Chapitre 1

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"Ah, te voilà! Il y a du linge à ramasser, viens m'aider!"

Lorsque la mère d'Elinor la vit entrer dans la cuisine, elle s'avança vers elle, lui embrassa le front puis fourra entre ses mains une vieille bassine en plastique vide. Elle ôta son grand tablier blanc maculé de taches de graisse et poussa gentiment sa fille dehors, tout en appelant Mila depuis la porte donnant sur le salon:

"Mila? Lave-toi les mains, le dîner est prêt! Elinor, tu laisseras le linge dans la buanderie en revenant, je m'en occuperai demain. Oh, mais où ai-je la tête! Il doit être trempé! Je n'ai même pas fait attention à la pluie. Je crois que je travaille beaucoup trop..."

Dans une tornade de cheveux blonds, la cadette apparut à la porte et la poussa d'un geste maladroit. Elle courut vers sa grande soeur et lui enlaça les jambes de ses petits bras, en récitant une comptine qu'elle avait sûrement apprise dans la journée.

"T'as entendu, Linor? dit-elle (dans la précipitation propre à son caractère de petite fille, elle ne prononçait jamais le "e" de son prénom et déformait souvent ses mots). C'est joli!

- Oui, très joli, répondit sa soeur, en rattrapant de justesse la bassine qui avait failli lui échapper. J'ai appris cette petite comptine avant toi. C'est Liam qui te l'a chantée?

- Oui!"

Liam était l'aîné des enfants Hale. Du haut de ses dix-huit ans, il s'occupait tout le temps de ses soeurs et travaillait déjà dans une pizzeria du centre-ville comme serveur. Ce n'était vraiment pas le plus investi de la famille en matière d'études, mais tout le monde l'admirait. Il avait du culot, Liam Hale, il était plutôt beau garçon et responsable et, dans le quartier, on racontait même qu'il avait mis la main sur une charmante demoiselle nommée Clara Hemmings. Certains la connaissaient et ne disaient d'elle que du bien: son père était apparemment le chef d'une grande entreprise et possédait une fortune conséquente, sans compter le trésor qu'il avait amassé dans des parties pro de poker, au grand casino. Elinor ne croyait pas à ces racontars, son frère n'ayant jamais été attiré par les femmes importantes; il était d'ailleurs toujours amoureux d'Emma Jones, une de ses plus chères amies d'enfance. Petite fille, Elinor les avait souvent vus jouer aux Dominos sur la pelouse rebelle du jardin, ou grimper aux arbres de Mme Sylvestre, leur vieille voisine française. Cette dernière avait toujours sa radio-cassette à piles allumée et les invitait tous les trois à prendre le goûter chez elle, Paint It Black au bout des lèvres. Désormais, Liam n'invitait que rarement Emma à la maison, car ils avaient l'habitude de se retrouver au cinéma ou au café de la grand-place.

Mais, pas le temps pour tous ces souvenirs, j'ai du linge à ramasser, se dit Elinor. D'ailleurs, il faudrait que j'aille saluer Mme Sylvestre et prendre de ses nouvelles.

Elle enfila les vieux mocassins de son père qui ne servaient plus qu'aux tâches ménagères et au jardinage, passa la porte qui donnait sur l'arrière-cour, puis se dirigea vers l'étendoir à linge. Celui-ci résultait de deux fils de fer, longs et solides, accrochés à trois branches de chênes résistantes (la dernière étant en fait celle d'un des arbres à la croissance anarchique de Mme Sylvestre). Il ne pleuvait plus. Avec précaution, elle plia les linges trempés et les déposa dans la bassine, tout en fredonnant un air inventé à la va-vite.

En levant la tête, Elinor aperçut la ville, la grande ville, qui brillait déjà dans le ciel rosé du crépuscule, et elle se figea. C'était ce qu'elle préférait, contempler les lumières du centre depuis son quartier éteint. Il y avait de la vie là-bas, et surtout la bibliothèque, avec ses étagères qui invitaient au voyage. Elle prit la bassine dans ses bras, jeta un dernier regard aux illuminations de Bristol et rentra.

Sa mère, encore tout affolée, fut résignée de constater l'humidité de son linge. Elle le prit des mains d'Elinor et le déposa dans la buanderie en gémissant:

"Voilà ce qui arrive quand on ne fait pas attention à ce qui se passe dehors! Je vais devoir le relaver... oh, j'ai tellement de choses à faire!"

Elinor s'installa à table avec Mila et jeta un coup d'oeil à son père, qui lisait le journal sans prêter la moindre attention à son épouse. Il était à la page des événements sportifs et ronchonnait apparemment contre ses collègues de travail, les sourcils froncés. Les deux soeurs ne relevèrent pas ses vulgarités et se servirent dans la grande casserole de haricots préparés par leur mère. Lorsqu'elle revint, elle s'assit, balança ses cheveux blonds en arrière et remplit l'assiette de son mari en sanglotant. Elinor se dépêcha d'avaler le contenu de la sienne et la déposa dans l'évier, avant de disparaître sans bruit par la porte entrouverte.

Une fois dans sa chambre, elle révisa un peu ses leçons et fut forcée de constater qu'elle n'avait pas assez travaillé pendant le week-end. Elle s'avachit sur son lit en soupirant et saisit une carte postale qui traînait sur sa table de nuit. Un express de Cork, que son frère lui avait envoyé l'année précédente en voyage avec l'un de ses meilleurs amis. Elle reconnut son écriture brouillonne et ses horribles points d'exclamation.

Elinor sourit: elle avait beau avoir le pire père du monde, Liam était tout ce que l'on pouvait rêver d'un grand frère. Après s'être lavée, elle l'entendit rentrer à la maison sur son vélo.

Les chaînes grincèrent.

Elle s'endormit.

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