Partie 1

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Mon cher Basile,

Mon cher Basile… Comme si j’avais quatre-vingt dix ans. Mon cher Basile… Si je ne te connaissais pas mieux, je penserais que tu te moques de moi… Enfin… Qu’as-tu de si important à dire ?

Bien qu’il soit beaucoup trop tard pour cela, je t’adresse ces mots parce que j’ai besoin de m’expliquer. De t’expliquer. Même si mon odieux comportement ne peut pas vraiment être justifié, j’en ai conscience. On pourrait croire que j’ai longuement réfléchi avant de t’adresser cette lettre. Des années, des siècles. Non. Je t’ai vu pour la dernière fois il y a seulement quelques mois et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser que mes regrets ne signifient plus rien, comme si trop de temps s’était écoulé pour que je puisse décemment les exprimer. J’aurais dû comprendre mon erreur au moment-même où tu es sorti de ma vie. Où je t’ai poussé hors de ma vie, plutôt.

Lorsque je contemple mon passé, il me semble que la tragédie, notre tragédie, s’est nouée aux prémices de notre rencontre, au moment où tu as surgi dans mon existence. Ou quand j’ai fait irruption dans la tienne. Une chose est certaine, nos destins sont entrés en collision et aucun de nous deux ne s’en est sorti indemne. Je t’imagine sourire à la lecture de ces lignes. Un sourire triste et désabusé parce que tu penses avoir souffert mille morts tandis que je paraissais m’amuser. Comment te donner tort ? Tu n’as pas eu l’occasion de me voir changer mais tu finiras par constater à quel point je suis différent à présent.

Bien évidemment, tu connais déjà une bonne partie de ce que je vais écrire. Il s’agit de mon histoire tout autant que de la tienne. Cependant, je ne me suis jamais vraiment montré honnête envers toi, tu n’as pu qu’imaginer ce que je pensais ou ce qui me motivait à me conduire comme je l’ai fait. Le temps des devinettes est révolu et tu vas enfin tout savoir, même ce que tu aurais préféré ignorer.

Une lettre pour t’expliquer. Je reconnais bien là ton sens de la mise en scène. Fais attention, le ton est un peu mélodramatique et je pourrais croire que tu le fais exprès pour m’attendrir… Tu sais quoi ? C’est efficace. Un peu. J’ai envie de te lire. J’ai l’impression de tout savoir sans vraiment savoir. De te connaître sans vraiment te connaître. C’est très énervant.

(Et non, je ne suis pas en train de sourire. J’ai trop peur de ce que tu vas écrire.)

Je me souviens exactement du jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Je croyais démarrer une nouvelle vie parce que mes parents venaient d’emménager dans un quartier qui me semblait paralysé par la naphtaline. Tout y paraissait vieux et dépassé. À notre âge, le moindre changement devient révolution et je n’aimais pas celle dans laquelle je venais d’être entraîné malgré moi. Je passais l’essentiel mes journées à bouder. Mais ce jour-là, après avoir traîné mon ennui pendant des heures dans le canapé du salon, j’ai décidé de sortir.

Je ne suis pas sensible à la beauté de la nature mais quelque chose dans la lumière automnale, les arbres rougissants, les feuilles jaunies et craquelées sur le sol, m’a attiré vers un parc. L’été s’éternisait en laissant planer derrière lui un air tiède des plus agréables… Je me suis assis sur un banc pour regarder les gens défiler devant moi, imaginant leur vie, leur caractère…

Tu as toujours cru m’avoir trouvé par hasard mais cela faisait un moment que je te surveillais du coin de l’œil. On ne peut pas dire que tu passes inaperçu, ce qui est assez drôle quand on pense à ta timidité maladive. Je me suis toujours demandé pourquoi tu avais décidé de teindre tes cheveux en bleu pâle mais cette couleur te va bien et c’est ce qui m’a permis de te repérer, appareil photo à la main, au milieu des arbres dorés et de l’herbe jaunie. L’inspiration te fuyait et ta moue déçue m’a donné envie de t’apporter du réconfort. Je suis moins farouche que toi alors je me suis approché. Comme tu me tournais le dos, je t’ai tapoté l’épaule et tu as sursauté avant de te tourner vers moi. Tu ne m’as même pas laissé le temps d’ouvrir la bouche avant de capturer mon image sur ta pellicule. Étrange entrée en matière pour une amitié. Et que dire de ton regard ? Je sentais qu’il me couvait, me scrutait, détaillant chaque détail de mon visage, chaque fibre de mon être et je ne pouvais pas encore comprendre pourquoi. J’aurais préféré ne pas comprendre pourquoi. Si ton regard ne m’avait pas autant magnifié, le cours de nos existences aurait pris un chemin bien différent. Mais tu es un artiste, tu sais déceler la beauté dans la moindre particule et tu as vu en moi des traits, des courbes, des lignes qui t’ont plu. Plaire est même un euphémisme.

Tu n'imagines même pas à quel point tu es troublant. On connaît tous ces discours sur la subjectivité de la beauté et tout ça. L’idée qu’il s’agit aussi bien d’un jugement sur le physique que d’une construction de la société. Pour moi, ce jour-là, tu as fait voler ces théories en éclats parce que c’est une main divine qui a dessiné ton visage. Il n’y a pas d’autre explication. Ta beauté, c’est bien plus que la perfection esthétique. À ce moment-là, elle tenait aussi de ta pureté. C’est ça, ce que j’ai pris en photo.

Nous étions immobiles, tout comme le temps. Il nous a fallu un long moment avant de reprendre vie. Cela a commencé par tes joues brusquement devenues écarlates, puis tu t’es mordu les lèvres, visiblement mortifié, et je me suis mis à rire de ton embarras. Pour mettre fin à ton calvaire, je me suis présenté et je t’ai tendu la main. Comme ta honte te bâillonnait, tu ne m’as pas répondu, les yeux baissés sur mes doigts, et je dois avouer que je t’ai brièvement pris pour un demeuré. Puis les mots se sont enfin décidés à se frayer un chemin hors de ta bouche et tu m’as donné ton prénom. En revanche, tu n’as pas osé me toucher et je me suis senti un peu crétin à attendre la poignée de mains que tu me refusais.

Les souvenirs que j’ai gardés de ce qui a suivi ressemblent à des lambeaux de brume et seules quelques bribes me reviennent en mémoire. Je sais que nous avons bavardé comme de vieux amis mais il m’est impossible de reconstruire notre conversation. Sans doute tournait-elle autour de l’art, ton obsession. Moi, je n’avais rien d’intéressant à partager. Avant de te connaître, je ne possédais aucune passion, rien ne m’attirait vraiment et ma belle tête ne contenait que du vide. Peut-être m’as-tu expliqué ce que tu aimais dans la photographie. À cette époque, je ne savais pas juger les caractères aussi bien qu’aujourd’hui. Cependant, j’ai très vite compris à tes hésitations, ton débit lent et mesuré, que tu te montrais exceptionnellement loquace en ma compagnie, comme si tu voulais à tout prix faire durer ce moment de partage entre nous. Et tu as trouvé en moi un auditeur attentif et intéressé ; j’ai bu tes paroles, versées d’une voix délicate et douce, et j’aimerais encore entendre ton timbre si singulier.

Évidemment. Tu veux bien m’écouter quand je n’ai plus envie de te parler… Et c’est moi qui ai l’air d’un demeuré…

Quand nous avons dû nous quitter, nous n’avons rien échangé, pas même une promesse de nous revoir. Cela ne nous a pas semblé nécessaire. Il paraît idiot de croire encore au destin – je parle du destin de tragédie, de l’implacable fatalité qui souffle les personnages à la fin de l’histoire – toutefois, je ne peux pas croire que notre rencontre soit le fruit du hasard. Et ce jour-là, nous avons tous les deux compris qu’il ne s’agissait pas d’un adieu et que nous nous reverrions très vite.

Tu fais partie de ces gens qu’on ne veut pas lâcher une fois qu’on a mis la main sur eux. J’imagine que tu as perçu cette envie chez moi et que tu as cru la partager. Mais soyons honnêtes. Partager n’est pas ton fort. On te donne et tu rends, parfois. Si tu ne m’avais plus jamais croisé, tu m’aurais vite oublié. Alors que moi, je pensais tellement à toi que j’aurais fini par forcer le hasard pour te revoir.

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