Le jardin secret

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Six heures du matin. Il allait bientôt rentrer.

Depuis le temps que j'attends ce moment, depuis le temps que je rêve de ce qui va suivre immanquablement. Laver ces humiliations qu'il m'a fait subir. Pour toujours.

Ce gars, je l'ai eu dans le nez dès le premier jour : insolent, violent, fauteur de trouble. En deux mots : un immonde crétin. Mais je n'en serais jamais arrivé là s'il n'avait eu la bonne idée de venir me chercher des noises. Un mot déplacé. Une insulte. Puis en venir aux mains. Je ne me suis jamais défendu vraiment. À peine rebiffé, devant les autres. J'ai toujours cherché à éviter les ennuis et passer pour une victime innocente et inoffensive. C’était ça, le plus important. Ne pas attirer l'attention. Parce que, quand on est comme moi, il vaut mieux passer inaperçu. Rester sous les radars était déjà, à l'époque, devenu ma grande spécialité. Mais cette fois, il a été trop loin. Je ne suis plus sa seule victime depuis longtemps. Et même avant moi, il avait dû traumatiser quelques gamins à l'école. J'ai appris qu'il rackettait un autre gars, dans une autre classe. J'ai brûlé, à ce moment, de lui foutre la trouille ou de lui régler son compte. Mais c'était trop risqué.

Alors j'ai attendu.

J'ai attendu la fin de l'année scolaire. Puis j'ai attendu de quitter le lycée. Mais je ne l'ai jamais quitté des yeux. Chaque fois que j'en avais l'occasion, je me renseignais sur lui. Où il vivait, ses p'tites habitudes. C'était pas le genre à traîner dans les bars ou à faire le guignol en boîte de nuit, non. Il dealait déjà au lycée et il a continué après. C'était le genre de type qui vit au crochet de la société tout en se faisant du beurre sur le dos des p'tits bourgeois qui venaient lui acheter leur résine. Puis, un peu plus tard, j'ai découvert qu'il vendait d'autres trucs, cocaïne, héro, méth... Un vrai caïd.

Ça n'empêcherait rien. Bien au contraire. Quand j'ai compris l'ampleur du mal que ce gars répandait autour de lui, j'ai décidé de ne plus attendre. La semaine dernière, j'ai pris ma décision et ce matin je suis là où je sais que je vais le trouver seul et vulnérable : tous les samedi soir, il va chez un des ses potes. C'est pas toujours le même pote, mais la soirée se termine toujours de la même façon : il rentre chez lui, à moitié bourré au volant de son merco de beauf. Avant six heure trente.

Il n'y a rien de plus dangereux que d'avoir ce genre d'habitudes.

Je jette un œil à l'horloge digitale de la voiture que j'ai louée pour l'occasion. Rien de plus idiot que d'aller faire ce genre de boulot avec sa voiture perso. Il sera là d'un instant à l'autre. Au moment précis où je me fais cette réflexion, les phares violets de son coupé apparaissent au bout de la rue. Je sors de ma bagnole, comme si de rien n'était. J'enfile mes gants, ferme mon manteau. C'est pour ça aussi que j'ai attendu aussi longtemps. On passe moins pour un type bizarre en hiver avec des gants. Je m'approche. Mon poing se serre autour du manche de mon couteau, dans ma poche. Le moteur se coupe. Je reste dans l'angle mort. La portière s'ouvre, je ne suis plus qu'a trois pas. Il sort. C'est bien lui, la même tronche de cake, les ravages de la drogue en plus. Il se tient des deux mains à sa bagnole pour tenir debout. Il ne me voit même pas. Je flanque un grand coup de pied dans sa portière qui lui écrase les jambes. Il pousse un cri que j'étouffe rapidement et lui enfonce ma lame dans le dos d'un coup sec et précis, répété cent fois, entre les côtes juste bien pour atteindre le cœur. Je le sens qui s'effondre contre moi. Je laisse le couteau dans la plaie, le temps de rapprocher ma voiture. Il est tôt, mais dans ce quartier, les gens se lèvent de bonne heure pour aller travailler. J'en ai déjà vu quelques-uns partir après avoir gratté le givre sur leur pare-brise.

Personne en vue, je fourre le cadavre dans le coffre sur les bâches plastique. Je vérifie rapidement qu'il n'y a pas de trace de sang dans le merco. Juste au cas où, parce que je laisse les clefs sur la portière en partant. Il ne devrait plus être là bien avant midi.

Je laisse derrière moi le quartier qui m'a vu grandir et qui m'a convaincu d'une chose : ce n'est pas parce qu'on passe son enfance dans une cité qu'on devient forcément dealer.

On peut aussi devenir autre chose. Quelqu'un de réglo. Ou quelqu'un comme moi. Quelqu'un qui a tellement de haine contre tout le monde qu'il ne peut plus se passer de sa dose très particulière.

Je me rends dans mon jardin secret. Un endroit, à peine à quelques minutes du centre ville, qui abrite mon secret le plus sinistre.

Alors que je sors le corps de la voiture pour le mettre dans la tombe que j'ai creusée la veille, je regarde l'horizon qui se pare doucement des premières lueurs de l'aube. Les nuages cotonneux sont rouge sang.

J'abandonne le corps au fond du trou, puis verse mon mélange : quelques litres d'acide et d'eau de javel, le tout rehaussé à la chaux vive.

Pendant que je rebouche le trou, je regarde alentours. Une, deux, trois tombes. Plus celles que je ne vois pas, plus loin dans le bosquet. J'espère vraiment que personne ne va venir creuser des fondations dans le coin avant longtemps.

Je n'ai plus qu'à ranger mon matériel dans ma voiture et rendre celle de location demain. Puis faire disparaître les traces. Facile, j'ai l'habitude maintenant.

Je repasse ma liste dans ma tête. Ce gars, dans le trou, la termine. C'était le dernier nom. Alors que je me sens soulagé, alors que je me dis que c'est enfin fini, je commence à me demander : Mais qui sera le prochain ? Comment vais-je le trouver ?

Il m'en faut plus.

Il m'en faudra toujours plus.

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