Chapitre 5 : La leçon

11 minutes de lecture

Le sol se situait très loin au-dessous de Deirane. Si loin qu’elle commençait à voir la rotondité de la planète. Étrange, car elle ne s’était jamais interrogée sur sa forme. Si elle l’avait fait, en première hypothèse elle l’aurait estimée plate et non ronde.

En regardant un peu vers l’ouest elle put discerner le volcan, à l’horizon. Il crachait de grandes quantités de fumée, mais elle volait si haut qu’elle ne risquait rien. Bientôt, elle passerait au-dessus. Avant de l’atteindre, elle survola une ville. Elle plongea ce qui lui permit de l’examiner en détail. Elle était fortifiée comme Elmin, disposant de plusieurs enceintes concentriques qui se prolongeaient en mer pour protéger le port. Elle put voir les bateaux qui s’en allaient. Les habitants fuyaient. Il n’y aurait malheureusement pas de place pour tout le monde.

Puis elle vola au-dessus de l’océan et enfin parvint au volcan. Depuis sa précédente excursion onirique, bien que le nuage de cendre se fût épaissi, il ne projetait encore ni lave ni bombes. À côté, à une distance respectable, elle vit des bateaux. Trois exactement : deux petits croiseurs helarieal qui escortaient un navire officiel. Sur le pont de ce dernier, une jeune femme blonde observait la montagne. À une telle distance, elle ne put voir si elle était stoltzin, humaine ou edoriane, ni même si elle était belle.

Soudain, l’image disparut et elle se réveilla.

Ce matin-là était différent des autres. C’était le jour où son commis lui rendait visite. Depuis la mort de Biluan, elle et Dursun avaient hérité des biens de ce trafiquant. Brun avait décidé qu’une fois par douzain, sa veuve se présenterait au palais pour lui rendre son rapport. Elle enfila une tenue qui seyait à une personne de son rang : une tunique au décolleté léger et une jupe longue, les deux en soie blanche brodée de motifs noirs et rouges. Au début, elle pensait s’habiller de façon plus décontractée, avec une robe toute simple ; Loumäi l’avait prévenue que cela risquait d’attirer sur elle le mépris de son interlocutrice. Si elle voulait que cette dernière l’écoutât, elle devait ressembler à ce qu’elle était : une concubine royale.

La rencontre aurait lieu hors du harem. Elle attendit donc l’eunuque qui devait l’escorter. En attendant, elle rejoignit ses amies qui prenaient leur repas du matin dans le salon. Elles s’étaient toutes installées autour de la table. Deirane s’assit devant la dernière assiette libre. Divers plateaux portaient une profusion de fruits et de salades, du pain, des jus de fruits et des poely helarieal, ces crêpes salées qui connaissaient plus de succès hors de la Pentarchie que dans leur pays d’origine. Les Orvbelians prenaient traditionnellement un petit déjeuner copieux et froid, les plats chauds étant servis le soir. Son premier choix se porta sur le taboulé.

— J’aime bien ton appartement, s’extasia Dursun, crois-tu qu’on m’en attribuera un comme ça quand je serai concubine ?

— Il y a des chances, répondit Deirane.

— J’espère bien ! réagit Nëjya. Et dès que tu le seras, on aménagera chez toi. Le mien fait partie de l’aile la plus ancienne du harem. Il commence à ressentir son âge.

— Elle est très bien ta suite, répliqua Dursun, je n’ai pas eu l’impression qu’elle était en mauvais état.

Deirane savait très bien ce que Nëjya lui reprochait. C’était là que quelques mois auparavant Jevin avait tenté de la violer. Légalement, ce n’était pas un viol puisqu’elle lui appartenait. Dans les faits, il en allait tout autrement.

L’eunuque se présenta alors que Deirane venait juste de finir son assiette. Elle avait encore faim. Elle se prépara un sandwich garnissant un poel de tomates, de morceaux de jurave et de fromage, le tout noyé dans une bonne dose de mayonnaise. Dursun la regarda, admirative.

— Comment fais-tu pour manger tant de choses sans grossir ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas réfléchi au problème.

— Ce n’est pas compliqué, répondit Nëjya, c’est une vraie pile électrique cette fille. Elle ne reste jamais en place. Elle bouge tout le temps.

Il était exact que, comparée à la plupart des concubines qui passaient leurs journées à se prélasser au soleil, Deirane se montrait plutôt active. Surtout depuis que Naim, bloquée au palais depuis des douzains, pouvait les entraîner tous les soirs au combat.

Elle prit une pomme qu’elle glissa dans une poche avant de suivre son guide. Dursun lui emboîta le pas.

Deirane connaissait de nombreux moyens de sortir du harem. Mais tous étaient condamnés, sauf deux : l’entrée principale atteignable par la cour des dauphins et les appartements royaux. La première avait l’inconvénient de déboucher sur la galerie de marbre, un endroit accessible au public. Ils empruntèrent donc la seconde. Deirane appréhendait la traversée du domaine de Brun. Heureusement, ils ne firent qu’y passer. L’escalier qui permettait de descendre à l’étage inférieur, passage obligé vers l’aile suivante, se situait juste derrière la porte. La première fois que Deirane l’avait emprunté, elle avait trouvé le chemin compliqué. En fait, il était très simple : trois bâtiments cubiques, deux aux extrémités des ailes sud du harem et un isolé, étaient reliés par des passerelles placées à différents étages. Une galerie couverte reliait le premier de la série, réservé aux invités, au secteur administratif. Le dernier hébergeait la suite de Brun et celle d’Orellide. Ce changement continuel de niveau était destiné à rendre difficile à un envahisseur l’accès à la chambre du roi. Le corridor se terminait dans le corps de garde qui assurait la protection du palais. Avant de l’atteindre, on croisait plusieurs portes, dont celles des bureaux de Brun et de Dayan. Ce fut chez ce dernier qu’ils entrèrent.

Malgré l’heure précoce, le ministre était déjà arrivé. Il n’était pas assis à sa place, il s’était confortablement installé sur un fauteuil, à côté d’une belle jeune femme dont les cheveux châtains, la peau hâlée et les yeux noisette suggéraient une origine orvbeliane. Devant eux, une table basse portait quelques rafraîchissements et des verres partiellement vidés. Un coin convivial pour discuter affaires.

— Serlen, Dursun, soyez les bienvenues, les accueillit-il.

— Seigneur de la marche supérieure, le salua Deirane selon le protocole.

Dursun imita son aînée. Puis elles firent de même avec leur invitée, qui le leur rendit avec répugnance, semblait-il. Cette femme n’aimait pas Deirane. Elle ne savait pas si c’était parce que la petite concubine avait tué son mari, ou qu’elle dépendait de cette dernière. La maison qu’elle occupait appartenait à Deirane, l’argent qu’elle dépensait pour vivre était celui de Deirane, l’entreprise qu’elle gérait également alors que quelques mois plus tôt, elle possédait la compagnie. Bizarrement, son animosité ne semblait pas s’étendre à Dursun bien qu’elle détînt un quart des propriétés de l’ancien négrier.

Deirane appréhendait cette rencontre. Cela faisait des douzains qu’elle la repoussait. Pourtant, un jour elle allait bien devoir se mettre à administrer ses biens elle-même. Brun avait confié à Dayan la tâche de la former dans cette démarche. Elle se demandait quelles étaient les motivations du roi. Le harem lui fournissait tout, elle n’avait pas besoin de l’argent de ce commerce. Peut-être ne voulait-il que lui apprendre le commerce justement.

Et effectivement, la former représentait bien la principale motivation de Brun. La table qui trônait d’habitude au centre de la pièce avait été repoussée dans un coin, et remplacée par une autre, moins surchargée en décoration. Et le moindre espace plat, y compris le bureau, était couvert d’objets divers. On se serait cru au milieu d’un bazar. Les deux jeunes femmes se regardèrent, intriguées.

— Je vois que vous avez remarqué le changement d’organisation des lieux, constata Dayan.

— Il se passe quelque chose ? s’enquit Dursun. Un déménagement ?

— Non. Vous allez diriger une maison de négoce. Il est bon de savoir ce qui peut s’échanger. Voici un bref échantillon de ce que produit notre monde. Pourrez-vous en identifier l’origine ?

— C’est un test ? demanda Deirane.

— C’est une leçon.

Les deux jeunes femmes circulèrent au milieu des marchandises. Dursun s’arrêta devant une table basse en bois au plateau parfaitement lisse décoré d’incrustation dessinant un motif géométrique et recouvert d’un vernis qui faisait bien ressortir les veines du matériau.

— Ça vient d’un royaume edorian, proposa-t-elle, seuls eux savent travailler le bois comme cela.

— Ils sont de bons menuisiers. Cependant, ils ne disposent pas des outils pour atteindre cette perfection dans la coupe, la détrompa-t-il.

Deirane jeta un coup d’œil sur le meuble. En le découvrant, elle ne put se retenir de poser la main à sa surface pour le caresser.

— Elle a été créée en Yrian, expliqua-t-elle, cette façon de décorer le plateau est typique de mon pays.

— Où trouve-t-on l’équipement pour ça ?

Deirane haussa les épaules en signe d’ignorance. C’est Venaya qui répondit :

— Près d’une rivière au courant suffisamment fort pour actionner les scies et les perceuses, dans les régions assez riches pour s’offrir des outils en métal. Cela limite la fabrication à l’Yrian, l’Helaria et la Nayt et quelques autres rares endroits.

— Dont l’Orvbel, ajouta Dayan. Seulement, comme nous sommes un petit pays, nous en créons très peu et nous gardons l’essentiel de notre production.

Deirane s’était arrêtée devant un vase large à la base et au col étroit. Une partie du bois manquait, remplacé par une substance transparente colorée en bleu comme du verre, tout en paraissant chaude au toucher. Le résultat la stupéfia tant il lui parut incroyablement beau. Elle se tourna vers Dayan.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Ça vient de l’Helaria, expliqua Venaya. Nous ignorons ce qu’ils utilisent comme matériaux et ils sont les seuls à savoir le fabriquer.

— C’est un art qu’ils ont développé tout récemment, ajouta Dayan. Dans ma jeunesse, de tels objets n’existaient pas.

— Dursun, tu as vu ?

L’adolescente était occupée ailleurs. Elle se tenait devant un présentoir qui exposait des dizaines de sculptures grandes comme la main, taillées dans diverses pierres. Ce qui retenait son attention était une figurine de femme nue en verre. La précision des détails la sidérait, l’artisan avait été jusqu’à la teinter en sombre pour la rapprocher de la couleur de la peau. Elle l’examinait dans tous les sens, admirative devant de beauté.

Dayan jeta un coup d’œil sur l’étagère qui avait attiré la curiosité de l’adolescente.

— Les Naytains sont de grands artistes, expliqua-t-il. Personne ne sait travailler le verre comme eux. Toutes ces magnifiques pièces proviennent de ce pays.

— Ils ne manquent pas de sable, releva Venaya.

Dayan se dirigea vers la table et tira une chaise.

— La récréation est finie. Je ferai transporter ces marchandises dans le harem, tu auras tout le temps d’apprendre à les connaître. D’autres tâches nous attendent aujourd’hui.

Les jeunes femmes se rapprochèrent du ministre. Soudain, Dursun s’immobilisa. Elle ramassa un sac en cuir posé sur un buffet bas.

— Ma mère possédait le même, s’exclama-t-elle.

— Il vient de l’Aclan, confirma Venaya.

— Je peux…

Dayan accepta d’un mouvement de tête. Avec beaucoup d’émotion, elle passa la sangle à l’épaule. Puis elle souleva le rabat pour regarder à l’intérieur. Deirane sourit en la voyant y glisser subrepticement la sculpture naytaine. Dayan l’avait remarquée aussi, il resta pourtant silencieux. Le visage en feu, Dursun prit place juste à côté de Deirane.

Pendant toute la matinée, ils ne discutèrent que d’avoir, frets, mouvement de capitaux, et toutes les autres notions de comptabilité nécessaires à la bonne marche d’une entreprise. Dayan n’avait pas usurpé son titre de Premier ministre, il savait de quoi il parlait. Deirane comprit que diriger n’était pas seulement s’asseoir à un bureau et donner des ordres. Il y avait beaucoup de paramètres à considérer. Kazami, qui se formait pour seconder son mari dans ses affaires, aurait été ravie de se tenir à la place de la jeune femme.

Quand ils arrivèrent au bilan, Dayan manifesta de la surprise à l’énoncé de la somme en caisse.

— Vous avez engrangé plus de bénéfice que le mois précédent, constata-t-il.

— Il y a une pénurie de bateaux et nous avons pu augmenter les prix, répondit Venaya.

— D’où cela vient-il ? Il y a toujours eu une pénurie de bateaux.

— Pas à ce point-là. L’Helaria a retiré sa flotte des marchés. Nous avons pu reprendre quelques-uns de leurs contrats.

Ils ne s’attendaient tellement pas à cette annonce que Deirane et Dayan en restèrent muets.

— Pourquoi ? demanda Dayan.

— Je l’ignore. Dès qu’un navire de commerce entre au port, la Pentarchie le réquisitionne aussitôt. Elle le charge de vivres et il met le cap au sud. D’ailleurs, l’Helaria achète toute la nourriture qu’elle peut trouver. Et elle paye bien.

Dayan réfléchit un long moment en se caressant la barbe.

— Il se passe quelque chose de grave au sud, en conclut-il enfin, mais quoi ? Qu’en est-il des navires du Mustul ?

— Certains se joignent aux convois, toutefois ils ne sont pas réquisitionnés. La moitié encore continue à commercer dans nos eaux.

— Ce n’est donc pas un problème au Mustul.

Deirane avait une idée, tellement folle qu’elle hésitait. Voyant son agitation, le ministre posa son regard sur elle. Dursun lui donna un coup de coude pour l’encourager. Elle se décida.

— Est-ce que cela pourrait être dû à un volcan ?

— Pourquoi un volcan en particulier ? On dispose de suffisamment de place dans le monde pour que l’on puisse s’installer loin de ceux qui sont en activité.

— J’ai entendu dire que le volcan le plus près se situe en Nayt, intervint Venaya.

— Pas un volcan, une zone d’activité volcanique, corrigea Dayan, en plein cœur du désert empoisonné. Les vrais volcans les plus proches sont ceux de l’Helaria. Fort heureusement, ils sont éteints. Pour en trouver des actifs, on doit aller au Shacand, tout au sud du continent, loin de toute installation humaine. Et puis surtout, le Shacand est le fief du Mustul. C’est lui qui devrait réagir et l’Helaria l’assister. La situation contraire de ce que l’on observe actuellement. Honnêtement, je ne comprends pas.

Deirane regarda le bilan. Au cours des deux derniers douzains, sa flotte avait transporté de grandes quantités de céréales de Kushan à Imoteiv. Bien que cela rapportât moins que le trafic d’esclaves, le voyage était beaucoup plus court. Et cela commençait à représenter une fraction conséquente de ses revenus. Pas suffisamment hélas pour qu’elle ne pût plus se considérer comme une négrière. Le plus surprenant restait le contrat signé avec un marchand helarieal. La Pentarchie faisait fi des navires orvbelians et leurs principaux affréteurs siégeaient dans la Hanse. Que les Helariaseny eux-mêmes utilisassent les services de la cité-État esclavagiste était une nouveauté. Avec un peu de chance, quand la situation reviendrait à la normale, pourrait-elle garder quelques clients. Ce serait un premier pas dans la transition vers des affaires honnêtes.

— Excusez-moi, demanda-t-elle, je vois qu’un de mes transporteurs a établi une ligne commerciale entre Kushan et Imoteiv. J’ignorais que nous avions le droit d’entrer dans la ville.

— Tant que le bateau ne bat pas pavillon orvbelian, il n’y a aucun problème, répondit Dayan. Il suffit que nous opérions pour le compte de la Hanse ou de toute autre nation pour pouvoir nous rendre partout.

— Là, l’affréteur est helarieal.

Dayan lui arracha le document des mains et le lut. Un rictus déforma son visage.

— La situation doit être bien grave en Helaria pour qu’ils utilisent nos services.

— C’est peut-être un réfugié des Hauts Royaumes, intervint Dursun. Ils n’éprouvent pas de prévention particulière contre nous.

— C’est bien possible, répondit Dayan. Certains de ces États pratiquaient l’esclavage. Ils ne comprennent pas que l’Helaria le réprouve.

Deirane avait déjà rencontré une telle personne. Le navire qui l’avait amenée en Orvbel était bien helarieal. Et pourtant son capitaine s’adonnait au trafic d’esclaves.

Et au fond d’elle-même, au contraire de Dayan, Deirane savait ce qui se passait. Elle venait juste de rêver d’une catastrophe au sud. Et soudain, l’Helaria envoyait un maximum de ressources dans cette direction, au point de mettre son empire commercial en danger. Jamais le ministre, et encore moins le roi, ne la croirait.

La matinée était bien avancée quand Deirane et Dursun rejoignirent leurs amies.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0