Chapitre 8 : Les Souvenirs d'Ard - (1/2)

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Chenlow dénicha Deirane sur la plage. Allongée sur une roche plate, elle surveillait les fillettes qui s’ébattaient dans l’eau. Lui non plus n’était pas seul. Un eunuque, adulte depuis peu, l’accompagnait.

— Serlen, appela-t-il.

La jeune femme leva la tête. C’était la première fois qu’elle voyait le chef du harem descendre en cet endroit. Et d’ailleurs, si elle tenait compte des regards intrigués des autres concubines, elle n’était pas la seule à être surprise.

— Peux-tu venir avec moi un instant ?

— Pour quoi faire ?

— Pas ici. Suis-moi.

Quoi que Chenlow eût à lui dire, il ne voulait pas le faire en public. Elle se leva et ramassa la serviette qui l’isolait des aspérités de la roche.

— Fallen ! Lesia ! Elya ! cria-t-elle, on rentre.

Les fillettes interrompirent leur jeu. Elles s’apprêtaient à protester. Chenlow les devança.

— Laisse-les ici, Parjal va rester avec elles.

De la main, il désigna le jeune eunuque.

— On peut s’en occuper aussi, lança une voix inconnue.

Bien sûr. Vu le manque d’enfant du harem, puisqu’en dehors de Deirane aucune concubine n’était tombée enceinte avec ce roi, beaucoup étaient volontaires quand il fallait les surveiller. Une fois, elle avait même découvert Mericia en train de jouer avec elles. La belle Yriani s’était alors dépêchée de s’écarter afin d’éviter d’être surprise dans ce qu’elle considérait un aveu de faiblesse. Laissant les fillettes derrière elle, elle emboîta le pas au chef des eunuques. Ils se dirigèrent, non pas comme elle l’aurait pensé, vers le hall, mais vers le fond du parc.

L’eunuque guida la jeune femme jusqu’à la porte qui traversait le mur séparant les jardins du harem de ceux du personnel. Chenlow l’ouvrit. Pénétrant pour la première fois en cet endroit, Deirane observait tout avec intérêt. Les eunuques et les domestiques partageaient les lieux. Et ils étaient nombreux à s’y trouver. Les rois d’Orvbel leur avaient attribué un immense territoire qu’ils avaient aménagé selon leurs goûts : un potager dans un coin, une plate-bande fleurie dans un autre, beaucoup d’arbres à l’ombre desquels il devait faire bon de se retrouver, il y avait même des terrains de sport où une équipe féminine combattait une masculine dans un match dont Deirane ne parvenait pas à deviner la nature.

— Vous êtes bien équipés, fit-elle remarquer.

— Le seigneur lumineux nous gâte, répondit-il distraitement.

Ils retournèrent dans le palais par une porte située au pied du bâtiment qui fermait le jardin : l’aile des eunuques, ainsi que le découvrit Deirane. Au rez-de-chaussée se trouvait le réfectoire, une salle d’entraînement, ainsi qu’une petite infirmerie. Chenlow s’arrêta à l’entrée.

— Je te laisse y aller, l’invita-t-il.

L’attitude de Chenlow l’intriguait, et la paniquait aussi. Elle ne connaissait personnellement que peu d’eunuques. Et un seul était assez proche pour que Chenlow prît toutes ces précautions. Avec une extrême délicatesse, elle ouvrit la porte. Elle se retrouva dans une chambre, aux murs peints en blanc, sans aucune décoration. D’un côté, un lit abritait un corps immobile. Comme elle s’y attendait, Ard y était allongé. Il dormait, ou semblait dormir. Elle s’approcha en douceur. Il avait l’air paisible. Pourtant, si on était allé la chercher dans le but de la conduire près de lui, c’était que ce n’était pas le cas.

Elle sentit une main se poser sur son épaule.

— Que lui est-il arrivé ? s’enquit-elle.

— Il a fait une attaque, en prenant son repas.

— C’est grave ?

— On l’ignore encore. Nous devrons attendre qu’il se réveille.

— Quand ?

— Peut-être dans un monsihon, peut-être jamais.

— Pourquoi ?

Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à retenir les larmes qui coulaient ni les tremblements dans sa voix. Le chef des eunuques l’enlaça, faisant preuve d’une douceur inattendue. Cette marque d’affection fut la bienvenue.

— Il est vieux, répondit Chenlow, cinquante-six ans².

Elle se laissa aller entre les bras réconfortants.

— Je peux rester avec lui.

— Bien sûr.

Il sortit, laissant la jeune femme seule avec le malade. Quand il repassa un moment plus tard, elle s’était aménagé une place dans le lit, blottie tout contre lui, la tête sur sa poitrine.

La main qui caressait ses cheveux réveilla Deirane. Elle ouvrit les yeux et tourna la tête. Ard la regardait avec un sourire bienveillant.

— Bonjour, lui dit-elle.

— Bonjour, Deirane, que fais-tu dans mon lit ? Et comment es-tu arrivée ici ?

— Tu es à l’hôpital, tu m’as fait peur. Tu es resté…

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel noir se découpait derrière la vitre. Cela faisait donc plusieurs monsihons qu’elle lui tenait compagnie.

— Je me disais bien que cet endroit était trop beau. Biluan ne loge pas ses esclaves aussi bien.

— Biluan ? Tu es à l’hôpital du harem.

Le visage d’Ard exprima toutes sortes d’émotions, de l’incompréhension à l’étonnement.

— Qu’est-ce que je fabrique à l’hôpital du harem ? Je devrais me trouver à l’infirmerie du sérail de…

— Si tu y étais, comment t’y aurais-je rejoint ?

— J’ai cru un instant que tu ne convenais pas et que le Seigneur lumineux t’avait restituée à Biluan. Sauf que le connaissant, il ne t’aurait jamais laissée venir jusqu’à moi.

— Biluan est mort.

— Biluan mort ! Quand ?

Le ton de la voix inquiéta Deirane. Le vieil homme semblait perdu.

— Tu peux te mettre debout, demanda-t-il soudain, et aller au centre de la chambre.

Sans comprendre pourquoi, elle obéit. Ard se redressa sur un coude et l’observa. Quand Chenlow était allé la chercher, il ne lui avait pas donné l’occasion de retourner dans sa suite. Elle ne portait donc qu’une tenue de bain, sur laquelle elle avait passé une jupe longue, si fine qu’on devinait ses jambes à travers le tissu et qui se soulevait dès qu’elle tournoyait.

— Tu as grandi, remarqua-t-il. Tu n’es plus l’adolescente que Biluan a remise au Seigneur Lumineux. Tu es une femme, maintenant. Et enceinte de surcroît.

— Cela fait quelques mois que l’on me considère comme telle.

Il laissa tomber la tête sur l’oreiller.

— Combien de temps se sont écoulés depuis que je t’ai amenée ici ?

— Un peu plus de deux ans.

— Dans mes souvenirs, c’était il n’y a que quelques jours.

Deirane se rapprocha de lui.

— Tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé depuis ? Ton arrivée au harem, Dursun, Nëjya ?

— Ces noms me sont inconnus. Ils devraient me dire quelque chose ?

Devant le silence de Deirane, Ard ferma les yeux et enfonça la tête dans son oreiller.

— Quand le docteur doit-il venir ? demanda-t-elle soudain.

— Tout à l’heure, je ne savais même pas que j’en avais besoin.

— Je vais attendre, il faudra bien qu’il passe un jour.

Après avoir tiré une chaise contre le lit afin de s’asseoir au plus près de son mentor, elle posa la tête sur sa poitrine. Ard lui caressa délicatement les cheveux.

Le médecin ne fut pas long à venir. Il examina en détail le vieil homme. Quand il eut fini, il se tourna vers Deirane.

— Alors ?

— Sur le plan physique, il me semble en très bonne santé. C’est l’esprit qui pose problème.

— Quand pourra-t-il sortir ?

— On ne sait pas guérir les défaillances de la tête. Mon art paraît bien dérisoire. Je n’ai aucune raison de le garder ici. Je pense même qu’il se portera mieux dans un environnement familier entouré des personnes qu’il aime que seul dans une chambre d’hôpital.

— Il peut repartir avec moi alors ?

Le médecin hésita.

— Il pourrait rester en observation. J’estime que ce serait inutile. Dans le harem, il sera aussi bien surveillé. S’il peut marcher, et si Chenlow l’autorise, je n’ai pas d’objection.

Ard repoussa les draps de son lit. Avec l’aide de Deirane qui le soutenait, il parvint à descendre au sol et se tenir debout. Il s’appuyait quand même de tout son poids sur la jeune femme. Le travail dans la ferme paternelle l’avait plus musclée que ce que sa silhouette frêle suggérait. D’autant plus qu’à son âge, Ard n’était plus très lourd. Elle le retint sans effort.

— Je n’ai pas de vêtements, remarqua-t-il.

Il ne portait en effet que la chemise de l’infirmerie.

— Votre charmante domestique a fait le nécessaire, intervint le médecin. Elle a apporté de quoi l’habiller tout à l’heure.

— Où les a-t-elle posés ? demanda Deirane.

— Dans l’armoire.

Il désigna le meuble de la tête. Deirane l’ouvrit. En effet, à l’intérieur elle trouva pendue une djellaba comme il aimait en mettre, et un pantalon. Rangés sur une étagère, quelques sous-vêtements étaient soigneusement pliés. Ard la rejoignit d’une démarche plus hésitante que d’habitude.

— Peux-tu sortir le temps que je m’habille ? requit-il.

— Je vais t’aider.

— Je sais m’habiller seul depuis mes quatre ans.

Elle se tourna brusquement vers lui.

— Tu exagères, le rabroua-t-elle. Je me suis changée plusieurs fois devant toi. Tu m’as même souvent aperçue nue.

— Toi tu es une belle jeune femme, alors que je ne suis qu’un vieil homme. Tout le monde apprécie une belle femme alors que personne ne veut voir un vieillard tout ridé.

Deirane ne savait pas si elle devait éclater de rire ou se mettre en colère. Elle opta pour la première solution.

— Je t’attends dehors, dit-elle.

Elle quitta la pièce en entraînant le médecin avec elle.

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2 - Soit 84 ans selon nos années.

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