Chapitre 14 : L'Alliance

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Depuis que le ventre de Deirane avait commencé à s’arrondir, elle adorait passer du temps dans l’eau. Le tsunami qui s’était abattu sur les côtes d’Ectrasyc et avait tué trois des leurs l’avait refroidie de retourner sur la plage. Et puis, de toute façon, la saison des tempêtes approchait. Elle s’était tournée vers le bassin des novices. Elle savait que les concubines en titre disposaient d’une vraie piscine quelque part dans ce bâtiment, mais elle préférait rester avec ses amies.

Elle se laissait flotter, bercée par le bruit des gamines qui chahutaient non loin de là. La vie que les trois fillettes mettaient donnait une ambiance presque familiale à l’endroit. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle pouvait facilement oublier qu’elle était prisonnière d’un harem, entourée de concurrentes qui ne cherchaient qu’à se débarrasser d’elle. Sans oublier que Deirane bénéficiait d’une nature calme, ne s’énervait presque jamais contre les gens et ne prenait pas l’air hautain que certaines croyaient obligatoirement associé à leur statut, il n’était pas étonnant que les domestiques se bousculassent pour servir ici. Loumäi lui avait fait part de demandes émanant de ses collègues qui travaillaient dans les communs du palais. Elle ne bougea donc pas quand la porte s’ouvrit et laissa passer une personne à la démarche inconnue, profitant du bien être que lui offrait l’eau en soulageant son dos.

Quand la personne… les personnes s’arrêtèrent au bord de la margelle, elle releva ses paupières. Ses amies n’avaient pas réagi, elle ne se trouvait pas en danger, mais elles étaient devenues silencieuses. Même les enfants avaient cessé de chahuter. Deirane découvrit une paire de fines chevilles surmontées de jambes à la peau parfaite et d’un galbe qui ne pouvait pas appartenir à une domestique. Elles étaient belles, elles aussi – tout était beau dans le harem –, mais si l’une d’elles avait possédé de telles jambes, elle vivrait aujourd’hui parmi les concubines. À part l’exception que constituait Tea. Et puis, les domestiques ne portaient pas de bracelets en or ni de sandales en cuir doré. Plus haut, les hanches n’étaient pas couvertes, un simple pagne protégeait l’intimité de l’arrivante. Elle continua à remonter le regard, passant sur la taille fine ceinte d’une autre chaînette où alternaient maillons et pierres semi-précieuses, puis sur la poitrine altière en terminant enfin avec le visage.

Dans l’ensemble, la femme ressemblait beaucoup à Saalyn en moins athlétique. Mais les traits, plus fins, appartenaient à Mericia. Elle était très belle, peut-être l’une des plus belles du harem, malgré le fait qu’elle ne présentât rien d’exotique comme Dursun ou Nëjya. Elle était de toute évidence d’origine yriani. Tout en elle la désignait comme telle, les cheveux châtains, sa taille moyenne, ses yeux marron, ses traits. Cependant, son teint de peau plus mat que celui de ses concitoyens suggérait qu’une part de son ascendance provenait de la Nayt.

Mericia faisait partie de ces concubines qui disposaient d’une cour. Elle était entourée d’un petit groupe d’admiratrices qui espéraient acquérir un peu de puissance à travers elle. Et d’ailleurs, deux d’entre elles l’accompagnaient. Dans les jardins, elle aurait pu se montrer dangereuse, Deirane l’avait vue à l’œuvre quelques mois plus tôt. C’était elle qui avait menacé Cali et l’avait poussée dans ses bras. Ici, dans l’aile des novices, sous la surveillance de Naim, elle ne pouvait rien faire. De plus, elle n’était pas protégée comme Deirane par un sort gems.

Il n’était pas très dur de deviner, au regard circulaire qu’elle jeta, ce qu’elle pensait : cette femme possédait tout, la beauté, ce tatouage magnifique et cette géante belliqueuse qui veillait sur elle comme une mère jurave sur ses poussins.

Deirane nagea jusqu’au bord de la piscine. Elle s’y appuya des coudes et observa sa rivale d’en dessous.

— Mericia, l’accueillit Deirane, que nous vaut ta visite parmi les novices ?

— Serlen, tu n’es plus une chanceuse maintenant. Tu n’as plus rien à faire ici.

— Toutes mes amies sont là. Chez les concubines, je ne serais entourée que d’ennemies.

— C’est de ça que je suis venue parler. Y a-t-il un endroit tranquille ?

En fait, elle connaissait la réponse, elle avait vécu dans cette aile en intégrant le harem, elle y avait passé son enfance et y avait grandi. Elle désigna l’une des alcôves qui s’alignaient de l’autre côté de la salle.

Elle tendit la main. Deirane la prit et se laissa tirer hors de la piscine. Quand les deux femmes furent debout côte à côte, Dursun, de sa chaise longue, les compara. Deirane, malgré sa faible taille, était très belle. Mericia possédait toutefois quelque chose d’indéfinissable qui la rendait tout simplement exceptionnelle. Sans son tatouage à base de pierres précieuses et de fils d’or, on n’aurait jamais remarqué la petite Yriani.

Nëjya, jalouse de l’intérêt de sa compagne envers ces deux grâces, lui donna un coup de coude pour la rappeler à l’ordre. Un sourire espiègle sur les lèvres, Dursun détailla le corps dénudé de la Samborren comme elle l’avait fait des deux concubines un instant plus tôt. Il fallait dire qu’elles aussi avaient été choisies à cause de leur beauté. Et désigner qui, de Nëjya, Deirane ou Dursun était la plus magnifique n’était qu’une affaire de point de vue. Toutefois, les charmes de Nëjya n’étaient qu’à la seule disposition de l’Aclanli et inversement.

Heureusement que Naim veillait. Pendant que les deux amantes se rassuraient mutuellement, Deirane et Mericia s’étaient enfermées dans une alcôve, elles avaient tiré le rideau qui les isolait du reste de la salle. Les deux accompagnatrices de la visiteuse se retrouvèrent seules dans ce qu’elles considéraient comme l’antre de l’ennemie. Elles étaient mal à l’aise. Les gamines avaient une autre opinion. Trop jeunes pour comprendre les manœuvres politiques, elles ne voyaient que des camarades de jeu potentielles. Elles les invitèrent à les rejoindre dans l’eau. L’une des deux resta hautaine. En revanche, sa compagne plus âgée n’éprouva aucune hésitation à leur obéir.

— Tu t’appelles comment ? demanda la plus grande des fillettes.

— Salomé. Et toi ?

— Elya. Je viens de la Nayt.

— Incroyable, je ne m’en serais pas doutée.

La glace était brisée. Elle se débarrassa de ses vêtements et plongea s’ébattre avec elle. Dursun la surveillait du coin de l’œil. Elle remarqua que Salomé savait s’y prendre avec les enfants. Comme toutes les concubines, elle n’était jamais tombée enceinte. Peut-être avait-elle participé à l’éducation de frères et sœurs plus jeunes avant d’intégrer le harem. En tout cas, elle en avait déjà élevé.

Deirane et Mericia étaient seules dans l’alcôve, isolées des autres par un rideau dont la petite Yriani ignorait l’existence un instant plus tôt. L’ancienne novice connaissait mieux les lieux qu’elle-même. Il fallait dire qu’elle y avait vécu si longtemps qu’elle avait eu l’occasion de les explorer. Elles se tenaient debout face à face. Contre toute attente, Mericia tira une chaise et invita sa rivale à s’asseoir.

— Que me veux-tu ? attaqua Deirane.

— Pourquoi vous êtes-vous rendues chez le roi ?

— Ça te regarde ?

Juste après avoir prononcé ces paroles, Deirane les regretta. Ce n’était pas un secret, Brun n’avait pas réclamé à garder le silence. Et Mericia n’avait fait preuve d’aucune agressivité jusqu’à présent.

— On a discuté du tsunami, expliqua-t-elle. Dursun avait échafaudé plusieurs théories qu’elle voulait partager avec lui.

— Lesquelles ?

— Je n’ai pas très bien compris… C’est dans le but de parler de ça que tu es venue ?

— Non.

Mericia s’assit à son tour. Elle prit ses aises, repoussant sa chaise et posant les pieds sur la table. Au passage, Deirane admira l’habileté de son aînée qui était arrivée à effectuer cette série de gestes tout en restant décente sans donner l’impression qu’elle avait fait quelque chose de spécial. Quand elle faisait la même chose, le pagne tombait d’un côté ou de l’autre de ses hanches, jamais entre les jambes.

Mericia ne disait rien, elle se contentait de regarder Deirane en attendant que celle-ci prît la parole. La jeune femme connaissait bien ce phénomène. Son tatouage unique ne laissait personne indifférent. Une partie l’admirait, l’autre le trouvait horrible. Mais tous ne pouvaient s’empêcher d’éprouver de la curiosité. Brun, quand il l’avait possédée, n’avait pu se retenir de l’examiner longuement avant de la toucher.

— Ce n’est pas Cali qui m’a dénoncée pour le poison, reprit Mericia sans crier gare.

Malgré ce qu’elles impliquaient, Deirane fut soulagée par ces paroles. Elle allait arrêter de poursuivre la belle danseuse afin de lui faire la peau.

— En fait, continua Mericia, ce n’était même pas moi qui étais visée par cette accusation. Je n’étais qu’un instrument. C’était un plan habilement conçu. Je n’y ai vu que du feu. Je suis tombée dans le panneau.

— Où veux-tu en venir ?

— Qu’avais-tu à demander à Cali pour la piéger ainsi ?

Deirane ne répondit pas. Pourtant, elle dut exprimer clairement ses sentiments parce que sa rivale lui renvoya un sourire satisfait.

— Bien. Tout le monde s’imagine que tu n’as pas encore décidé de ton camp dans la course au pouvoir, alors qu’en fait, tu as déjà pris le départ. Et tu es sur le point de gagner.

Deirane était méfiante, elle ne voyait pas ce que Mericia voulait lui faire comprendre.

— Où cherches-tu à en venir ?

— Je comptais devenir la reine. Il est maintenant évident que c’est toi qui vas le devenir. Regarde-toi. Même si je suis plus belle que toi, je ne peux pas rivaliser avec toutes ces pierres et cet or. Tu es enceinte et il te fait même participer aux réunions du gouvernement. Tu as presque gagné, et si je ne veux pas tout perdre, il n’y a qu’une seule solution. Marcher avec toi.

— Tu désires qu’on devienne amies ?

— Ne dis pas de conneries. Je te propose une alliance. En fait, toi personnellement, je m’en fous. Tu n’es qu’une petite oie blanche innocente. Pourtant tu as su t’entourer d’amies efficaces. C’est Dursun que je veux à mes côtés. Et pour l’avoir, il faut t’avoir toi.

Deirane croisa les bras sur sa poitrine.

— Et qu’est-ce que j’y gagne ? demanda-t-elle.

Un sourire féroce éclaira le visage de Mericia. Deirane négociait.

— Tes amies sont peut-être efficaces et intelligentes, cependant elles ne maîtrisent pas les arcanes du harem aussi bien que moi. Je suis l’une des plus anciennes ici et j’ai vu son organisation se construire. Ton entourage n’a pas les oreilles dont je dispose, elles ne sont pas au courant de tout ce qui se trame sous la surface. Je suis sûre que tu ne connais même pas le nom d’une dizaine de concubines.

Elle avait marqué un point, elle n’avait établi de contact avec quasiment personne en dehors des novices.

— Tu vas devoir te mêler au reste du harem. Tu n’as plus ta place parmi les chanceuses. En te maintenant à l’écart, tu risques d’avoir des problèmes.

— Tu me demandes de me jeter dans la fosse aux lions, seule, isolée de mes alliées. Comme tu l’as fait remarquer, mes protections sont toutes novices. Elles n’ont pas le droit d’aller dans les zones réservées aux concubines.

— Pas toutes. Tu sembles l’avoir oublié, Nëjya est une concubine en titre.

Elle l’avait oublié en effet. La petite Samborren était si menue que l’on oubliait facilement qu’il s’agissait d’une adulte, quelques années plus âgée que Deirane elle-même.

— En plus, c’est une Samborren.

— C’est important ?

— Ces gens-là sont capables de tuer comme ils respirent. Et ils savent se venger. Pourquoi crois-tu qu’on voit si peu d’esclaves samborrens dans le monde ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de faire des statistiques, répliqua Deirane.

— La saison des pluies va bientôt commencer, nous allons rester cloîtrées cinq mois. Profites-en. Pointe-toi de temps en temps dans notre espace commun. Fais-toi accompagner de cette Samborren, sa simple présence découragera les éventuels agresseurs.

Mericia se leva, prête à partir.

— Je vais réfléchir à ta proposition, répondit Deirane, je dois en parler aux autres.

— Pas trop longtemps. Mon offre n’est pas illimitée dans le temps.

Pourtant, Deirane pensait le contraire. Si Mericia était venue lui faire cette proposition, c’était qu’elle n’avait pas le choix. Elle patienterait ce qu’il faudrait.

— Afin de sceller notre alliance, je vais te donner un nom. Larein

— Larein, quel rapport avec moi ?

— Avec toi, aucun ! Avec Gyvan.

Le souvenir de son amie, la sœur aînée de Dursun, remonta en force dans son esprit. Elle était si joyeuse, si pleine de vie qu’elle éclairait les lieux de sa seule présence. Après son assassinat, Dursun avait mis longtemps avant de recommencer à sourire. Et elle n’avait toujours pas retrouvé son insouciance, malgré tout l’amour que lui prodiguait Nëjya. En fait, Dursun s’était transformée en une adulte bien qu’elle n’eût à peine que dix ans.

— Ça serait elle qui aurait tué…

— Si tu fréquentais davantage les personnes de ton rang, tu saurais la réponse.

Mericia repoussa le rideau et le rangea dans le logement qui l’avait si longtemps masqué à la connaissance de Deirane.

— Un dernier point, reprit-elle, tu t’es chargée de mettre Biluan en terre. Tu as caché sa tombe pour que personne ne puisse l’honorer. Je veux savoir où elle se trouve.

— Pourquoi ?

— Quelle question ! Y verser du sel bien sûr !

Deirane rata un pas. Ainsi Mericia détestait Biluan au point de le maudire au-delà de la mort. Qu’avait-il bien pu lui faire ?

— Biluan ne repose pas dans sa tombe. J’ai donné son corps aux poissons.

Les lèvres de Mericia dessinèrent un sourire carnassier.

— Tu es pire que je le croyais. Nous allons accomplir de grandes choses toutes les deux. Personne ne pourra nous résister.

Mericia ne jeta qu’un coup d’œil à Salomé qui s’ébattait dans l’eau avec les gamines. Cette dernière, en voyant sa chef arriver, sortit de la piscine.

Dursun s’était levée et avait rejoint Deirane.

— Que voulait-elle ? demanda-t-elle.

— Nous en parlerons plus tard. Quand les enfants seront couchés, répondit Deirane.

Dursun hocha la tête. Elle savait que le harem était espionné. L’échange qu’avaient les deux concubines ne devait pas être si secret. À moins que Mericia sût quelque chose qu’elles ignoraient sur cette surveillance.

— On va dire que les Yrianis du harem se serrent les coudes contre les autres, résuma-t-elle.

Mericia, qui aidait son adjointe à se sécher se retourna vivement vers les deux jeunes femmes. Son expression avait changé. Elle semblait en colère. En quelques pas, elle se retrouva au niveau de Deirane.

— Un détail. Si nous devons collaborer. Ne m’insulte plus jamais en me traitant d’Yriani. Je ne suis pas Yriani. Je déteste ce pays.

— Je croyais que…

Devant l’expression de la concubine, Deirane n’insista pas.

— Je suis Milesite, répondit-elle à l’interrogation muette.

— Je suis désolée, je ne connais pas cet endroit.

Un coup d’œil à Dursun lui montra que l’adolescente aussi séchait sur la question.

— Je sais, ajouta Mericia plus calmement.

Les trois femmes sortirent par une porte de service, certainement pour ne pas être vues par le reste du harem, laissant Deirane et Dursun interdites.

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