Epilogue

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Une foule de maquilleurs, de gardes du corps, de techniciens du son et de conseillers politiques se presse dans la loge. Tous gravitent autour de Luiz, qui semble légèrement débordé par la tournure qu’ont pris les événements. Pour ma part, je suis complètement dépassé... L’enjeu est immense. C’est le premier meeting de Luiz da Silva, le nouveau candidat du parti vert du Brésil. Pour l’instant, les sondages ne lui sont pas défavorables... Ce qui a attiré un public considérable en conséquence : la salle est comble. Et chauffée à blanc. En coulisse, on entend la clameur populaire, qui hurle « Luiz, Président ! ». Ça me fait tout drôle d’entendre son nom repris en chœur par tant de monde. Je suis habitué à être le seul à le prononcer. Le seul à l’aduler. Le seul à l’aimer... Il semblerait toutefois que cette époque soit désormais révolue, et qu’il me faille partager mon bel homme avec le Brésil tout entier. Ou du moins, une bonne parti des militants du parti vert, en plein essor depuis quelques mois. Fábio Martins était déjà un homme populaire, il a mobilisé bien au-delà du cœur des militants de toujours. Mais la jeunesse et – rien ne sert de le nier – la beauté de Luiz semble faire mouche auprès de l’électorat brésilien, dans un pays où l’on accorde beaucoup d’importance à l’apparence physique.

L’horloge tourne, et, immanquablement, l’heure d’entrer en scène arrive enfin pour Luiz. Je suis la dernière personne qu’il consulte avant de se jeter dans l’arène. Je le rassure, lui dit qu’il a ça en lui, et l’embrasse tendrement pour essayer d’apaiser sa peur. Sans réellement y parvenir. L’inverse aurait été étonnant. Ce n’est pas tous les jours que l’on s’adresse à dix-mille personnes qui scandent votre nom avec une ferveur déroutante. Luiz quitte la loge la gorge nouée. Je prie pour que tout se passe bien... Je crois les doigts. Je touche du bois. Je ne suis pas croyant, ni particulièrement superstitieux, mais dans de telles circonstances, un peu d’aide divine ne peut pas faire de mal...

En dépit du stress et du manque d’expérience, Luiz fait une magnifique prestation. Charismatique. Clair dans ses propos. Convaincant, tant sur la forme que sur le fond. Un constat pragmatique : l’urgence climatique. Un programme visionnaire : la priorité donnée à la protection de la nature, avant tout le reste. Une déconnexion définitive du progrès économique et du progrès humain. Une vraie alternative aux prophètes de la croissance verte. Les conseillers politiques s’applaudissent dans la loge. Moi, j’applaudis Luiz, dont l’image est retranscrite en direct sur un petit téléviseur accroché au mur. Un véritable succès. Que dis-je, un triomphe ! Magnifique… J’en ai presque les larmes aux yeux.

Puis, une fois son tour passé, ce sont les caciques du parti qui prennent la parole à tour de rôle, pour apporter leur soutien au candidat da Silva. Là, ça m’intéresse nettement moins... Pour passer le temps, je décide donc de vérifier cette nouvelle application dont Maria m’a parlé. OneFeed. Le réseau social ultime, dernier né de la famille Zuckerberg, censé remplacer à la fois Facebook, Instagram et Whatsapp, les trois produits phares de la société Facebook Inc. désormais fusionnés en un seul et même système : OneFeed. L’attrait principal de cette nouveauté : pas besoin d’ajouter vos amis, OneFeed le fait pour vous, en fonction des numéros de téléphone enregistrés dans votre répertoire. Voyons voir ce que ça donne… Je lance l’application tout juste téléchargée. Et tout suite, une multitude de visages familiers s’affiche sur l’écran de mon téléphone. Je comprends alors immédiatement l’attrait du réseau social. Jamais je n’aurais osé demander ces gens en ami sur Facebook, ou les suivre sur Instagram...

D’ailleurs, je dois être le dernier à sauter le pas, car la plupart de mes contacts ont déjà un profil. Pour deux d’entre eux seulement, Catherine et Idriss, je reçois un message d’erreur : « il n’existe pas de profil OneFeed associé à ce numéro ». Soit. Les vieux de la vieille. On ne la leur fait pas, à ceux-là. Ils n’iront pas donner leurs données personnelle sans rien attendre en retour de sitôt. Fort heureusement, je les sais vivants et en bonne santé, toujours en poste aux Nations Unies, à Montevideo. J’ai même reçu un mail d’Idriss, il n’y a pas si longtemps, disant qu’il avait suivi un de mes cours en ligne pour se rafraîchir la mémoire sur l’histoire du mouvement international en faveur du climat. J’ai bien sûr été très flatté…

Pour le reste, tout le monde semble avoir cédé aux sirènes de OneFeed. Et, alors que je navigue de profil en profil, guidé par une curiosité un peu malsaine – mais comment pourrait-il en être autrement ? – je découvre ce qu’il est advenu de celles et ceux qui ont marqué les dernières années de mon existence. De ma vie d’avant.

Hristov, d’abord, mon premier chef aux Nations Unies. Le grand serbe aux yeux clairs, avec qui j’ai entretenu une relation aussi brève que destructrice. D’après son profil, il est désormais Haut Représentant de l’ONU pour la paix en Voïvodine, l’ancienne province serbe qui a fait sécession il y a quelques années, provoquant une énième guerre civile dans les Balkans, éloignant encore un peu plus la Serbie d’une éventuelle intégration à l’Union européenne. Je note avec satisfaction qu’il a pris un peu de ventre, et que la calvitie le guette. Il n’y a aucune information sur son statut marital. C’est qu’il ne doit rien avoir à dire... C’est comme ça que ça marche, non ?

Après Hristov, Erika, mon ex-collègue newyorkaise, qui dirige désormais la fondation de John Newman, le philanthrope vert, éternel recalé de la présidentielle américaine. Une photo se dégage du reste, dans sa galerie : elle, en robe blanche, entourée d’un marié élégant et d’une foule incroyable, dans une synagogue de New York. Par contre, son profil indique qu’elle est célibataire. Simple oubli, ou divorce récent ? Pour le savoir, il me faudra la contacter.

Je passe à Sanjay, mon autre collègue de New York, qui a déménagé à Montevideo en même temps que le siège des Nations Unies. Il n’a pas l’air de mener une vie palpitante, à en juger par les photos qu’il publie. En revanche, il est également tagué sur un ensemble de clichés postés par une belle femme, indienne elle aussi, qui semble être la sienne. On les retrouve notamment en train de poser devant un orphelinat, en Inde, un bébé dans les bras, qu’ils viennent visiblement d’adopter, ce qui colle parfaitement à l’image que je me suis fait de Sanjay : un éternel pragmatique au grand cœur, pour lequel mettre au monde un enfant, véritable petite bombe de CO2 à retardement, n’a aucun sens, quand il y en existe déjà tant en manque d’amour.

J’en viens à Ewelina, qui, suivant le conseil que je lui ai donné avant de quitter Bruxelles, s’en est allée à Montevideo pour retrouver son poste d’assistante auprès d’Idriss, une fois passeport saint-lucien en poche. La belle polonaise n’a pas pris une ride, comme si le temps n’avait aucune prise sur sa beauté. Et plus ses enfants grandissent, au fil des photos, plus elle ressemble à leur grande sœur plutôt qu’à leur mère. Et le tout sans le moindre recours à la chirurgie esthétique. C’est une véritable miracle de la régénérescence cellulaire ! Les chercheurs forcenés de la jeunesse éternelle devraient prendre Ewelina comme cobaye. En fouillant un peu dans son profil, je découvre une photo d’elle et d’Idriss, prise sur une grande plage océane de Montevideo. Ils sont en train de pique-niquer. Idriss a l’air d’être accompagné par un bel homme d’une cinquantaine d’année, la peau basanée et le regard noir. Un uruguayen, sans doute... Je n’en suis pas sûr, la photo n’est pas suffisamment explicite, mais s’ils sont bel et bien ensemble, ce pourrait être grâce à moi… Après tout, ne suis-je pas celui qui a monté à Idriss comment utiliser Grindr ?

Après Ewelina, je passe à un profil inconnu, qui répond au nom de Louise. Mais je n’ai jamais vu cette personne, un jeune homme asiatique qui, s’il a l’air sympathique, n’a clairement rien à voir avec mon ancienne collègue britannique, éternelle rebelle. Elle a dû changer de numéro, depuis le temps... Il est vrai que j’ai perdu sa trace il y a plus de cinq ans, déjà, Louise faisant partie de ces gens qui sont allergiques aux réseaux sociaux, et qui, par ailleurs, ne se donnent pas de mal pour donner des nouvelles aux autres, ni en demander.

Ce qui, en revanche, n’est pas le cas d’Ulysse. J’échange toujours régulièrement avec le beau wallon, qui travaille toujours pour la Commission européenne, au service environnement. Lors de notre dernière conversation, il m’a dit être en couple avec un certain Samir, un maroxellois* un peu plus jeune que lui. Sur OneFeed, je découvre pour la première fois le visage de ce fameux Samir, qui me semble avoir un faux air de ce garçon dont le nom m’échappe – Sofiane, je crois – qui nous avait rejoint pour un plan à trois spontané dans les toilettes d’un bar de Genève. J’étais alors un tout jeune fonctionnaire. Et Ulysse, encore stagiaire. C’était le bon temps… Peut-être y’a-t-il aussi un brin de nostalgie dans le choix Ulysse, qui s’est de nouveau porté sur une jeune méditerranéen ?

Je poursuis mon tour de OneFeed avec Simon, l’irlandais espiègle et joueur, que j’ai la surprise de retrouver avec l’intégralité du bras gauche recouvert de tatouages. Il a quitté New York pour Londres, où il a pris la tête du bureau britannique de Greenpeace. Il n’y a visiblement pas d’homme dans sa vie, ou du moins, aucun avec lequel il ne daigne s’afficher publiquement. En revanche, je trouve un certain nombre de photos de lui au milieu de groupes de gays musclés, toutes prises lors de soirées costumées, de marches des fiertés, ou de festivals estivaux, où il est de bon ton d’être torse nu et en maillot moulant. Je le soupçonne d’avoir rompu avec son petit ami de New York pour se consacrer pleinement à la vie sociale débridée que peut offrir le milieu LGBT, pour ceux que ça intéresse. Je n’en attends pas moins de Simon, il a toujours été très ouvert d’esprit, voire un peu kinky sur les bords.

Je termine avec Filip, mon ex. Je ne m’attendais pas à le voir ici, à vrai dire. Non pas qu’il ne soit pas du genre à utiliser OneFeed. Simplement, il est tellement sorti de ma vie et de ma mémoire que je ne me rappelais pas avoir encore son numéro enregistré sur mon téléphone. Visiblement, tout va bien pour lui. Il est retourné vivre à Anvers, où il travaille pour une agence de communication. Blond, assez fin et le regard azur, son nouveau petit ami me ressemble comme deux gouttes d’eau, c’en est même presque troublant. Je peux presque entendre la voix de Maria me susurrer à l’oreille : « mais en moins bien quand même ». Je souris bêtement. Finalement plutôt content pour Filip, qui méritait de trouver quelqu’un qui sache lui donner ce qu’il recherchait, ce dont j’ai été incapable, pour ma part.

Après Filip, c’est le visage d’Alvaro qui s’affiche sur mon écran. La beauté toujours aussi troublante. La barbe taillée en pointe, légèrement grisonnante au niveau des tempes. Les lèvres pleines, rouge brique. Le regard assagi par les années. Je suis tenté d’ouvrir son profil pour en savoir plus. Nous avons totalement rompu le contact après que j’aie quitté Bruxelles pour rejoindre Luiz. En dépit de notre promesse mutuelle de maintenir notre amitié à flot. La vie prend des décisions à notre place, parfois. Souvent, même... Finalement, je renonce. J’ai tourné la page, je ne mange plus de ce pain-là. Rien ne sert de réouvrir la boîte de Pandore. Je fais disparaître son profil d’un coup de pouce.

Ainsi s’achève mon initiation à OneFeed, véritable voyage dans le passé qui me laisse songeur. Le temps passe si vite. Et les gens changent tellement, et en même temps, ne changent jamais vraiment complètement... C’est beau et effrayant à la fois.

Bouleversé par la découverte du nouveau réseau social, je n’ai pas remarqué la notification qui clignote en haut de l’écran. Un nouveau contact souhaite m’ajouter. Tiens ! Je ne sais pas encore comment ça marche, cette affaire... Un certain Tim Berthaud-Muñoz. « TBM ». Il fallait oser appeler son fils Tim, avec de telles initiales… Le problème des parents, c’est que, trop souvent, ils sont hétéros, et ne pensent pas à des choses pareilles... J’espère pour le fameux Tim qu’il ne déçoit les attentes légitimes de ses partenaires. Il a l’air plutôt mignon, avec son visage juvénile et ses cheveux châtains, qui tombent en bataille sur son front bronzé. En tout cas, une chose est sûre : je ne le connais pas. Il travaille pour le ministère français de l’agriculture, à la direction des pêches et des affaires maritimes. Etrange… J’accepte sa demande. Sait-on jamais, peut-être nous sommes nous déjà croisés, lors d’un congrès ou d’un événement quelconque…

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