Chapitre 34 : Le Bal - (2/4)

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La salle de réception se situait dans une partie du palais dans laquelle Deirane ne s’était jamais rendue. Elle était immense, elle occupait tout le rez-de-chaussée d’une aile normalement dévolue aux souvenirs de la monarchie, elle comportait une série de portraits et de bustes de tous les Brun et de leurs ministres qui s’étaient succédé sur le trône. La dynastie était encore réduite, après tous les humains n’existaient que depuis moins d’une centaine d’années. Mais les statues étaient en nombre suffisant pour ménager un petit espace entre elles et les fenêtres. Des chaises et des guéridons y permettaient aux personnes fatiguées de se reposer. Sur le mur opposé, de grandes tables débordaient de multiples plats, bien qu’elle fût moins fournie que lors d’autres réceptions – quand les marchands naytains étaient venus par exemple. La situation alimentaire avait-elle évolué au point d’obliger Brun à en tenir compte ? Ou était-ce une manifestation subtile de l’hostilité existant entre la cité-État et la Pentarchie ? Un peu des deux, estima Deirane. Après tout, les coupes de fruits frais avaient disparu du harem. On pouvait toujours en avoir, mais il fallait les demander.

Les chaises le long du mur n’étaient pas destinées à Deirane. En tant que mère de l’héritière du trône, elle bénéficiait d’un fauteuil à la gauche de Brun ; la place de droite était réservée à l’invitée. Situé à un bout de la salle, face à l’entrée principale, il permettrait à cette dernière de surveiller tout ce qui se passerait. Dayan avait tout prévu. La panarque ne raterait rien du spectacle. Les quelques nobles et les nombreux marchands occupaient le centre du luxueux parquet. Deirane savait que Brun les méprisait. Elle ne comprenait pas pourquoi. Loin d’être des imbéciles, ils amenaient dans le royaume l’argent qui lui assurait son train de vie fastueux, malgré la taille réduite de ses terres. Ils avaient réussi à instaurer un commerce de biens à forte valeur ajoutée : pierres précieuses, en particulier les topazes trouvées en quantité dans la région, du bois, cher depuis la catastrophe écologique de la guerre, et des fruits à profusion. Les serres situées à l’ouest de la ville produisaient une bonne part des fruits consommés sur le continent. Et naturellement, il ne fallait pas oublier la principale source de revenus du pays : les esclaves. Ces gens-là se montraient intelligents et entreprenants. Peut-être qu’en les orientant dans la direction adéquate, l’Orvbel deviendrait un endroit extraordinaire.

Soudain, le garde entra dans la salle. C’était le signal. La délégation helarieal arrivait. Brun retourna s’asseoir sur son fauteuil, Deirane à ses côtés. Quelques hétaïres choisies parmi les plus belles se placèrent derrière lui, les autres se dispersant au milieu les courtisans. Deirane regretta que Mericia ne soit pas invitée, elle aurait voulu voir quelle tenue elle aurait adoptée. Cela faisait deux réceptions successives auxquelles la concubine vedette ne participait pas. C’était étrange. Pourquoi Brun la cachait-il ? En tout cas, Salomé était sublime ; elle rendait honneur à sa cheffe de faction.

Pendant qu’elle réfléchissait, les occupants s’étaient disposés en deux lignes parallèles, dégageant le centre de la salle. La porte s’ouvrit, le chambellan entra. Il donna trois coups de son bâton sur le sol.

— Sa Seigneurie, la panarque d’Helaria, dame Calen de Jetro et son ministre maître Diosa de Hylsin et Larsen.

Brun se pencha par-dessus Deirane vers Dayan.

— C’est une blague ? lui glissa-t-il.

— Je ne…

— Comment n’étais-tu pas au courant ? Toutes ces préparations pour une aveugle ! Et son ministre est cette… cette…

— J’ignorai leur identité, se défendit Dayan

— C’est bien ce que je constate. Ils t’ont pourtant communiqué la liste des invités.

— Leur titre uniquement. Pas leur nom.

Ainsi, Brun n’était pas le seul à jouer.

La grande porte s’ouvrit et la délégation helarieal entra. En tête, Calen était flanquée d’une femme brune qui devait être la fameuse Diosa dont l’évocation avait mis Brun dans cet état. Leur suite était composée d’un couple de chaque peuple de la Pentarchie : deux stoltzt, humains, edorians, dwergr, gems et drow. Seul le drow mâle était armé. Il surveillait la salle d’un air farouche. On n’avait pas l’impression qu’il accompagnait sa partenaire, plutôt qu’il l’escortait. En queue du cortège, deux femmes fermaient la marche : l’ambassadrice Dinan et une grande stoltzin blonde très musclée à l’expression peu avenante. Si le rôle de Dinan paraissait évident, elle allait guider Calen pendant la soirée, celui de cette dernière femme ressemblait plus à une garde du corps. Elle ne portait pourtant aucune arme.

Calen avançait avec assurance, comme si elle voyait où elle posait les pieds. Elle s’arrêta à quelques pas du trône, Diosa à ses côtés, et se plaça face au roi. Leur équipage se disposa en arc de cercle derrière elles.

— Je vous remercie de nous accueillir, seigneur lumineux. Je suis désolée d’être incapable d’admirer toutes les décorations que vous avez prévues. Hélas, je suis nettement désavantagée dans ce domaine.

— Vous êtes tout excusée, dame Calen. On ne peut retenir des griefs contre une personne atteinte de cécité, surtout aussi belle que vous.

— Ce n’est pas ma beauté qui m’a mené là où je suis.

— Bien sûr.

Il était vrai que Calen était magnifique. De l’avis de Deirane, c’était certainement l’une des plus belles femmes du monde. Elle se demandait comment elle avait pu imaginer que Mericia l’était davantage. Cette splendeur était mise en valeur par une tenue incroyable. Alors que les concubines étaient habillées de vêtements destinés à exhiber la richesse de Brun, Calen et sa délégation avaient adopté des toilettes semblables à ce que Deirane voyait tous les jours dans le harem. Les femmes portaient toutes des jupes courtes qui ressemblaient à de grandes écharpes nouées à la taille et un mince tissu qui leur couvrait à peine la poitrine, les hommes avaient un pantalon moulant et une tunique largement ouverte sur leur torse.

Le regard de Brun se tourna vers Diosa. Il ne la trouva pas à son goût, le visage un peu dur aux lèvres épaisses manquait, selon lui, d’harmonie.

— Maître Diosa, gronda-t-il, nous ne nous attendions pas à ce qu’une personne telle que vous mette les pieds en Orvbel un jour.

— Seigneur lumineux, quand la crise menace, nous devons ranger les inimitiés de côté. C’est ainsi que nos ancêtres ont vaincu les feythas, en oubliant leurs conflits et en s’unissant vers un objet commun : la victoire.

— Et aujourd’hui, quel est votre objectif ?

— Survivre à cette année, répondit Calen à sa place.

Brun retint un hoquet de stupeur.

— C’est bien extrême. La crise est-elle si grave que cela ?

— En temps normal, elle aurait été grave. À notre époque, la guerre contre les feythas a mis notre monde dans une telle situation qu’elle pourrait nous être fatale.

— Nous comprenons.

— Mais nous sommes à un bal. Ce n’est ni l’endroit ni le moment où parler de cela.

— Bien sûr, acquiesça Brun.

Des yeux, Brun parcourut le reste de la délégation. Il passa rapidement sur les peuples qu’il connaissait. Les dwergrs l’intriguèrent. Ils n’étaient pas de grands voyageurs, on les voyait rarement en dehors de leurs royaumes des montagnes. En Helaria, ils disposaient leur propre île et en sortaient peu. Ils étaient vraiment petits, même Deirane serait arrivée à en toiser certains. Les gems ne l’intéressèrent pas, ils appartenaient au groupe des individus non ailés asexués, le rang intermédiaire entre les esclaves et les hauts gems. Ils ne se différenciaient pas des stoltzt si ce n’était pas la chaleur de leur corps. Un instant, Brun se demanda comment ils se reproduisaient. En revanche, les drows retinrent toute son attention. Soldats d’élite dans la plupart des armées des pays les plus puissants, Brun avait eu la chance, si l’on peut dire, de les observer en action ici même presque deux ans plus tôt. Le commando ne comptait que des hommes. C’était la première fois qu’il voyait une femme de ce peuple. Et elle était très différente du farouche guerrier qui l’accompagnait. Autant ce dernier semblait plein d’assurance, autant elle paraissait craintive. Et pourtant elle n’avait rien à envier à son compagnon du point de vue de la vigueur. Elle était peut-être un peu plus gracile. Mais à son attitude, on constatait sans peine qu’elle n’avait rien d’une combattante. Avait-elle d’ailleurs seulement tenu une épée en main. Quand les feythas avaient créé ce peuple, ils s’étaient montrés bien misogynes pour une espèce asexuée.

Une fois les présentations faites, Calen s’assit sur le siège qui lui avait été réservé, alors que Diosa restait parmi les siens. Dayan s’installa juste à côté. Son visage fatigué s’éclaira soudain, Cali venait d’entrer. Elle se dirigea vers lui.

Pendant que les invités se mettaient en place, Deirane réfléchit à ce qui s’était passé. Brun connaissait Diosa. Ou sa famille. Elle essaya de se remémorer le nom qu’avait prononcé l’officier en les introduisant, sans succès. Elle demanderait à Nëjya, elle les avait peut-être retenus.

Les musiciens avaient pris position. D’un signe discret de la main, leur chef indiqua à Brun qu’ils étaient prêts. Le roi se leva.

— Mesdames, messieurs, Panarque (il se tourna vers Calen), afin ouvrir les festivités, je vous invite à assister à un spectacle de danse offert par la compagnie de l’opéra d’Orvbel.

Deirane était ravie. Elle s’était déjà rendue à des concerts, même si cela restait peu fréquent. L’aspect cloîtré du harem ne leur donnait que rarement l’occasion d’admirer les grandes formations qui voyageaient autour du continent. Heureusement, elle était entourée de quelques musiciennes talentueuses qui palliaient partiellement cette lacune. Cela lui avait permis de connaître l’art des principaux compositeurs d’Uv Polin. En revanche, elle n’avait jamais vu la troupe de Cali se produire.

Elle jeta un coup d’œil à Cali. La danseuse avait l’air triste. Elle devait certainement vouloir se retrouver au milieu de son ballet. Son rôle de compagne du Premier ministre la contraignait. Son haut constitué d’un justaucorps blanc richement brodé et ses chaussures à talon plat montrait qu’elle s’était préparée à l’éventualité que Brun l’envoyât sur scène. Malheureusement, il ne le proposa pas.

Dès que le silence se fit, l’orchestre attaqua l’introduction, un morceau assez rythmé qui convenait à une chorégraphie vigoureuse. Soudain, à l’occasion d’une note tenue, les portes s’ouvrirent et les danseurs entrèrent, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Au centre de la piste, ils se rassemblèrent, et le spectacle commença. Pendant presque un calsihon, ce ne fut que virevoltes, tournoiement, rondes, entrechats. Parmi l’ensemble, un duo se dégageait en vedette. Deirane devina que la ballerine remplaçait Cali dans le rôle qu’elle aurait joué si elle avait pu les rejoindre. Au bout d’un moment, la jeune femme comprit que les figures ne se succédaient pas au hasard, elles suivaient un ordre précis qui racontait une histoire : un couple d’amoureux appartenant à deux clans ennemis. Elle connaissait la légende, elle finissait mal. Le spectacle respecta la conclusion traditionnelle : l’homme accroupi tenait le corps abandonné de sa partenaire dans les bras.

La prestation achevée, la compagnie se disposa en une ligne face au trône et salua son souverain.

Brun se mit debout et applaudit. La salle suivit son exemple. Puis, il leva la main afin de faire revenir le calme. Il prit un bouquet de fleurs, préparé à cette fin juste à côté de son siège, qu’il offrit à la danseuse vedette.

— Madame, ce spectacle était magnifique, la félicita-t-il.

— Seigneur lumineux, c’est un honneur.

Il balaya la remarque d’un geste de la main.

— Pas de ça entre nous, je suis Brun, seulement Brun.

— Soyez béni, Brun.

Deirane connaissait Brun assez bien. Elle savait que cette convivialité n’existait qu’en façade. Dès le lendemain, il exigerait un retour au formalisme protocolaire. Elle espérait que la danseuse l’avait compris.

Enfin, après un dernier salut qui s’adressa à toute la salle, les artistes sortirent. Brun revint vers son trône.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il auprès de Calen. Si j’avais été prévenu que c’était vous qui veniez, j’aurais choisi un spectacle chantant plutôt que visuel.

— Il n’y a aucun mal à cela. J’ai apprécié la musique. Votre orchestre est excellent. Les œuvres de Preven de Dercros ne sont pas faciles à interpréter, et ce morceau « Par le fer et par le feu », extrait de l’opéra Farallon est même particulièrement difficile. Je suis moi-même bonne violoniste, pourtant je ne m’y risquerais pas en public avant plusieurs années. Je suis toutefois surprise que ce compositeur figure à votre répertoire.

— Et pourquoi pas ? Il compte parmi les meilleurs de notre génération.

Au lieu de répondre, Calen lui renvoya un sourire amusé.

— Je ne désespère pas de l’entendre se produire en Orvbel un jour. Jusqu’à présent, il a décliné toutes mes invitations, déplora Brun. Mais assez parlé de lui. Il est temps de revenir à notre soirée. Après ce morceau rythmé et un peu martial, je propose de retourner à des airs propices aux réjouissances.

Brun offrit son bras à Calen.

— Me ferez-vous l’honneur d’ouvrir le bal en ma compagnie ?

Un instant, il se demanda s’il n’allait pas rester tel un imbécile, attendant qu’une aveugle réagît à un geste d’invitation. Mais elle prit la main sans hésiter et se leva.

— Bien entendu, répondit-elle, ce sera un grand plaisir, j’adore danser.

— Avec votre handicap, mener cette activité ne représente-t-elle pas un problème ?

— Cela m’oblige à accorder davantage de confiance à mon cavalier.

— J’essaierai de ne pas vous décevoir.

Il l’entraîna au centre de la salle, puis ils se mirent en position. Tel qu’il était, une main sur sa taille nue, il ressentait la texture bizarre de l’épiderme de la stoltzin. Il se retint de la caresser à contresens, il savait qu’elles détestaient cela. Et ce n’était pas la seule différence. Le corps lui semblait plus ferme que celui d’une humaine, les muscles qui jouaient sous la peau étaient plus vigoureux. Il trouva ce point particulièrement agréable. L’identité de sa partenaire l’obligeait cependant à surveiller ses gestes. Ce n’était pas une ribaude qu’il pouvait culbuter à loisir ; elle dirigeait – même si c’était temporaire – un pays si puissant qu’il pouvait le pulvériser d’un coup de talon. Le contact n’était pas dérangeant, juste surprenant. Et puis, sa partenaire était si magnifique. Dans son harem, seule Mericia pouvait rivaliser avec elle. Et encore. La fille de la pentarque n’était pas mal non plus, plus fragile d’apparence, plus menue, bien que sa beauté fût écrasée par celle de la Bibliothécaire. Par contre, il ne trouva aucun charme à la ministre Diosa. Comment pouvait-elle être si différente de son éblouissante sœur ?

Enfin, l’orchestre attaqua son premier air et il l’entraîna à travers la salle.

Lorsque le morceau prit fin, le couple se sépara. Brun salua sa partenaire, se souvenant trop tard qu’elle ne le voyait pas. Elle s’était révélée si bonne danseuse qu’il avait oublié son handicap.

— Ce fut un plaisir de valser avec une cavalière telle que vous, la remercia-t-il.

— Tout le plaisir était pour moi, renvoya-t-elle.

Un peu à regret, il s’écarta. Il aurait bien tournoyé davantage avec elle. Malheureusement en tant que roi, il devait honorer toutes les invitées de la délégation. Il se dirigea vers Dinan. Une stoltzin aussi, mais plus gracile et habituée aux exercices physiques. Il se demanda si elle lui ferait autant d’effet que Calen. Il s’inclina devant elle et lui tendit la main. Brun connaissait la réputation de sa mère, il s’attendait à ce que sa férocité s’extériorisât dans le moindre de ses gestes. Ce ne fut pas le cas, elle aurait été une de ses concubines qu’elle aurait réagit à l’identique. En fait non, son attitude n’exprimait aucune soumission. Il l’entraîna au centre de la salle.

Il remarqua alors Calen perdue au milieu de foule. Chaque danseur avait invité sa partenaire habituelle. Il essaya d’envoyer un signe à Dayan. Mais il regardait ailleurs. Par chance, un jeune homme, que Brun reconnut comme un des gardes rouges chargés de la surveillance, avait constaté le désarroi de la Bibliothécaire. Il l’aborda. D’un coup d’œil, Brun repéra son compagnon à qui il avait confié ses armes. Il était donc de service. Cet individu en faisant preuve d’initiative avait évité que la honte ne retombât sur Brun. Il n’avait rien à faire parmi les simples soldats. La troupe d’élite qui protégeait le palais avait été décimée quelques douzains auparavant. Il allait devoir remplacer quelques officiers. Peut-être avait-il trouvé l’un d’eux.

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