Suī (推移)

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Si l'on m'avait demandé, adolescente, comment je me représentais le temps, j'aurais certainement répondu " comme une courbe, peut-être décroissante, mais on est sûrement dans une longue phase de stagnation ". J'imagine que l'on est nombreux à considérer la chose de la sorte : une ligne toute plate, éternelle, sans le moindre relief, sinon influencée par une vague tendance. Finalement, nous n'aurions pas vraiment tort. A beaucoup d'égars, le temps est aussi théorique et construit qu'une droite : il ne s'agit finalement que d'un mot pour décrire l'indicible et son infinité. Mais malgré toute la praticité terre-à-terre d'une telle vision des choses, nous ne sommes que des humains, vivants dans un monde créé par nos semblables. L'écoulement du temps, tout aussi neutre et scientifique qu'on voudra le mythifier, n'est qu'un prétexte pour faire Histoire.

D'un coup, le temps est qualifiable, possède ses bosses, ses sommets et ses creux ; ses années noires, ses périodes fastes, ses vides philosophiques et ses multiples dates bariolées de surligneur. Je suis d'avis que l'on s'envisage bien volontier dans le temps, mais plus rarement dans l'Histoire, malgré la banale connexion qui les unis. Personne ne s'attend à vivre un événement fédérateur ou une crise majeur, sinon les plus hypothétique et ambitieux d'entre nous. Le temps est chose de tout les jours, l'Histoire trop grande pour la moindre opération.

Il s'agit là certainement de l'influence du fantasme apocalyptique et de ses multiples visages, mais je n'aurais jamais soupçonné le calme dans lequel se constate un renversement historique. On s'y attend tous plus ou moins, sans vraiment trop le réaliser, alors il est peu pertinent de lui attribuer une date de naissance précise. On ne se rend de toute façon pas bien compte du moment auquel il commence, seulement que l'on est déjà en plein dedans.

Ce qui aurait pu être représenté dans l'imaginaire collectif comme une immense vague s'abattant sur le monde ou comme un séïsme secouant violemment la terre, s'inscrit finalement dans le silence de son chez-soi, en écoutant les informations, minute par minute, au compte-goutte. L'ébranlement d'une époque, c'est la tranquilité à l'heure de pointe, les étoiles visibles en plein centre-ville, un train à l'arrêt depuis une semaine. Ce sont les rues obstinément vides, jour après jour. Ce sont les voix esseulées des sans-abris qui n'ont plus la foule pour les couvrir, les ambulances qui fendent la nuit de leurs lumières rouges et bleus, leurs sirènes inutiles. C'est l'augmentation du compteur, toutes les vingt-quatre heures. Cette métamorphose est contemplée par le citoyen lambda, pieds nus du haut de son balcon, et devient petit à petit son nouveau quotidien. Il fait doucement le deuil de la normalité en l'effaçant d'une nouvelle banalité. Le temps long n'existe plus qu'à moitié, alors il se surprend à songer à l'Histoire et ne trouve rien d'autre à penser sinon :

" Quelle drôle d'époque. "

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