrange, toi, quand la crémation était déjà la pratique funéraire la plus courante ?

Uemura bafouilla quelques excuses, cramoisie de honte.

— Je… je n’y avais pas fait attention.

— Ça viendra ! chantonna-t-elle en redescendant dans la fosse. Bon, je t’ai assez torturée comme ça, je vais te donner un coup de main.

Elle se pencha d’abord sur le squelette de gauche, le plus grand des deux. C’était le premier qu’elle avait découvert et le moins qu’elle puisse dire, c’est qu’il lui avait donné du fil à retordre.

— Les deux questions qu’on doit se poser quand on trouve une dépouille telle que celle-ci, c’est : qui es-tu ? et comment es-tu arrivé là ? On va commencer avec notre grand dadais, là. Comme tu l’as dit, sa taille est remarquable. C’est un peu difficile de le mesurer vu la façon dont il est recroquevillé, mais je dirais qu’au bas mot, il faisait un mètre quatre-vingt-dix. Qu’est-ce qu’on peut en conclure ?

— C’était un étranger ?

Kiyoko sourit. Elle se sentait un peu mal de l’induire exprès en erreur, mais cela faisait aussi partie du processus d’apprentissage. Ses maîtres s’en étaient donnés à cœur joie quand elle n’était encore qu’une étudiante mais malgré l’humiliation d’erreurs grossières, elle en avait acquis une méthode et une rigueur sans nulle autre pareille.

— C’est aussi ce que j’ai pensé au début. Mais regarde le maxillaire, la forme des orbites ici (elle en dessina les contours du bout du manche de sa truelle) et les pommettes. Aucun doute, ça, c’est un asiatique. Tout indique qu’il avait une petite trentaine. Le peu d’usure au niveau de ses articulations et le bon état de sa dentition exclut d’office un paysan, mais il y a des marques de fractures et de fêlures sur les os qui me font dire qu’il s’agissait d’un combattant. Les deux couplés ensemble, je dirais sans avoir trop peur de me tromper que cet homme était samouraï.

Uemura hochait la tête à chacune de ses remarques. Elle lui faisait penser à ces chiens en plastique un peu kitsch qu’on plaçait à l’arrière des voitures. Elle s’accroupit près des squelettes et tendit le bras vers le plus petit des deux. Le bout de sa truelle en guise de baguette, elle le pointa et se tourna vers Uemura qui la regardait toujours depuis le bord de la fosse.

— Qu’est-ce que tu peux me dire sur cette dépouille-ci ?

— Le squelette est petit, les os sont fins, dit-elle d’une voix qui marchait sur des œufs. C’est une femme ?

Ding, ding, raté ! songea Kiyoko avec un sourire. Cette leçon allait se montrer des plus instructives pour Uemura. C’était un des fondements de leur discipline. La première impression était aussi essentielle qu’elle était erronée. On n’avait rarement bon du premier coup.

— Ça aurait pu, mais non. Qu’est-ce qu’on regarde en premier pour définir le sexe d’un squelette ?

— Le crâne et le bassin ?

— Exactement. Ici, ce sera surtout la zone du pelvis qui va nous intéresser. Le bassin est plutôt étroit et l’échancrure sciatique serait plus arrondie si on avait affaire à une demoiselle. Comme il était très jeune et qu’il n’avait probablement pas terminé sa croissance, le crâne peut induire en erreur, je te l’accorde.

Du bout de sa truelle, elle traça les contours des os du bassin jusqu’à s’être assurée que Uemura comprenne bien ce qu’elle lui montrait puis remonta vers le crâne. Pauvre garçon, songea-t-elle. Elle se penchait sur son squelette depuis plusieurs jours maintenant. Sans savoir ce qui lui était arrivé précisément, elle avait déjà sa petite idée et elle n’était pas des plus joyeuses.

— Il n’a pas encore ses dents de sagesse, elles n’ont pas eu le temps de percer. L’usure du reste de la dentition me fait penser qu’il avait entre quinze et vingt ans. Comme l’autre, il ne porte pas de marques qui indiquerait des conditions de vie difficiles ou de la malnutrition. C’est plus compliqué d’en être certaine vu qu’il est jeune, mais je pense que lui aussi pouvait être un samouraï ou du moins, faire partie d’une caste plutôt élevée. Bien, maintenant qu’on a une petite idée de qui ils sont, voyons s’ils peuvent nous dire comment ils se sont retrouvés là.

De nouveau, elle invita Uemura à descendre et cette fois, la jeune femme s’exécuta. Kiyoko peina à cacher son triomphe. Ça y est, elle l’avait assez intriguée pour qu’elle puisse dépasser sa première appréhension.

— Je pense qu’on peut s’accorder sur le fait qu’ils sont morts, ricana Kiyoko. Maintenant, toute la difficulté est de savoir comment ils sont morts et surtout, dans quelles circonstances.

Uemura les observa longuement, l’un et l’autre.

— Je ne vois pas de marque de violence évidente, constata l’étudiante. Pas de décollation, ni de fracture au niveau du crâne, rien non plus au niveau des autres os. Les os hyoïdes sont intacts sur les deux corps, ils n’ont pas été étranglés, ni pendus. La jambe de l’adolescent, vu la façon dont elle est tordue, a sûrement été brisée, mais si on l’a jeté dans la tombe, elle s’est peut-être cassée à ce moment-là. Surtout si on a mis l’autre corps par dessus.

Kiyoko suivait le raisonnement de l’étudiante sans ajouter un mot. Elle était plutôt d’accord avec ses conclusions, même si elle y aurait ajouté plus de détails. Enfin, pour un début, c’était plus que suffisant. À court d’hypothèses, Uemura se tourna vers elle, attendant sans doute qu’elle enchaîne.

— Tu as raison, il n’y a aucune trace de violence volontaire sur les squelettes. Donc de deux choses l’une : soit ils sont morts de mort naturelle, soit leurs blessures n’ont pas laissé de traces sur leurs os. Pour l’instant, c’est impossible d’avoir une certitude de ce point de vue-là. Par contre, j’ai remarqué quelque chose d’essentiel. Viens, on va prendre un peu de hauteur, tu vas voir.

Elle sortit de la fosse et tendit la main à Uemura pour qu’elle s’en extirpe à son tour. Elles soufflèrent un moment, libérées de la pesanteur d’une telle proximité avec la mort et reprirent leur observation.

— Tu m’as dit tout à l’heure qu’ils étaient dans une position bizarre. Repars de là et développe un peu ta pensée.

Elle laissa à l’étudiante le temps de réfléchir. Elle-même, avec toute son expérience, avait mis du temps avant de le remarquer, Kiyoko ne s’attendait pas à ce qu’elle trouve du premier coup. Désormais, l’évidence lui sautait aux yeux mais elle amenait bien plus de questions que de réponses.

— Mets-toi à la place de celui qui a creusé cette tombe. Tu as deux corps sur les bras, un adolescent plutôt frêle et ce qui tient pour toi du géant. Qu’est-ce que tu ferais et que n’a pas fait la personne qui les a enterrés ?

Uemura grimaça. Ce n’était jamais simple de se mettre à la place de gens qui avaient vécu des siècles avant soi, encore plus quand il fallait s’imaginer accomplir de si basses besognes. Mais il était essentiel qu’elle comprenne que l’archéologie était une discipline qui s’intéressaient avant tout aux anciens vivants, plus qu’elle ne s’intéressait aux morts.

— Elle est petite, non ? demanda-t-elle, voyant que Uemura n’avançait pas. On ne dirait pas qu’elle a été conçue pour deux personnes.

— Vous croyez qu’elle n’avait été creusée que pour l’adolescent ? Et qu’on y a jeté l’adulte ensuite ?

— Alors, oui et non. Prends en compte cette idée que la tombe n’était d’abord destinée qu’au plus jeune. Maintenant, imagine que, disons, quelques heures, un jour, deux jours plus tard, tu te retrouves avec un cadavre d’adulte sur les bras et que tu décides de le jeter là, lui aussi, pour t’épargner des heures de travail. Est-ce que ce serait ce résultat qu’on obtiendrait ?

Kiyoko donna quelques minutes à Uemura pour absorber l’information et réfléchir. La jeune femme ne tarda pas à pousser une exclamation surprise, et Kiyoko sut que Uemura avait compris.

— Il est descendu de lui-même à l’intérieur.

Kiyoko hocha la tête. Ça n’avait pas été facile à voir car la fosse que l’équipe de fouilles avait créée ne correspondait pas à la fosse historique. Le haut de la tête de l’adulte, ainsi que ses pieds, se trouvaient au même niveau que ceux de l’adolescent et sa position indiquait qu’il avait dû se contorsionner pour y arriver. Mettre un corps en terre sans autre forme de cérémonie était ce qu’il y avait de plus diffamant. Il arrivait parfois que des vagabonds procèdent à l’inhumation de leurs morts, en l’absence de bûchers sur lesquels les brûler, mais ils les traitaient avec tous les égards qui leur étaient dus. Ce petit avait été jeté là et, si on avait balancé le plus vieux aussi, les deux corps se seraient retrouvés l’un sur l’autre, dans un fatras d’os impossible à démêler du premier coup d'œil.

Là, malgré l’apparent désordre de sa position, l’adulte était couché de telle façon à ne jamais écraser le garçon à côté de lui. Kiyoko n’avait pas encore eu le temps de dégager son deuxième bras mais elle était certaine qu’il se trouvait sous le corps du plus jeune. Pour une raison qu’elles ne connaitraient probablement jamais, cet homme s’était glissé dans la sépulture d’un adolescent, s’était couché à côté de lui, l’avait enlacé et était mort ainsi. Avait-il laissé la faim et la soif le prendre ? Ou bien l’avait-on enseveli vivant ?

— C’était peut-être son fils, suggéra Uemura à mi-voix. Ou alors son frère. Il serait mort de maladie… Ce serait pour cette raison-là qu’on l’a enterré sans y mettre les formes… Au plus vite, pour éviter la propagation…

— Tu penses à une épidémie ?

Uemura haussa les épaules.

— J’imagine qu’on en saura plus si on arrive à tirer de l’ADN des ossements.

— Oui, chaque chose en son temps. Allez, tu as fait du beau boulot, on va faire une pause et aller embêter un peu Mitchell, voir où il en est avec son canasson.

Elles s’éloignèrent de la fosse d’un pas enjoué, contentes de s’éloigner de ces deux cadavres et de pouvoir se changer les idées. Au bout de quelques mètres, Kiyoko ralentit et se tourna vers eux. Je vais comprendre ce qui vous est arrivé, les gars, pensa-t-elle. Promis.

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