Simon

Prologue

Un soir d’été, sur une route sinueuse de la côte de l’île de Beauté, une voiture file à toute allure.

Le conducteur, emporté par la vitesse, négocie avec difficultés un virage. La voiture glisse, se rétablit et poursuit sa course effrénée.

Derrière elle, une voiture lui fait des appels de phares. L’homme au volant jette un coup d’œil dans le rétroviseur, maugrée des injures, puis appuie encore plus fort sur l’accélérateur.

Au virage suivant, la tragédie se produit : la voiture quitte la route, et plonge dans la mer.

1

Début décembre, par un matin froid et brumeux, dans les environs de Mende (Lozère),

Un autobus balaie le bitume de ses phares fatigués. Dès la première montée, cette véritable épave ambulante commence déjà à montrer des signes de fatigue. Le moteur hurle et les pneus crissent sur le gravier. Puis, à la faveur d’une descente en pente douce, l’engin respire enfin et reprend son rythme de croisière.

Le jeune chauffeur ne la mène pas large. Il ne comprend pas pourquoi il doit conduire cette antiquité, alors que sa société vient d’acquérir de nouveaux bus. Il a le sentiment de subir un bizutage en règle, de mauvais goût et surtout dangereux.

Il est transi de froid. Les mitaines agrippées au volant, il amorce une longue ligne droite. Il pousse d’un soupir de soulagement tout en gardant ses yeux rivés sur l’asphalte. Son soulagement est de courte durée, son portable sonne dans sa sacoche qu’il a gardée à ses pieds. Il se penche, lâche d’une main le volant, et s’en empare. Par effet réflexe, son autre main tire sur le volant, et le bus quitte sa trajectoire en se déportant légèrement sur le côté. Il réussit à la rétablir, ce qui n’empêche pas les passagers d’être bringuebalé d’un siège à l’autre. Le portable lui glisse des mains et tombe au sol. Un passager le ramasse et le lui tend.

« Non, merci, Monsieur. Fourrez-le dans mon sac, s’il vous plaît. Manque plus qu’on finisse dans le fossé. »

La neige commence à tomber. Il ne manquait plus que ça. Le pauvre chauffeur enclenche l’essuie-glace. Les balais s’arrachent de leur position de repos, s’élèvent avec peine et tentent de nettoyer le pare-brise des flocons de neige qui commencent à s’y déposer. L’effort est soutenu et courageux.

« Allez-y, les gars, vous en êtes capables. Un petit effort, s’écrie le jeune homme en accompagnant d’un geste de la main le mouvement des essuie-glaces. » Les balais lui répondent, et, tels des soldats sur le retour, repoussent les assaillants cotonneux.

Au détour d’un virage, la route soudain monte en pente abrupte et s’enroule autour d’un piton rocheux. Le jeune conducteur ralentit et se prépare à effectuer son premier arrêt. Plus loin, en bordure de route, un groupe d’individus attendent son arrivée. Certains, les mains dans les poches, la tête enfoncée dans leur manteau, sautillent sur place. D’autres, frappent leurs flancs, tout en se balançant d’un pied sur l’autre. Ils ont hâte d’entrer dans le bus et d’y trouver un semblant de chaleur.

L’autobus termine sa course dans un gémissement de bête blessée et s’immobilise non sans avoir au préalable glissé sur plusieurs mètres. La porte avant s’ouvre dans un souffle.

« Bon courage, Monsieur. Je suis désolé, mais ce vieux tacot n’est pas capable de monter jusqu’au village, déclare le chauffeur.

— Je sais, mon garçon, ça n’est pas prévu dans votre tournée. Ne vous en faites pas, mes jambes sont encore solides et j’ai ma canne, répond un vieil homme.

— Alors, bonne journée, Monsieur.

— Bonne journée jeune homme et bon courage pour la suite.

— Bonne journée, monsieur, ajoute un autre passager, celui-là est beaucoup plus jeune, descendant lui aussi du bus.

— Oh, excusez-moi, je ne vous ai pas vu. Au revoir Monsieur, répond le chauffeur. »

Les deux hommes descendent. Un chien, un labrador au pelage noir leur emboîte le pas. Il rejoint l’homme le plus jeune et marche à ses côtés. L’homme lui caresse le haut du crâne et lève les yeux vers le sommet. La route va être longue et sinueuse et la pente abrupte.

L’ancien avance d’un pas assuré et devance rapidement son prédécesseur d’une bonne dizaine de mètres. Robuste et de haute stature, il surpasse, malgré son dos courbé, son compagnon de route, d’une tête.

Le chien se porte à sa hauteur et se blottit contre ses jambes, le faisant chanceler. Le vieil homme titube, rétablit son équilibre et se penche pour le caresser.

« Balthazar, laisse ce monsieur tranquille. Tu vas le faire tomber, dit le maître du chien d’une voix douce et légèrement chantante.

Le vieil homme se redresse et se tourne. Sous son chapeau de feutre noir, son visage s’éclaire d’un large sourire, son regard est bienveillant. Il se penche à nouveau et tout en continuant à caresser le chien, il dit « Tu es beau, toi. Tu t’appelles Balthazar, joli nom. Puis s’adressant au maître de l’animal qui a allongé le pas et la rejoint, « Vous êtes du coin ? demande-t-il, d’une voix rauque et haletante.

— Pardon ?

— Vous êtes du pays ? articule lentement l’ancien, prenant conscience de sa difficulté respiratoire.

— Non, je voyage. Dans le village dans lequel je me trouvais précédemment, les gens m’ont dit que l’on trouvait ici un très bon pain. Le meilleur du coin, à ce qu’il paraît.

— On ne vous a pas menti, vu que c’est le seul boulanger sur la route de Mende.

— Je me suis donc fait avoir, si je comprends bien.

— Non, Monsieur, le pain de notre boulanger est excellent. Vous verrez, c’est un délice. Montons et vous constaterez par vous-même, par contre, je ne voudrais pas vous retarder. Vous êtes jeune. Avancez, j’ai tout mon temps.

— Moi aussi, j’ai tout mon temps. Je vais donc vous accompagner, si vous le voulez bien.

— Bien sûr ! Je me présente, je m’appelle Phébus Bonaventure et je vis dans ce village depuis des lustres.

— Simon Césarini, natif de Corse. Vous avez dû le deviner à mon accent.

— Un accent, tranquille, agréable d’ailleurs à entendre. Le nôtre est beaucoup plus terrien, âpre, et tout aussi paisible que le vôtre. Nous aimons nous aussi prendre notre temps pour dire les choses. Les gens de la ville sont tellement pressés qu’ils en oublient le sens des mots. Ils s’embrouillent la langue et parlent à tort et à travers.

— Je suis bien d’accord avec vous.

— Vous vous arrêtez uniquement pour acheter du pain ?

— Pas tout à fait. Je pense rester quelques jours pour des affaires privées. Je cherche un endroit où loger et éventuellement un travail temporaire bien sûr.

— Il y a bien une maison d’hôtes, mais je crains, qu’avec les fêtes, il n’y ait plus de chambres disponibles.

— Je partirai donc dès mes affaires réglées. J’imagine qu’il passe par ici au moins un bus par jour.

— Le prochain, je crains, ne passera que demain, en fin d’après-midi. Vous êtes bloqué chez nous. Mais j’y pense, ma maison est beaucoup trop grande pour un vieillard seul comme moi. J’ai plusieurs chambres libres et si vous voulez travailler, j’ai de quoi vous occuper.

— Je ne sais quoi vous dire.

— Ne dites rien. Par contre, je tiens à vous avertir, le travail n’est pas de tout repos.

— Ne vous inquiétez pas, je suis un enfant de la campagne et le travail ne me fait pas peur. J’ai de quoi vous payer la chambre.

— M’aider suffira. L’affaire est conclue. »

Phébus tend une main ferme et calleuse et Simon l’empoigne et la serre fermement. Il n’est pas mécontent de voir qu’il existe encore des hommes de parole, pour qui un accord se scelle d’une simple poignée de main, sans nécessité de documents officiels.

2

Ils poursuivent leur chemin, sans forcer l’allure avec Balthazar caracolant en tête. Ils gagnent enfin le village, un véritable est décor de carte postale : une place au bitume flambant neuf, un jardin d’enfants, un city stade et une église, un peu plus haut. L’édifice, imposant, presqu’une incongruité dans ce si petit village, est construit avec de lourds blocs de granit. Il est surmonté d’un clocher à quatre ouvertures dont deux sont occupés par des cloches.

Un parc de stationnement aux lignes d’un jaune éclatant, sur lequel il n’y a aucune voiture garée, semble davantage utilisé par les touristes que par les gens du village.

Balthazar file directement vers le jardin d’enfants. Simon le siffle pour qu’il le rejoigne, mais il poursuit sa course vers un banc sur lequel est assis un gamin. Hormis lui, il n’y a pas âme qui vive dans le jardin. Les cheveux coupés en brosse, le visage pâle comme de la craie, des joues rougies par le froid, il regarde, de ses yeux azur, le city stade. Il tient un ballon bloqué entre ses genoux.

Il attend peut-être des camarades pour aller jouer, songe Simon que cette vision ne laisse pas indifférent. Les deux hommes s’approchent. Phébus le salue. L’enfant ne répond pas, au contraire, il descend de son perchoir et s’échappe en courant à toute vitesse, comme s’il avait vu le diable. Il dodeline plutôt, encombré par son ventre trop enrobé et son ballon qu’il porte sous un bras.

Simon en le voyant courir ainsi se souvient de sa propre enfance et du langage alambiqué de son médecin de famille quand il avait annoncé à sa mère qu’il était frappé de surcharge pondérale. Dit plus simplement, il lui avait fait comprendre qu’il était trop gros pour son âge. Ce garçon lui rappelle celui qu’il était. Il ressent la souffrance que doivent lui causer les railleries des autres enfants et comprend pourquoi il les craint. Mais de là à craindre des adultes, se moqueraient-ils eux aussi de lui ?

« Vous connaissez cet enfant ? demande-t-il à Phébus.

— Oui, c’est David ! Il vit près de chez moi. Depuis que je le connais, je n’ai jamais réussi à l’approcher. Dès que je lui adresse la parole, il s’enfuit.

— Pourquoi ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Est-il rejeté des autres gens du village ? Les enfants doivent se moquer de lui, j’imagine.

— Pas de tout ! Les gamins ici sont très gentils. J’en ai certains qui viennent dans mon atelier. Je les connais bien !

— Votre atelier ?

— Un atelier de peinture. Je vous montrerai. Voilà, nous ne sommes plus loin ! »

Les deux individus et le chien quittent la place. Après avoir contourné l’église, ils empruntent une rue en pente raide. Les murs sont si élevés, que le soleil ne doit l’éclairer qu’une à deux heures par jour, lorsqu’il est au Zénith. Ils s’engagent dans une ruelle sans trottoir, dont la chaussée couverte de pierres imposantes. Les murs des habitations sont faits de pierres sèches, les toits sont en ardoise et les fenêtres étroites sont fermées par des barreaux. Simon a l’impression de faire un bond dans le temps. La ruelle s’élargit, les murs sont maintenant moins hauts. Sur la gauche, une murette à hauteur d’homme est percée d’un unique portillon qui ouvre sur un champ s’étendant loin jusqu’à une forêt et plus loin la montagne.

Sur la droite, assis sur le perron d’une maisonnette, le garçon qu’ils ont croisé sur la place, assiste, silencieux, aux cabrioles d’un chien. Il ne l’encourage pas, ne l’appelle pas pour le caresser. Il le regarde simplement, les yeux dépourvus de toute émotion. Le jardinet dans lequel s’ébat l’animal ainsi que la façade de la demeure sont vides de décorations alors que Noël est dans quelques jours.

Phébus s’arrête devant la maison mitoyenne de celle de l’enfant. Il sourit à l’enfant et lui adresse un regard tendre. Celui-ci détourne les yeux en se tordant les doigts avec nervosité. Un rideau s’ouvre à une fenêtre, une main sort de l’embrasure de la porte et le tire à l’intérieur par la manche.

Les deux hommes échangent un regard désolé. Phébus pousse le portillon et laisse passer Simon et Balthazar. Le jardinet de ce côté-ci croule sous une débauche de lumières et de décoration. Des rennes chevauchés par des nains de jardin tirent un traîneau bondé de cadeaux. Des guirlandes ondulent sur la façade et grimpent jusqu’au toit. Un énorme bonhomme de neige en polystyrène, stratégiquement placé, invite l’enfant, son voisin, à chaque fois qu’il se tourne vers lui, à lui sourire.

3

L’extérieur de cette maison, avec sa façade en pierres grises et usées, semble triste et austère. Mais, une fois à l’intérieur, c’est la vie dans toute sa splendeur qui accueille Simon. Les murs, d’une blancheur éclatante, réfléchissent la lumière et offre une atmosphère accueillante. Les meubles de style ajoutent une touche d’élégance, tandis que de superbes tableaux aux couleurs chatoyantes ornent les murs.

Cet homme est un artiste à n’en pas douter et il aime la vie, pense Simon, tout en promenant son regard. Il s’approche et constate que le nom de Phébus est inscrit sur chacun des tableaux.

« Je peints à mes moments perdus, annonce timidement le vieil homme comme s’il s’excusait de son art.

— Si je me fis à ce que je vois, j’imagine que vous devez avoir beaucoup de temps à perdre.

— Oui, c’est vrai, je n’ai plus que ça : du temps. »

Simon poursuit la visite des lieux et s’attarde sur le manteau de la cheminée : un oiseau empaillé, c’est un merle ; un mobile, un homme portant deux seaux au bout d’une perche en équilibre sur le dos d’un héron ; un chandelier à sept branches et plusieurs photos. Simon s’approche. Elles retracent la vie du vieil homme. Elles montrent de sa jeunesse, un jeune homme vigoureux et gai. Simon examine ce chapelet de morceaux de vie quand une photographie retient son attention. La photo est récente. On y voit le vieil homme en compagnie d’un groupe d’individus.

« Excusez-moi, cette photo est récente ?

— Oui, elle date de l’été dernier.

— Elle a été prise dans le village ?

— Oui, devant la boulangerie. Elle avait été prise à l’occasion de sa réouverture et avait donné lieu à un article de journal.

Simon sort de sa sacoche une feuille de papier froissée et la tend à Phébus. Celui-ci a un mouvement de recul. Son air affable disparaît tout à coup. Son regard perd de sa douceur et devient hostile.

— C’est l’article. Pourquoi l’avez-vous sur vous ? Vous m’avez dit ne pas être de la région ? demande-t-il sur la défensive.

— Pouvez-vous me dire qui sont ces gens autour de vous, s’il vous plaît ?

— Répondez d’abord à ma question : en quoi cette photo vous intéresse ?

— Je ne veux aucun mal à ces personnes. S’il vous plaît, c’est important, dites-moi qui ils sont, insiste Simon d’une voix suppliante comme si la réponse qu’il attend est vitale pour lui.

Le regard de Phébus s’adoucit. Le contraste est frappant et interpelle Simon et l’inquiète. Cet homme peut être violent, songe-t-il.

— À ma gauche, c’est Antoni, le boulanger et les autres, je ne les connais pas. Ils font partie d’une troupe de théâtre qui s’est produite l’été dernier à l’occasion de la fête du village.

— Vous savez ce qu’ils sont devenus ?

— Ils sont partis après leur représentation. Ils n’ont même pas participé aux festivités. Au fait, j’y pense maintenant, c’est le boulanger qui les a engagés. Il connaît le directeur de la troupe. Je pense qu’il pourra répondre à toutes vos questions.

— Merci beaucoup, répond Simon bien décidé à rendre une visite au boulanger dès qu’il en aura l’occasion.

Il a maintenant la certitude que Marie est vivante. Cet article, dans le journal, le confirme.

Alors tu m’as quitté ! C’était bien ça, mais pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Tu es partie pour un autre peut-être ? Impossible ! Songe-t-il quand la voix du vieil homme le ramène à la réalité.

— Vous prendrez la chambre à l’étage. Le petit-déjeuner est à 7h00. Ça vous pose un problème ?

— Non, pas du tout, je suis du matin.

— Très bien, parce que vous n’aurez pas une minute à perdre. Il vous faudra commencer par amener les brebis au pacquage. Si le temps le permet, bien entendu. Dans le cas contraire, elles resteront à la bergerie. Au fait, il faut que je vous présente César. »

Phébus traverse la salle à manger jusqu’à une porte vitrée. Il l’ouvre. Ce côté-ci de la demeure donne sur une prairie, un verger et un potager. En prolongement du potager, s’élèvent deux bâtisses en bois : une grange et la bergerie. Le vieil homme s’efface et laisse passer Simon, puis il lève les yeux, pose une main en visière et appelle. La terre, soudain tremble comme si une cavalerie fonçait sur eux. Un énorme chien, un Patou blanc, enfin d’une couleur incertaine entre le gris et le vert, trempé jusqu’aux os, surgit sortant de la bergerie. Balthazar, épouvanté, se recroqueville derrière les jambes de Simon. Le Patou, trop heureux d’avoir un visiteur de la gente canine, le couvre de léchouilles et se couche les pattes à l’air, tout contre lui.

« Je vous présente votre aide de camp : César. Je vous explique. Ce n’est pas compliqué, au fond du jardin, vous avez un portillon qui ouvre sur la grange et la bergerie. Demain matin, on annonce beau temps, en principe. Vous pourrez sortir les brebis au pacquage. C’est là-haut, sur les collines, immédiatement après la forêt sur la droite. Ne vous inquiétez pas, César s’occupe de tout. Il vous suffira de le suivre. Une fois arrivé, si vous le désirez, vous pourrez rester et profiter du grand air ou vous en retourner. Balthazar les gardera.

— J’ai bien compris. Je ne m’occupe de rien, je laisse faire le chien. C’est ça ? »

Phébus opine du chef.

4

Les deux hommes rentrent laissant derrière eux les chiens gambader dans la prairie. Phébus allume un feu de bois dans la cheminée et invite Simon à s’asseoir. Il prépare ensuite quelques encas que Simon dévore goulûment. Il a fait du stop ces dernières vingt-quatre heures et n’a rien avalé.

Le vieil homme se lève, récupère une cafetière qui chauffait près de la cheminée, verse du café dans deux verres, propose du sucre que Simon refuse, puis s’assoit à nouveau et, l’invite du regard à entamer la conversation. De quoi peut donc parler Simon ? De sa quête ? Il n’en a guère envie. Un homme qui recherche sa femme, ça n’est pas forcément bien vu. Il existe tellement de fous furieux en ce monde et d’histoires qui ont mal fini que Phébus pourrait se méprendre sur ses intentions. Il préfère garder le secret et rester évasif. Il évoque sa jeunesse, sa famille, son métier puis ... « Je parle, je parle, mais vous, Monsieur, votre vie ? J’imagine qu’elle doit être riche...

— Ma vie ? En effet, elle est un véritable roman. Par où commencer ? Le vieil homme hausse les épaules, pousse un soupir. Je pourrais dire que je suis un vieil homme que la vie n’a pas épargné... Il marque une pause, hausse les sourcils, cherchant à nouveau ses mots. Tout d’abord, je dois dire que je n’ai pas à me plaindre. Je suis heureux, j’ai un toit sous lequel me protéger, un extraordinaire animal de compagnie, je peux m’adonner à ma passion. Que dire de plus ? Je vis seul dans cette grande demeure depuis que mes proches ont disparu les uns après les autres sans que je ne m’en rende vraiment compte et sans que j’en souffre. C’est horrible à dire, je sais ; la vie est ainsi faite que l’on finit par s’habituer à tout, même à la solitude, dit-il, les yeux embués.

Simon, voyant son trouble, essaie de détourner la conversation.

— Vous avez toujours vécu dans ce village ? lui demande-t-il. Le vieil homme fronce les sourcils, comme si la question le gêne, il prend une pause à nouveau, réfléchissant à sa réponse. Simon remarque cette hésitation et ajoute, excusez-moi, je n’aurais pas dû vous poser cette question.

— Non, pas du tout, voyons ! Cela fait une dizaine d’années que j’ai posé mes valises dans ce village. Auparavant, je vivais dans le nord. Après une longue période de chômage, j’ai trouvé un travail itinérant. J’ai eu plusieurs missions qui m’ont amené dans ce coin. J’ai été très vite séduit par les paysages et une certaine douceur de vivre.

— Douceur de vivre ? Le climat est plutôt âpre, non ?

— C’est ce genre de climat que j’aime. Un climat franc du collier. Je suis un gars du Nord, un chti et le froid ne me fait pas peur. Au cours d’une de mes tournées, j’avais repéré cette vieille bâtisse. Quand ma vie active s’est achevée, comme elle était toujours en vente, je l’ai achetée et l’ai réhabilitée.

— C’est vrai, c’est une belle maison et les paysages sont superbes. J’imagine que les gens ici ont dû vous accueillir à bras ouverts.

— Pour être franc ? Non. Il m’a fallu user de stratagèmes pour qu’ils m’acceptent.

— Vous parlez de stratagèmes ?

— Un jour, excédé de voir les regards se détourner, et d’avoir mes salutations restées sans réponse, j’ai décidé de forcer le destin. J’ai tout simplement sorti une chaise sur le trottoir, me suis assis, avec un carnet à dessins et un fuseau.

— Et ça a suffi ?

— Oh non ! Au début, les gens changeaient de trottoir quand ils passaient. Puis l’un d’eux, un jour, m’a grommelé un « bonjour » à peine audible. La situation s’est débloquée grâce à un enfant.

— Un enfant ?

— Oui ! Ça ne pouvait être qu’un enfant. Il s’est arrêté, s’est approché de moi, a regardé mon dessin et a commencé à me poser des questions. Vous savez comment sont les enfants ?

— Oh, oui ! J’en ai deux. Surtout les plus petits, dès qu’il commence à vous questionner, ils sont intarissables. Ils vous feraient avouer le pire des criminels.

— C’est tellement vrai ! Je ne me souviens plus, à présent, de la première question que ce petit bout d’chou m’a posée, mais ce dont je suis certain est que ma réponse en a entraîné d’autres. Un de ses petits copains s’est joint à lui, puis un autre et enfin un adulte. J’avais gagné. Je dois dire que depuis, j’ai fait école. À la belle saison, le soir, après le dîner, la rue se remplit de chaises.

— Vous êtes heureux, je vois !

— Très ! J’ai une belle vie, spartiate mais belle.

— C'est-à-dire ?

— Ah, c’est vrai, j’oubliais. Je dois vous avertir, ma vie est réglée comme du papier à musique. Mes journées sont organisées à la minute près. Alors, votre présence...

— Sans aucun problème. Dites-moi, le programme.

— Levé, sept heures. Le programme : ouvrir les volets et les fenêtres pour aérer, et ce, quelle que soit la saison, ensuite, donner à manger aux chats. Ce sera votre premier travail. Ils sont six, exactement, en vadrouille actuellement. Demain matin, vous les verrez, onduler sur la table de la cuisine comme des fauves et miauler d’impatience pour leur pitance.

— Ils ne sont pas agressifs, j’espère ?

— Non, pas du tout, par contre, tant qu’ils n’auront pas eu leur pâté, ils vous joueront la sérénade.

— D’accord ! Je veux bien m’en occuper.

— Ensuite, bien sûr, petit-déjeuner frugal : un quignon de pain fourré d’un morceau de fromage, un verre de vin, une pomme. Ça, c’est ce que je mange. Si vous avez des habitudes différentes, il faut me le dire, je prendrai mes dispositions.

— Non, ça me va très bien !

— Ensuite, avec César et les brebis, direction les alpages. C’est votre deuxième travail.

— Sans problème !

— Comme je vous ai dit, vous pourrez rester ou laisser César et revenir. Le travail ne manque pas ensuite. Il y a du bois à couper et le jardin à fumer. Je vous ferai grâce des tâches ménagères. Je les garde pour moi. Midi tapant, le déjeuner bien sûr. Une courte sieste, la sieste des moines espagnols. Je vous la recommande. Ça requinque son homme en un tour de main.

— Je connais. Je la pratique moi-même.

— Très bien ! En ce qui me concerne, je rejoins mon atelier et je promène le pinceau jusqu’à la tombée du jour. J’évite de travailler à la lumière artificielle.

— Vous avez tout à fait raison. Et moi, que fais-je pendant tout ce temps.

— Quartier libre ! Ah, j’oubliais, vous risquez d’avoir la visite d’intrus.

— Ce sont des gens du village ?

— Oh, que non !

— Comment vais-je les reconnaître ? Et qui sont-ils ?

— Des parasites !

— Genre ?

— Genre costume-cravate et attaché-case.

— Je ne comprends pas.

— Tout cela est en partie de ma faute. J’ai eu l’idée de proposer des ateliers de peinture aux enfants et je dois dire que j’ai eu très vite du succès. Les enfants ont afflué et bien sûr les parents aussi. Le problème est que l’un d’eux a pris des photos de mes toiles, avec ma permission bien sûr, et les a diffusées sur les réseaux sociaux. À partir de ce jour, je me suis vu propulsé dans une gloire, que même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais imaginée. J’ai été flatté bien sûr de voir ma boîte aux lettres regorger de sollicitations de toutes sortes et mon téléphone sonner à longueur de journée.

— C’est vrai, ça doit être jouissif. Et la fortune venant, vous devez être le plus heureux des hommes.

— Pas du tout ! Si j’ai choisi de m’installer ici, dans ce coin perdu, c’est pour être tranquille. L’argent, il ne me sert à rien, j’en ai déjà plus qu’il n’en faut.

— Comment vous en êtes-vous sorti ?

— J’ai arraché les fils de mon téléphone, jeté mon portable, détruit mon ordinateur. Et j’ai acheté César. Oh, ce grand dadais ne ferait pas de mal à une mouche. Quand un visiteur non désiré se pointe et voit cet énorme Patou, il n’insiste pas. Je ne vous dis pas le nombre de prospecteurs, de vendeurs, d’agents qui se sont pointés et qui voyant foncer sur eux mon monstre blanc sont retournés fissa d’où ils venaient.

— Je vois le tableau. Ça s’est calmé ?

— Oui ! À force de refus, ils ont fini par lâcher l’affaire. Enfin, il reste les irréductibles, ceux que vous risquez de croiser. De toute façon, ils savent que je n’ai aucune intention de vendre.

— Pourquoi ?

— Ce ne sont que des croûtes. Je préfère les donner aux gens que j’apprécie.

— À David, par exemple ?

— Ah, si ça pouvait lui rendre le sourire, je le ferais de bon cœur. J’ai du mal à comprendre son comportement et celui de son grand-père, surtout, dit-il le regard voilé de tristesse. Puis se reprenant, on parle, on parle et la journée avance. Je dois vous montrer votre chambre. Montons ! »

5

Le lendemain matin,

Il fait encore nuit noire et Simon, pour la première fois, depuis longtemps, dort, en toute quiétude, sans cauchemar, ni angoisses nocturnes. Une énorme langue gluante lui savonne la joue. Balthazar, bien sûr. Il entrouvre un œil et repousse tendrement l’énorme gueule.

« Baltha, s’il te plaît ! Laisse-moi dormir encore un peu. Il fait encore nuit. Je suis trop bien. »

L’énorme gueule tombe lourdement dans un souffle de protestation. Simon se retourne et enfouit sa tête dans l’oreiller. Il entend deux gémissements étouffés. Deux ? Intrigué, il rabat le drap, tend une main vers la lampe de chevet et l’allume. Au pied du lit, Balthazar et César, se tiennent assis, serrés l’un contre l’autre et le plus sérieusement du monde poursuivent leur mélopée. Simon attrape sa montre posée sur le chevet. Il est six heures du matin. C’est l’heure. Il se lève, s’habille à la va-vite et descend d’un pas lourd les escaliers, avec ses deux réveils matin sur les talons.

Dans la cuisine, Phébus termine les préparatifs d’un petit-déjeuner copieux : deux belles tranches de jambon fumé, trois œufs dans chaque assiette, une panière débordant de superbes tranches de pain doré et un bol de café fumant. Ce n’est pas exactement le petit-déjeuner frugal qu’il lui a annoncé la veille. Simon ne s’en plaint pas, au contraire, il fait honneur à son hôte et ne laisse aucune miette.

Ensuite, tout s’enchaîne. César déclenche le départ en se portant vers la porte donnant accès au jardin. Il lance sur son maître un regard d’impatience. Balthazar qui semble ne plus le quitter, se tient tout contre lui. Dès que le vieil homme ouvre la porte, César fonce droit vers la bergerie, suivi de près par Balthazar.

« Vous allez pouvoir sortir les brebis, il va faire un temps magnifique.

— Comment savez-vous ? Il fait nuit encore.

— Le temps lui aussi est réglé comme du papier à musique. Après une journée de neige abondante, nous avons droit à un jour de grand soleil. Et comme il a neigé, hier après-midi…

— D’accord !

— Prenez ce bâton, il vous sera utile.

— Un makila, un bâton ? Comme vous y allez ! Il est superbe !

— Un souvenir du pays basque. Cet agréable bâton de marche peut s’avérer être une arme redoutable. Vous avez le pommeau pour frapper et la pointe pour toucher. Pour ce qui est de mener les animaux, vous n’aurez qu’à les frapper légèrement sur leur flanc. Ne vous inquiétez pas, César vous mâchera le travail.

— Je saisis. Ai-je à craindre quelque chose en particulier ?

— Non ! ... Phébus a un temps d’hésitation. Il se gratte l’arrière du crâne et poursuit. Comment dire… Je dois vous dire que depuis deux ans, le loup est de retour dans la région.

— Le loup ? demande Simon, les yeux écarquillés de stupeur.

— Oui et vous connaissez, j’imagine, l’histoire de notre contrée ? Une histoire lourde.

— La célèbre légende de la bête du Gévaudan.

— Ce n’est pas une légende du tout ! La bête a réellement existé et court toujours. Je plaisante, dit le vieil homme sur un ton que Simon n’apprécie que très modérément. Vous n’avez rien à craindre. Pendant la durée de votre séjour, vous partirez quand le soleil sera levé. Il est sept heures quarante-cinq. Quand vous serez arrivé à destination, il fera grand jour. De toute façon, ne vous inquiétez pas, vous avez César avec vous.

— César contre des loups ? Vous pensez qu’il fera le poids ?

— Ne vous méprenez pas sur César. Il est d’une tendresse infinie avec les êtres humains, par contre, avec les animaux, c’est un féroce combattant. Les loups le savent bien et se tiennent à distance quand ils l’aperçoivent. Je serais très étonné qu’il y en ait. Depuis le début de l’hiver nous n’en avons pas vus.

— Si ça doit me rassurer, je prends. Alors souhaitez-moi bonne chance !

— Bien sûr, répond Phébus puis il éclate de rire. »

6

Simon, un béret sur la tête, couvert d’une ample cape tombant jusqu’aux chevilles et armé d’un superbe makila est fin prêt pour mener le troupeau aux alpages. Il est un véritable berger des montagnes. Quand il atteint enfin les prairies encore couvertes de neige, le soleil pointe derrière les collines. Il respire à pleins poumons l’air frais du matin. Le paysage magnifique n’est pas sans lui rappeler sa Corse natale, ses montagnes aux crêtes acérées, ses vallées tout aussi verdoyantes.

Si tôt arrivées, les brebis s’éparpillent dans la prairie attendant que les premiers rayons fondent la neige. Le Patou se pose sur ses pattes arrière, les couve du regard, son museau pointant les hauteurs en quête d’odeurs suspectes. Balthazar adopte la même position. Il est temps pour Simon de s’en retourner au village. Il descend la colline, se retourne et constate que le chien renâcle à le suivre.

« Tu veux rester ? Grand bien te fasse. Tu te débrouilleras à midi pour la bouffe, lui lance-t-il sans trop croire à la pertinence de son argument et surtout... mais qu’est-ce que je dis ? Il ne comprend même pas ce que je lui raconte, dit-il tout haut en reprenant son chemin. » Il entend son chien aboyer et le rejoindre.

Que va-t-il faire du quartier libre que lui a autorisé Phébus ? Il a toute la matinée pour lui. Il décide de se promener dans le village. Dès qu’il franchit le petit portail qui sépare la prairie de la rue, il tourne à droite et se dirige vers la place de l’église.

Il croise des habitants, leur adresse un sourire en guise de salut ; ceux-ci ne lui répondent pas, détournent même le regard. Arrivé sur la place de l’église, il avise sur sa gauche le jardin d’enfants. Il pousse le portillon d’entrée et s’assoit sur un banc. De là, il a une vue idéale sur le city stade où se joue une partie de ballon. Il prend immédiatement fait et cause pour l’équipe la plus faible. S’il ne se retenait pas, il se lèverait et donnerait des conseils aux joueurs, comme il le faisait dans sa vie d’avant.

Trois femmes entrent dans le jardin. Elles le saluent d’un geste de la tête à peine esquissé, puis se laissent tomber lourdement sur un banc tout près du sien. Elles poursuivent une conversation entamée plus tôt. Des mots interpellent Simon. Il délaisse la partie de foot et tend l’oreille.

« Je comprends pas les parents de cet enfant, dit l’une d’entre elles. Ce gamin est une plaie. Un véritable trouillard. Tu peux même pas lui dire bonjour qu’il s’enfuit en courant.

— T’es pas très gentille Marguerite, coupe une autre, je peux te dire que ses parents ont fait énormément pour lui.

— Tout à fait, intervient la troisième. J’ai entendu dire qu’ils étaient tellement désespérés qu’ils ont tout essayé : psychologues, psychiatres, je ne sais quoi d’autres.

— Arrête, Marguerite, c’est du flan tout ça. Moi, je dis que ses parents ont dû le tabasser tellement quand il était marmot, qu’il est comme il est. C’est tout, affirme la première.

— Tu t’imagines qu’il n’a pas de copains, renchérit la deuxième. Tu le vois jouer là ? Non ! Je suis sûr qu’il est enfermé dans sa chambre, les rideaux fermés et la lumière éteinte.

— Arrêtez de dire du mal de ce gosse. Après tout, c’est pas nos oignons. »

Tu ne peux pas dire mieux, ma vieille, songe Simon. De qui parlent ces femmes ? De l’enfant, peut-être que nous avons croisé hier. Il avait l’air terrorisé en voyant Phébus. Comme s’il avait vu le Diable. C’est bizarre. Il faudra que je lui en parle.

7

Une fois de retour chez Phébus, Simon aimerait bien avoir une discussion à ce sujet avec lui, mais il n’en a pas le temps. À peine a-t-il franchi le perron, que le vieil homme se jette sur lui, et enthousiaste, lui propose de remettre de l’ordre dans la grange. Simon est quelque peu désorienté. Pourquoi le fait de donner à sa grange une deuxième jeunesse est-il une source de satisfaction pour son hôte ? Bizarre !

Il s’y rend et constate que celle-ci a effectivement besoin d’une bonne remise en ordre. Impossible de faire un pas, tant l’espace est encombré d’outillage de jardin, de machines, de caisses en bois. Il y a même un motoculteur, une tondeuse, une caisse à outils béante, des étagères débordant de boîtes vides, de pots de peinture, de…

Dans tout ce chaos, un bijou trône au beau milieu de la grange. Sans même déplacer le moindre objet, Simon court rejoindre Phébus dans la cuisine.

« Phébus, vous ne m’avez pas dit que vous aviez un trésor dans votre grange.

— Un trésor, tient donc. J’aurais un trésor chez moi ? Vous m’en apprenez des choses, mon cher ami. Et quel est ce trésor ?

— Un pick-up, Chevrolet Apache, pas de toute jeunesse. Des années cinquante, j’imagine.

— Vous imaginez bien. Oh, ça fait bien longtemps que Neptune n’est pas sorti faire un tour.

— Vous pensez qu’il peut rouler encore ?

— Je pense, enfin je ne sais pas depuis combien de temps, je l’ai. Attendez ! Quinze ans et j’ai dû le sortir une dizaine de fois. Pas plus ! Celui qui me l’avait vendu m’avait assuré l’avoir bichonné. C’est vrai qu’il était flambant neuf quand je l’ai pris en main. Alors, oui, je pense qu’il peut à nouveau prendre la route. Il suffit de charger la batterie, faire les niveaux et ça devrait suffire.

— Ça vous dérange si je m’y attelle ?

— Faites, voyons ! Amusez-vous si ça vous chante ! J’ai un bleu de travail et des outils dans la grange.

— Oui, j’ai vu la caisse à outils. Merci. Je peux, là ? Je vous promets de ranger la grange ensuite.

— Je m’en fiche de la grange. Je voulais simplement vous donner du travail.

— Merci, Monsieur.

— Phébus, ce sera mieux.

— Merci, Phébus ! »

Simon, flottant dans un bleu de travail trop ample pour lui, se demande comment il va procéder pour dégager l’accès au pick-up. Il va être obligé d’effectuer le rangement que Phébus lui a demandé. Il récupère les caisses vides, les remplit de tout ce qu’il trouve et les entasse les unes sur les autres dans un coin. Enfin, l’espace est dégagé et il peut accéder au véhicule.

Trois heures après, Neptune est beau comme un sou neuf et Simon est noir de la tête aux pieds. Il protège le siège conducteur avec un papier journal, monte à bord, engage la clé de contact dans le Neiman et la tourne. Le moteur vrombit, puis ronronne. La musique est douce aux oreilles de Simon qui joue avec tendresse sur la pédale de l’accélérateur. Il lève le pied, enclenche la marche arrière et sort lentement du garage. Le bruit du moteur a alerté Phébus qui sort précipitamment.

« Vous avez réussi, s’écrie-t-il. Vous êtes un as, Simon. Très étonnant. Vous avez aussi des talents de mécanicien.

— Je n’ai pas beaucoup de mérite. Neptune n’a pas pris une ride. Je n’ai fait que lui donner un petit coup de jeune et recharger sa batterie. Phébus, ce soir, je vous invite au resto. Nous allons promener Neptune. »

8

Ce matin, Simon s’est levé avec la tête à l’envers. La virée de la veille au soir a été l’une des plus « chargées » qu’il lui a été donné de vivre. En effet, après un repas copieux au cours duquel Simon a dû goûter toutes les spécialités locales, Phébus l’a amené faire le tour de tous les bars de Mende.

Non content d’avoir ingurgité une quantité d’alcool qui aurait mis à bas le commun des mortels, le vieil homme a tenu à faire le chemin du retour au volant du pick-up. Simon, lui a passé le voyage, vitre baissée et la tête penchée à l’extérieur. Il a même offert à la nature son repas du soir. Arrivés chez le vieil homme, celui-ci l’a porté un bras sur son épaule et l’a jeté sur son lit.

C’est là, qu’il a eu ce rêve étrange dont il se souvient au détail près, et dont il aimerait bien connaître la signification.

« Elle est belle et tellement seule. Dans ce minuscule hameau, pour croiser quelqu’un, il faut prendre le cheval et franchir la montagne. Personne, à des kilomètres à la ronde. Alors le grand-père a pris les devants et organisé la rencontre.

Elle a revêtu sa plus belle robe. Une robe de mariée que sa tante a retouchée. Une vieille robe que portaient déjà son arrière-grand-mère, sa grand-mère, et même sa mère.

Comment la décrire ? Un regard tendre, une peau diaphane, des yeux d’un bleu doux et sensible, des lèvres couleurs cerise. C’est ce visage qui apparaît dans son rêve. Et il le connaît.

Elle est accompagnée de ses deux sœurs. Elles ont trouvé déjà un compagnon. La plus jeune d’ailleurs, Mathilde a le ventre bien rebondi. C’est son troisième qui ne va pas tarder à pointer le bout de son nez.

Les trois Grâces franchissent un petit portillon et empruntent une allée bordée d’arbustes fleuris. Elles s’arrêtent avant de pousser la porte d’une masure aux murs chaulés et sales et à la toiture de chaume. La plus âgée se penche sur la belle et lui susurre des mots à l’oreille. Que lui dit-elle ? Il ne sait pas, c’est un rêve. Il est tout près d’elle, assiste à ce qu’elles font, mais elles ne le voient pas, ne l’entendent pas. Il n’a aucun moyen d’intervenir.

La belle ramasse une branche et tâtonne le sol devant elle. Son regard se fige. Il a compris : elle fait mine d’être aveugle. Avec son bâton, elle frappe trois coups à la porte. La porte s’ouvre, les trois femmes entrent.

Il leur emboîte le pas.

À l’intérieur, une seule pièce à vivre. Des murs aux pierres sèches et poussiéreuses, une cheminée au feu éteint, une table et deux fauteuils sur lesquels sont assis deux anciens. La pièce, éclairée par deux minuscules fenêtres, est plongée dans la pénombre.

Un homme est assis sur une chaise. Il a le nez rivé sur ses chaussures. À peine la porte a-t-elle grincé en s’ouvrant qu’il se redresse et s’est lève.

C’est un homme d’âge mûr, la barbe est naissante et négligée. Signe qu’il n’a pas le temps de penser à son apparence. Trop de travail. Son visage est buriné par la vie au grand air. Une chevelure éparse couvre son crâne. Il a le regard grave. Il s’approche de la belle promise, lui tend une main calleuse et de l’autre ferme la porte.

Le soleil s’infiltre entre deux nuages, inondant la pièce de lumière, et illuminant la jeune fille d’un halo, la révélant comme une vierge dans une toile de maître.

L’homme ébloui se fige tel un troll pétrifié, puis reprenant ses esprits et voyant la belle, le regard perdu dans le vide et un bâton à la main, interroge du regard les deux sœurs.

Elle a toutes les peines du monde à garder son regard fixe. Elle est subjuguée par ce bel homme. Car il est beau, d’une beauté que seule une femme aimante peut apprécier. Et elle l’aime déjà.

Comment va-t-il réagir ? Elle est aveugle et dans ce petit coin de France, une femme est l’égal de l’homme. Comme son mari, elle accomplit les tâches dans la ferme. Une aveugle n’est d’aucune utilité et devient vite une bouche inutile à nourrir. Que va-t-il décider ?

Dans sa robe blanche, elle est l’image incarnée d’un ange tombé du ciel. Ce visage, si beau, épargné par la vie si difficile de la campagne, le rend fou. Pourtant, il la connaît. Il l’a croisée des centaines de fois au marché de la ville. Pourquoi et comment a-t-elle perdu la vue ? La question l’effleure, pourtant, il l’accompagne vers le centre de la pièce, pose un genou à terre et lui prend les deux mains.

« Je serai tes yeux, Marie, si tu consens à devenir ma femme ». Il glisse une main dans une de ses poches, en sort une bague, usée pour avoir tant servi aux femmes de la maison, mais toujours resplendissante et la passe à un doigt de la main de Marie. Marie jette la branche et relève son promis et l’embrasse.

Au mur, une coupure de journal, une photo et un petit texte : « Ce dernier samedi de juillet 1908, un mariage a été célébré dans ce petit village des Causses. Il y a eu foule, tout le village, une quarantaine de personnes et le petit cochon Arthur a trotté derrière la mariée jusqu’à l’autel.»

Ce rêve est tellement précis dans le souvenir de Simon qu’il en est perturbant. Quelle signification peut-il en tirer ? Il est vrai que le cerveau, lors du sommeil, brasse à sa guise telle un kaléidoscope, des événements vécus les jours précédents. Le visage de cette femme est celui d’une bergère que Simon a croisée au cours de son périple. Il a été impressionné par sa beauté, bien sûr, et aussi par sa force de caractère.

Marie, elle s’appelait Marie, comme dans son rêve, comme sa femme.

9

Phébus tire le rideau de la fenêtre et jette un coup d’œil à l’extérieur. La neige tombe drue. Il est inquiet, ce n’était pas prévu.

« Ce dérèglement climatique est une catastrophe. Neptune n’est pas de toute jeunesse. Il ne faudrait pas qu’il tombe en panne et se trouve bloqué dans une congère, se dit-il. »

En effet, Simon est parti, à la première heure, à Mende. Pour des affaires personnelles, a-t-il prétexté.

Après plusieurs allées et venues entre la maison et la rue, Phébus voit enfin les phares du véhicule percer le rideau blanc. Il ouvre la porte et voit Simon descendre du pick-up un sac de toile de jute énorme sur le dos. Une fois à l’intérieur, Simon pose le sac, ôte son manteau et le suspend au portemanteau.

« J’étais inquiet. Avec le temps qu’il fait, j’avais peur que vous ne puissiez traverser la neige, dit Phébus.

— Oh, ils ont salé la route de Mende. J’ai eu quelques difficultés sur la montée en arrivant. Mais ça va, je suis arrivé à bon port. J’ai fait des emplettes pour la fête de cet après-midi. Ce sont des jouets pour les enfants.

— C’est très gentil, par contre, je crains qu’avec la neige qui tombe, la fête ne puisse avoir lieu.

— Il n’y a qu’à espérer que ça s’arrête. »

Sur les onze heures, la neige a miraculeusement cessé de tomber et un soleil radieux brille. Les toitures se dévêtent peu à peu de leur manteau blanc. Chacun sort sa pelle et déblaie devant chez lui. L’agent d’entretien s’active sur la place du village et sous l’effet du soleil, la neige se métamorphose en de simples flaques d’eau. Les décorations ont peut-être souffert, mais les essais de fonctionnement redonnent le sourire à l’électricien. La place du village, où aura lieu la fête, sera bien éclairée.

À quinze heures tapantes, Simon et d’autres personnes, des voisins, enfants et adultes, remontent la rue et convergent vers la fête. Phébus n’a pas désiré se joindre à lui. Il a prétexté un problème avec ses bêtes. Il viendra plus tard, lui a-t-il assuré.

La place grouille maintenant d’une multitude joyeuse. Tous les villageois sont présents. Une cinquantaine de personnes en tout et pour tout.

Simon, son sac sur le dos, balaie du regard la cohue. Il cherche David. Cet enfant l’intrigue et il aimerait l’aider. C’est étrange, c’est la première fois depuis longtemps (Marie dirait depuis toujours) qu’il ne se préoccupe d’un autre que lui-même.

Il est évident que l’enfant ne viendra pas, pense-t-il.

10

Une corne de brume hurle sous le soleil. Elle annonce le début de la fête du Gévaudan. Les spectateurs se pressent autour d’une estrade sur laquelle se tiennent le Maire du village, des élus, et des membres de l’association organisatrice de la fête. Sans préambule, le Maire débute son discours sur un petit cours d’histoire : « Chers amis, souvenons-nous de cette triste année 1764. Une bête terrible dévorait la petite Jeanne Boulet. Pendant trois ans, ce monstre que l’on nomma la bête du Gévaudan massacra quatre-vingts personnes. Quatre-vingts personnes, mes amis et notamment des enfants et des femmes. Nous commémorons aujourd’hui l’abattage de la bête, le 19 juin 1767, par celui qui deviendra l’illustre Jean Chastel ».

Un projecteur balaie le terrain de jeux, encore couvert de son tapis blanc, puis se braque sur une enfant portant sur le dos une jolie cape rouge et tenant un panier d’osier débordant de pommes rouges. Elle gambade sur la neige, joyeuse et insouciante. Le faisceau de lumière la quitte et s’oriente vers une autre partie du terrain. Il éclaire une masse sombre gigantesque, c’est une bête horrible, à la gueule énorme, aux crocs rouges de sang.

Un « ho » de stupeur parcourt le public. La bête se dresse sur ses pattes arrière, rugit et se rue contre les grilles du City Stade. Elle hurle d’une voix rauque, la gueule grande ouverte. Des enfants terrorisés se blottissent sous les jambes de leur mère. D’autres, ayant déjà assisté à la fête, les plus grands, rient à gorge déployée et se précipitent à leur tour vers la grille. Ils hurlent des injures à la bête et lui jettent des cailloux (en papier mâché) fournis par l’organisateur de la fête.

La petite fille a cessé de sautiller de joie. Elle a vu le monstre. Elle se recroqueville sur elle-même et se cache maintenant derrière son panier. La bête crache une dernière fois un feulement terrible, fait volte-face, lance sur la pauvre petite un regard assassin, avance à pas lent vers elle. Elle est, maintenant, à cinq mètres de la pauvre fillette. Les griffes gigantesques menaçantes, elle s’apprête à se jeter sur sa proie, quand un coup de feu éclate. Elle cambre son dos en arrière, puis comme si la balle l’avait à peine effleuré, elle continue d’avancer. Un deuxième coup de feu, elle fléchit, pose à un genou à terre, se relève. Le troisième coup de feu la terrasse. Le projecteur quitte la bête étendue sur la neige et oriente son faisceau lumineux sur un individu couvert d’une longue cape noire et coiffé d’un chapeau à large bord.

Le chasseur s’approche de l’enfant, la relève et l’accompagne jusqu’à la bête. Il frappe du canon de son fusil la gueule de l’animal d’où coule un filet rouge. Il pose un pied sur son flanc et salue la foule. Des applaudissements crépitent. La bête se relève, enlève le masque qui lui tient de gueule et salue à son tour. C’est Phébus.

Les enfants délaissent le public et envahissent le City Stade. Ignorant le héros de l’histoire, ils se précipitent sur la bête, font mine de la frapper, puis l’enlacent et la caressent. Phébus les couvre de ses puissants bras poilus et les entraîne jusqu’à l’estrade. Là, se tient Simon avec son sac à ses pieds. Il l’ouvre et en sort des jouets qu’il distribue aux enfants. Tout en s’appliquant à n’oublier personne, il balaie la foule du regard. Pas de David.

Il ne viendra pas. C’est sûr ! songe-t-il. Tant pis, je vais quand même garder un dernier jouet pour lui.

Sur l’estrade un villageois entonne la complainte ancestrale du Gévaudan « … En attendant la nouvelle que cet animal soit pris, il nous faut boire bouteille de bon vin, mes chers amis ». Puis, il laisse la parole au Maire qui, sans le moindre discours, invite les spectateurs à un vin d’honneur.

Phébus s’est libéré de sa horde d’enfants et a rejoint Simon au buffet.

« Bravo, pour le spectacle. Très impressionnant. La mise en scène était très convaincante, le félicite Simon.

— Merci. Je dois dire qu’il a fallu toute la force de persuasion des enfants pour que j’accepte de jouer le rôle de la bête. Mais dites-moi Simon, je vous vois préoccupé. Quelque chose ne va pas ?

— J’espérais que le petit David vienne.

— C’est difficile pour lui, vous savez. La foule le terrifie, et je ne vous dis pas le spectacle. »

11

Tout à sa conversation, Simon ne se rend pas compte que Balthazar lui a faussé compagnie. Ce qui n’est pas inhabituel chez lui. Malgré sa fidélité, il ressent parfois le besoin irrépressible de s’échapper et d’être seul ou avec quelqu’un d’autre. Balthazar revient toujours, conscient que sans lui, Simon serait perdu.

Le voilà qui revient accompagné de David. L’enfant marche à l’écart de la foule, tête baissée, le regard dans ses chaussures et une main bien accrochée au pelage du chien. Celui-ci l’entraîne vers Simon. L’enfant prend conscience de l’intention de l’animal, et pourtant, il n’a pas l’air déstabilisé. Lorsqu’il aperçoit Simon, il ne s’arrête pas ; au contraire, il accélère la marche. Cependant, lorsqu’il voit Phébus, il lâche Balthazar et tourne les talons.

« David, reste. N’aie pas peur. Tu connais ce monsieur. Il ne te veut aucun mal, lui crie Simon en courant à sa rencontre. »

David avance encore, Balthazar lui barre la route et le pousse tendrement du museau en direction des deux hommes. L’enfant ne résiste pas, il baisse la tête et traîne les pieds. Lorsqu’il rejoint Simon et Phébus, ce dernier tend une main pour lui caresser les cheveux, mais, d’un geste brusque, il retire sa tête.

Au même moment, un petit homme âgé surgit de la masse compacte des spectateurs et se plante devant eux. Il fusille d’un regard noir les deux hommes, empoigne David par l’épaule et vocifère « Viens ici David. Tu n’as rien à faire avec ces gens.

« Monsieur, nous ne faisons rien de mal, intervient Simon, interloqué par le comportement étrange de l’individu.

— Simon, laissez tomber. Vous n’y pourrez rien. Cet homme…

— Quoi cet homme ? menace le vieil homme, le visage déformé par la haine et le poing fermé, prêt à frapper. »

Ce vieil homme est l’exact opposé de Phébus. Il est de constitution frêle, les traits de son visage sont fins, ses mains, même si elles sont ridées et usées par son grand âge ne portent pas les stigmates d’une vie de paysan.

Si ce n’était la gravité de la situation, le spectacle porterait à sourire : un monstre énorme (Phébus a gardé sa tenue de bête du Gévaudan) désappointé et craintif face à un demi-homme, lui, par contre boursouflé de haine. Le spectacle est d’autant plus cocasse que le vieil homme, préoccupé par la disparition de son petit-fils, n’a pas pris la précaution de se couvrir. Il est vêtu d’un pyjama sous une vieille robe de chambre, et est chaussé de Charentaises.

« Aaron, pourquoi m’en voulez-vous comme ça ? Que vous ai-je fait ? implore Phébus.

— Vous ! Vous n’avez qu’une chose à faire. Retournez à vos pinceaux et laissez tranquilles les gens de ce village.

— Mais Papi, pourquoi ? Monsieur Phébus n’est pas méchant. Tous les enfants l’aiment. Pourquoi le détestes-tu ? proteste l’enfant, pour la première fois apparemment, vu le regard interloqué et outré du grand-père.

— Mon enfant, sache qu’un visage avenant peut cacher la pire des bêtes. Je te dirais que la bête du Gévaudan n’est rien comparée à…

— À moi ? rétorque Phébus. Aie le courage de dire ce que tu as au fond du cœur. Je ne comprends pas et j’aimerais savoir. »

Le vieil homme ne répond pas, tire David par la main et tourne les talons. Phébus le saisit par l’épaule, la manche du pyjama se déchire sur tout le long, dévoilant la partie supérieure du bras. Un étrange tatouage apparaît. Ce n’est pas un dessin, ni une missive, ce sont des chiffres alignés.

Simon ne connaît que trop bien la signification de ce tatouage. Passionné d’histoire, il a passé son adolescence dans l’étude de la Deuxième guerre mondiale, il sait que les bourreaux nazis dans les camps de la mort marquaient ainsi les prisonniers.

La haine qui animait le vieil homme se mue en une crainte inexpliquée. Les yeux écarquillés par la peur, il sent maintenant le froid le fouetter. Il lâche son petit-fils et s’enfuit. David court après lui.

Quant à Phébus, il se tient les bras ballants, la tête basse. Il se déleste de son costume comme d’une deuxième peau inutile et la jette au sol. Il n’a plus envie de jouer. Simon comprend que quelque chose de grave entre ces deux hommes vient de se produire. Le retour est glacial. Certes, la température est tombée de quelques degrés, mais elle n’y est pour rien. Phébus est atteint. Pourquoi ? Est-ce la vision de ce tatouage ?


12

Une fois rentrés, les deux hommes ne s’adressent toujours pas la parole. César les accueille avec sa fougue habituelle. Phébus, pour la première fois, n’enfouit pas ses mains dans son pelage. Il s’assoit à la table, toujours dans le même état de prostration. Simon ne sait trop que penser. Il présume que Phébus a saisi, comme lui, la signification de ce tatouage.

Ces deux hommes se sont connus, il y a longtemps. Apparemment, seul le grand-père de David s’en souvient, et il reproche à Phébus quelque chose de grave. Ça doit l’être pour que sa haine soit si tenace. Phébus, dans cette histoire, tient le rôle du méchant et ce numéro sur le bras du vieillard est la clé pour savoir ce qui s’est passé entre eux.

Simon prend une chaise face à Phébus. Il remarque que l’expression bienveillante de ses yeux s’est évanouie. À présent, son regard est froid et dénué de toute bienveillance, même son visage s’est transformé. Ses traits se durcissent, ses rides se creusent, ses yeux s’enfoncent dans leur orbite. Simon pose ses coudes sur la table, entrelace ses doigts et avec une certaine appréhension, demande « Phébus, puis-je vous poser une question ?

— Je ne crois pas, répond sèchement le vieil homme.

— Vous savez ce que signifie le tatouage que porte le grand-père de David au bras. C’est ça ?

— Je n’ai pas à vous répondre.

— Pouvez-vous relever la manche de votre chemise ?

— Pourquoi le ferais-je ? De quoi vous mêlez-vous ?

— S’il vous plaît ! »

Phébus plonge ses yeux dans ceux de Simon. Il se frotte le menton, dévie son regard puis le glisse à nouveau vers son interlocuteur. Il sait que ce que lui demande cet inconnu risque changer à tout jamais son existence. Ce n’est qu’un inconnu, après tout, qui sera parti d’ici peu, songe-t-il. Alors, pourquoi pas ?

Il relève la manche de sa chemise et dévoile le même tatouage, exactement le même, à l’unité près. Simon, n’en est pas sûr, il n’a vu celui du grand-père de David qu’une à deux secondes. Il pose une main sur l’épaule du vieil homme et lui dit « Phébus, vous devez parler à cet homme. Vous devez crever l’abcès, autrement votre vie sera un enfer. »

Phébus se redresse brusquement, foudroie Simon du regard et frappe du poing la table. Simon ne se désarçonne pas et soutient le regard du vieil homme. Un silence électrique s’installe en eux. Le bruit a réveillé les deux chiens couchés devant la cheminée qui se lèvent d’un bond, dressent leurs oreilles et les questionnent du regard. Les chats ont déjà disparu sous les fauteuils.

Phébus ferme les yeux et serre les poings. Il regrette cette violence soudaine. Ce n’est pas lui, ce n’est plus lui, non ça n’a jamais été lui. Cet homme ne lui veut aucun mal, au contraire, il essaie de l’aider. Mais personne ne peut l’aider. Il doit partir comme il est venu, simplement. Phébus ne croit pas aux anges, aux êtres qui débarquent dans la vie et résolvent par un simple coup de baguette magique tous les tourments. Les siens, ils datent et ne se disparaîtront jamais.

« Je suis désolé. J’ai perdu mes moyens. Vous n’y êtes pour rien, par contre, je vais vous demander de quitter cette demeure. J’ai besoin maintenant d’être seul. Je vous remercie pour le travail que vous avez accompli et la réparation de la voiture. Si vous voulez, vous pouvez prendre un tableau. Ce sera mon cadeau de remerciement.

— Phébus, s’il vous plaît, ne le prenez pas comme ça. Je veux simplement vous aider.

— Je ne veux pas me fâcher avec vous, Simon. Je vous demande seulement de partir, répond le vieil homme d’une voix dure, catégorique.

— Très bien ! Très bien ! Je m’en vais. Et puisque vous me le proposez, je vais choisir un tableau.

— Faites donc ! Vous savez où ça se trouve ?

— Oui, répond sèchement Simon, l’esprit partagé entre colère et regret : colère face à l’attitude du vieil homme et regret de ne pouvoir l’aider à dépasser la barrière toxique de son orgueil. »

Mais l’orgueil y est-il pour quelque chose ? Rien n’est moins sûr. Il y a entre Phébus et le grand-père de David un secret douloureux, lié à la déportation. Ces deux hommes ont vécu ensemble l’enfer et au lieu de se montrer solidaires, face à ce lourd passé, l’un des deux éprouve une haine farouche contre l’autre. Pourquoi ? C’est la réponse à cette question que Phébus ne veut pas partager avec Simon. Qu’a-t-il pu bien faire pour susciter cette haine ?

Simon traverse la pièce, sa main se perdant dans le pelage de Balthazar. Le chien le suit, appuyant son flanc contre sa jambe. Il a compris la détresse de son maître. Simon ouvre la porte de l’atelier. C’est la première fois depuis son arrivée qu’il entre dans cette pièce. Les seuls tableaux qu’il a pu admirer sont accrochés au mur de la pièce à vivre. Ils sont gais, lumineux, riches d’histoire. Balthazar, par modestie peut-être ou par manque de temps, ne lui a pas permis de visiter son atelier.

C’est une pièce spacieuse aux murs chaulés et au plafond en poutres apparentes. Des centaines de tableaux aux couleurs vives sont posés en vrac comme si le peintre n’y portait aucune attention. Comme si l’acte de peindre était un travail sans but.

Simon cherche un tableau assez petit pour entrer dans son sac. Il remarque un enfoncement dans un coin de la pièce. Il s’approche. L’endroit est obscur. Il actionne un interrupteur et fait la lumière. Des tableaux, face cachée, sont rangés méticuleusement. Il en retourne un et sursaute d’effroi. La peinture est sombre et terrifiante. Deux couleurs se disputent la vedette : le noir et le blanc. Il représente deux personnages nus décharnés qui s’enlacent, les orbites enfoncées, le regard vide et la bouche grimaçant un semblant de sourire. Ces personnages sont tellement réels qu’ils terrifient Simon. Il choisit de l’emporter quand Phébus apparaît. Il éteint la lumière et l’enjoint de sortir.

« Laissez ça. Cette collection n’est pas à moi. Elle est à…

— Vous n’avez pas besoin de vous justifier. Vous avez le droit de peindre ce que bon vous semble. Les artistes comme chacun d’entre nous ont leurs périodes plus ou moins lumineuses.

— Je vous dis que ces tableaux ne m’appartiennent pas. Prenez vos affaires et partez ! »

13

Simon n’a choisi aucun tableau, il a fermé la porte derrière lui et s’en est allé sans faire attention à Balthazar qui est resté à l’intérieur. Le sac en bandoulière, il a quitté les lieux, l’esprit chargé de sentiments confus. Il y a bien longtemps qu’on ne l’a pas expulsé ainsi sans ménagement.

Il se sent penaud, comme quand, enfant, son maître d’école le jetait à la porte de sa classe et l’envoyait chez le directeur, puis humilié ensuite quand, revenant chez lui, son père l’attendait les bras croisés bien décidé à lui dire sa façon de penser. Oh ! Il n’avait pas droit à une gifle bien appuyée ou une fessée humiliante, seuls quelques mots lui faisaient comprendre qu’il était la honte de la famille.

Merde, le chien ! Il est resté dedans, pense-t-il, tout à trac. Il descend la rue, s’en retournant chez le vieil homme quand, il voit la porte s’ouvrir et Balthazar en sortir. Le chien le rejoint et mordille le bas de son pantalon pour lui signifier de ne pas partir.

« Non, mon chien, on ne peut pas rester. Phébus est fâché, il veut être seul. Viens, on va chercher un endroit pour se mettre à l’abri, la neige ne va pas tarder à tomber. lui dit-il en levant la tête vers le ciel obscurci par de lourds nuages cotonneux. Il sent déjà sur sa joue la caresse froide d’un flocon qui vient mourir sur sa joue en une triste larme.

Des souvenirs enneigés reviennent à sa mémoire : une colline derrière la maison, un traîneau de fortune au sommet, lui et ses deux frères à califourchon et la descente folle ; la chute finale aux pieds de son père, son regard glacial et son air menaçant. Ses frères, bambins inconscients, se jettent dans les bras de son père. Lui, a compris. Les mains derrière le dos, le regard dans les chaussures, il attend la réprimande. Pas un mot, pas un geste, le silence comme seule punition. Le père ne lui offre qu’une moue de mépris et tourne les talons, tenant par la main ses deux frères. Simon aurait préféré une bonne gifle. Non, le silence, toujours et encore le silence pervers et cruel qui instille comme un poison, la culpabilité.

À cet instant précis, il se sent confusément coupable d’avoir posé une question incongrue, offensante. Il ne connaît que trop la signification de ce tatouage. Tous ceux qui revenaient des camps de la mort nazis le portaient. Phébus comme le grand-père de David font partie de ces gens-là. Et alors ? Ce signe ne peut, en aucune façon, être un sujet de honte ou de culpabilité. Alors pourquoi Phébus s’est-il ainsi braqué ?

Les flocons maintenant, armée blanche et tranquille, s’abattent sur la rue. Balthazar saute, la gueule grande ouverte, en quête d’ennemis furtifs. Il est fou de joie.

En observant Balthazar s’amuser ainsi, Simon se remémore son premier chien, Mika, une femelle. Il avait à peine sept ans. Elle était, sur cette terre, le seul être vivant pour lequel il éprouvait un amour sans limite. Sa mère n’était que l’ombre d’une mère, ses frères étaient au mieux des complices de jeu et son père, une statue de pierre, sans âme.

Mika était interdite à l’intérieur de la maison. Elle dormait dans la grange. Simon la nuit, quittait souvent son lit pour la rejoindre. Mika est morte à cause de son père. Une nuit de grand froid, elle avait aboyé un peu trop fort et trop longtemps au goût de celui-ci. Sans même chercher à savoir pourquoi la chienne hurlait ainsi, il lui aboya de se taire et verrouilla la porte de la grange. Le lendemain matin, Simon trouva sa chienne grelottant de froid. Il eut beau essayer de la réchauffer, elle mourut quelques heures plus tard. Simon ne s’en est pas remis et depuis, il n’a jamais désiré d’animal de compagnie. Jusqu’à Balthazar...

La neige tombe maintenant à gros flocons recouvrant la chaussée d’un manteau immaculé. Simon avise un peu plus haut dans la rue un homme sur une échelle. C’est le technicien municipal qui installe sa dernière guirlande de Noël. L’homme descend de son échelle et se dirige vers un boîtier électrique fixé au mur. Il actionne l’interrupteur d’éclairage. Toutes les guirlandes de la rue et des autres avoisinantes s’illuminent. Le décor est magnifique. Les rais de lumière multicolore traversent le rideau neigeux cristallin transformant ce matin froid et triste d’hiver en un jour de fête.

Un jour comme les Noël de son enfance. Le sapin coupé et décoré en famille, les chaussettes sur le tablier de la cheminée, les guirlandes enroulées à la rambarde de l’escalier, le réveillon avec les oncles, les tantes et les cousins et surtout, le lendemain matin, les cadeaux au pied du sapin. Et puis sans que le père en donne la raison, ils furent des jours comme les autres. Sans sapin, sans guirlandes, sans réveillon en famille et bien sûr sans cadeaux.

Ses chaussures craquent à chaque pas sur la couche épaisse de neige et laissent derrière elles le souvenir de leur passage. Le froid mordant s’insinue dans chaque fibre de son manteau et lui caresse l’échine. Plus que quelques pas et il aura atteint la place de l’église. Elle est loin maintenant la porte qui s’est refermée derrière lui. Les images des tatouages sur les bras des deux hommes reviennent à son esprit. Il voit clairement le numéro sur l’épaule de Phébus. Il a aperçu celui sur l’épaule du grand-père de David, l’espace d’une seconde, et pourtant, il s’est imprimé dans sa mémoire. Il le distingue clairement comme une révélation : les deux numéros sont pratiquement identiques.

Ils ont dû arriver par le même convoi et passer au marquage en même temps. Ils ont été affectés ensuite au même stalag. Ils étaient jeunes et en bonne santé donc dans le même groupe de travail. Ils devaient se fréquenter, être des amis, peut-être. Alors pourquoi le grand-père de David hait-il Phébus à ce point ?songe Simon.

Cette question tourne en boucle dans sa tête. Elle l’obsède, l’exaspère, le frustre, car il n’a aucun moyen d’y répondre. Ces deux hommes sont irréconciliables et il n’y peut rien. Alors, il va quitter le village et laisser derrière lui, ce qui le désole le plus, un enfant malheureux.

Il doit se ressaisir, cesser de vouloir sauver le monde et penser à la raison pour laquelle il est venu dans ce village : retrouver Marie. La boulangerie où a été prise la photographie dans laquelle elle était présente est sa prochaine destination.

Phébus lui a dit qu’elle se trouve dans une des rues, en contrebas de l’église. Il remonte jusqu’à l’église, la contourne, puis emprunte une ruelle. Au bout celle-ci, il aperçoit une enseigne suspendu à une potence fixée au mur. Il longe une haute murette de lourdes pierres puis s’arrête devant une porte en fer. L’enseigne affiche « BOULANGERIE », dessous, une affichette indique « la boulangerie est ouverte le vendredi de 9h00 à 19h00 sans interruption. Faites vos commandes par téléphone au …..

Je vais devoir attendre demain. Sonnons. On ne sait jamais. Le boulanger va peut-être ouvrir, se dit Simon. Il tire à plusieurs reprises sur une chaînette, une cloche retentit de l’autre côté du mur. Plusieurs minutes s’écoulent, pas de réponses. Il réitère son appel, toujours aucune réponse. À la fenêtre de la demeure voisine, une tête se matérialise derrière des rideaux. C’est une femme, aux cheveux hirsutes et à la bouche édentée et dédaigneuse. Elle ouvre la fenêtre et grogne « Ce n'est pas la peine de vous échiner. Le boulanger vous ouvrira pas. Vous avez pas lu la pancarte ?

— Je sais, mais je ne veux pas le voir pour lui acheter du pain. Je veux lui parler.

— Il habite pas ici. Il vous faut attendre demain.

— Vous savez où il habite ?

— Dans un autre village, je sais pas lequel. Revenez demain, je vous dis ! Bonsoir Monsieur ! Et elle referme la fenêtre puis le volet derrière elle ».

Simon peste « Ces gens sont vraiment ... et je fais comment maintenant ? Qui va bien pouvoir me dire où habite ce fichu boulanger ? Phébus ? Pas question ! Il va m’accueillir à coup de fusil. Et où je vais dormir ce soir ? Le seul hôtel et la maison d’hôtes sont déjà occupés. Il ne me reste que l’église. Je vais attendre qu’elle ouvre, je me calerai dans un coin en espérant que le curé ne me voit pas.

14

Il décide de monter jusqu’à la place de l’église et de s’asseoir sur un banc. En arrivant, il a avise derrière l’église une épicerie-boulangerie-cafétéria. Bien que ce soit un tout petit magasin, la propriétaire a aménagé un espace cosy avec une table et quelques chaises. Si elle le lui permet, il y passera l’après-midi, jusqu’à l’ouverture de l’église.

La neige s’est calmée. Quelques flocons tiennent encore Balthazar en haleine. Simon marche dans un silence où le bruit de ses pas est étouffé par la neige. Une fois arrivé sur la place, il retrouve le banc sur lequel les vieilles commères avaient déversé leur propos fielleux sur David. D’un revers de la manche de son manteau, il évacue la couche de neige et s’assoit.

Un peu plus loin, assis sur une murette, un enfant, grelottant de froid, les bras fermés, un ballon serré entre ses genoux repliés, laisse errer un regard maussade sur le terrain de jeux où des enfants jouent au footbal. C’est David. Balthazar, qui l’a aperçu, toujours en quête de caresses, se précipite vers lui. Simon le laisse partir sans crainte. Il est son meilleur allié. L’animal sait y faire avec les enfants. Il a un don pour les apprivoiser.

Le voilà qui se tient assis face à l’enfant, le regard implorant une caresse. David, cette fois le snobe, il garde son regard focalisé sur le terrain de jeux. Balthazar se frotte contre sa jambe et cale son museau sous sa main. L’enfant laisse glisser sa sur son chien et lui caresse le poil. Balthazar ne bouge pas, figé comme une statue, les yeux brillant de plaisir, la gueule entrouverte et la langue pendante. Tout en gardant son regard figé sur l’aire de jeu, l’enfant se penche, agrippe le poil de l’animal puis se lève et lance le ballon. Balthazar d’un bond se précipite et le ramène dans sa gueule. L’enfant jette à nouveau le ballon et la scène se répète ainsi plusieurs fois. Puis Balthazar se fige. Le ballon dans sa gueule, il tourne son regard vers Simon et se précipite vers le lui. L’enfant le suit puis quand il comprend son intention, il s’arrête.

« Bonjour, lui dit Simon d’une voix douce et claire. L’enfant baisse la tête et ne répond pas. Il s’appelle Balthazar, précise Simon tout en ébouriffant les poils du chien qui a délaissé le ballon pour chercher les caresses de son maître.

— Bal… tha…zar ? questionne l’enfant dans murmure à peine audible.

— C’est ça, Balthazar. Le chien dresse les oreilles et plonge son regard dans celui de l’enfant. Balthazar ? répète celui-ci.

Le chien garde sa position, le regard toujours fixé sur l’enfant.

— Et toi, comment tu t’appelles ?

— David, répond l’enfant, la voix encore tremblante.

— Moi, je m’appelle Simon. Tu sais, quand j’étais enfant, je jouais au football. J’adorais ça. Tu aimes le foot ?

— Oui, murmure-t-il.

— J’imagine que tu dois jouer avec tes camarades. Pourquoi tu ne vas pas les rejoindre ?

— Non, je peux pas. Je suis trop gros, répond sèchement David, d’une voix assurée avec dans ses yeux la foudre d’une révolte.

— Oh non. Il ne faut pas. Quand j’avais ton âge, j’avais aussi de l’embonpoint comme toi. Tu veux jouer avec moi ?

— Oui ! répond David. Les yeux de l’enfant s’illuminent, son cœur dans sa poitrine tambourine. Cet inconnu venu de nulle part, s’adresse à lui, lui que personne n’aime, hormis sa mère et son grand-père, (ce qui ne compte pas), et maintenant lui propose de jouer. C’est impossible à croire. Comme croire au père Noël. C’est vrai que cette place enneigée, le brouillard qui doucement vient de tomber et la douce lumière des lampadaires sont un véritable décor de Noël. Simon n’a rien du vieux barbu. Un elfe peut-être ?

Les enfants quittent l’aire de jeu. Simon pose délicatement une main sur son épaule. David esquisse un léger mouvement de recul.

— Viens ! lui dit Simon. »

Simon et David descendent les marches qui mènent au terrain de jeu. Sitôt arrivés, ils échangent quelques passes, puis Balthazar se plante dans les buts et leur aboie. « Il veut faire gardien. Vas-y, tire ! Tu vas voir, il est très fort. »

En effet, le garçon a beau s’échiner à frapper la balle de toutes ses forces, Balthazar ne laisse rien entrer. L’enfant, l’adulte et le chien jouent, rient et finissent exténués. Ils retournent au banc et s’assoient.

Simon voit là l’occasion d’évoquer le problème entre son grand-père et Phébus. L’enfant se sent en confiance, il se confie et avoue ne pas comprendre l’hostilité de son grand-père à l’encontre de cet homme. Il sait que Phébus est un homme très gentil, aimé des autres enfants du village. Il brûle d’envie de participer à ses ateliers de peinture, mais c’est impossible ; chez lui, le simple fait d’évoquer Phébus déclenche une colère froide de son grand-père et de sa mère. Chaque fois qu’il demande la raison d’une telle haine, ses deux parents lui répondent que ce sont des affaires d’adultes et qu’il n’a pas à s’en mêler.

Simon le rassure en affirmant sans trop y croire que le temps réglera le problème. Il coupe court au sujet sentant David affecté et morose, et préfère évoquer sa propre enfance, ses bourrelets de graisse qui, avec l’adolescence avaient fondu, transformant le gamin gauche et complexé qu’il était, en un jeune homme svelte et sûr de lui. La vérité n’est pas si glorieuse, bien sûr, pourtant, il n’est pas inutile parfois, de l’embellir un tant soit peu quand on veut donner un peu de réconfort à un enfant.

Les minutes passent, courtes. Les cloches de l’église sonnent les douze coups de midi. Dès le dernier coup, David se lève d’un bond, et après une dernière caresse à Balthazar s’échappe.

« C’est midi, Monsieur. Je dois rentrer manger.

— Bien sûr, mon enfant. À plus tard, répond Simon, triste et honteux de son mensonge, car il est conscient que, demain, lorsque l’enfant reviendra sur la place et le cherchera, il ne sera plus là. »

Simon se sent coupable d’avoir donné à cet enfant un peu de bonheur et d’espoir. Il doit être sans doute le premier adulte, hormis sa mère et son grand-père, avec qui il a pu parler, s’épancher et surtout jouer. Demain, il sera loin, il pensera à sa quête et finira par l’oublier. Lui, le gosse, quelle image, quel souvenir gardera-t-il des moments passés avec lui ?

Simon hésite. Que doit-il faire ? Rester encore quelques jours et essayer d’aider l’enfant, ou alors, partir, suivre sa route, trouver Marie ? Pour l’heure, son ventre crie famine, une visite à l’épicerie qu’il a aperçue en arrivant s’impose. Il aura le temps de réfléchir à la suite des événements devant un café chaud et un bon sandwich.

15

Simon traverse la place sans prendre garde à Balthazar qui ne le suit pas. Il pousse la porte de l’épicerie, s’efface pour laisser passer son chien, …

« Balthazar, Balthazar, crie-t-il en lançant un regard sur la place, puis il referme la porte derrière lui et revient sur ses pas. »

Il a dû s’attarder sur le terrain pour jouer avec la neige, pense-t-il. Il s’y rend, mais point de Balthazar sur le terrain de jeu. Et s’il avait suivi le garçon ? Bien évidemment, il n’y a que ça.

Simon s’engage sur le chemin de retour, peu désireux d’y croiser Phébus. Il avance avec appréhension, sur les pavés rendus glissants par la neige fondue, vers les demeures de David et de celui qui vient juste de le congédier. Il aperçoit, en contrebas, son chien marchant côte à côte avec le gamin. David s’arrête tous les quatre ou cinq pas pour le caresser. Balthazar est insatiable ; il se dresse et appuie ses pattes avant sur la poitrine de l’enfant qui peine à rester sur ses pieds. Simon amusé suit à bonne distance.

Une fois arrivés, David pousse la porte et Balthazar s’engouffre à l’intérieur de la maison. Simon se précipite jusqu’au perron et toque à la porte. Le chien réapparaît quelques secondes plus tard, suivi du grand-père de David qu’il a croisé le jour de la fête. Le visage du vieil homme est marqué de profondes rides, ce genre de rides creusées par une extrême souffrance. Une chevelure éparse couvre son crâne. Un pâle sourire éclaire son visage. Il se penche sur Balthazar et lui chiffonne le poil.

« Bon chien ! Qui es-tu pour apprivoiser ainsi mon petit-fils, s’exclame-t-il d’une voix douce. » Puis il lève les yeux sur Simon, des yeux d’un bleu presque transparent. Il lui tend une main et de l’autre tient la porte. « Bonjour Monsieur, c’est votre chien, j’imagine, lui dit-il.

— Excusez-moi Monsieur. Balthazar ne sait pas se tenir.

— Balthazar, joli nom. Je comprends pourquoi il est si gentil avec les enfants. Je manque à tous mes devoirs. Entrez, je vous prie.

— Je ne voudrais pas vous importuner davantage. Allez, Balthazar, viens ! Balthazar reste assis aux pieds du vieil homme, la gueule fendue par un large sourire et la langue pendante.

— Vous voyez, il vous demande de rester. Entrez, je vais nous faire un café. Ça va vous réchauffer un peu. J’ai hâte de savoir comment Balthazar s’y est pris pour apprivoiser aussi facilement mon petit-fils. De mémoire, je ne l’ai jamais vu ainsi ? Allez, ne faites pas de chichi. Entrez ! »

Il pose une main sur le bras de Simon et le tire à l’intérieur. David et Balthazar ont déjà disparu. « Ne vous inquiétez pas. Ils ont dû aller au jardin. Ça ne risque rien. Tout est clôturé. Votre chien ne pourra pas s’échapper, entrez donc ! dit le grand-père répondant au regard inquiet de Simon. »

Simon entre avec une certaine appréhension. Ce vieil homme lui dévoile un visage tellement différent de celui qu’il a affiché face à Phébus qu’il ne sait pas sur quel pied danser. Doit-il parler de leur différend ? Et s’il s’y aventure, comment réagira-t-il ? Lui demandera-t-il, comme l’a fait Phébus, de quitter les lieux et de ne plus adresser la parole à son petit-fils ? Il se pose ces questions tout en jetant un regard circulaire autour de lui. Il est impressionné, choqué même par les lieux. Cette demeure est l’exact opposé de celle de Phébus. Si dans celle du peintre, la lumière éclabousse chaque pièce, ici règne une pénombre austère que deux étroites fenêtres peinent à éclairer. Peu de meubles, juste le nécessaire : une table, des chaises, quatre exactement, un vaisselier et une commode. Des murs en pierre dépourvus de la moindre décoration, un plafond bas aux poutres apparentes noircies par le temps et une cheminée identique à l’autre, mais sur son tablier, point de photos ou de bibelots. Des cartons contre un mur, empilés les uns sur les autres, comme une bibliothèque de fortune, regorgent de livres. Une incongruité dans ce décor : sur la commode, un percolateur dernier cri, un de ceux que l’on charge directement en café à grains.

Une femme d’âge mûr, probablement la mère de David, est assise sur une chaise, concentrée sur sa broderie. Ses cheveux poivre et sel sont soigneusement rassemblés en un chignon bas, lui donnant un air sérieux, austère. Soudain, elle relève les yeux et fixe Simon d’un regard perçant, scrutateur. On dirait qu’elle sait déjà tout sur lui, et cette sensation lui glace le dos.

Simon, pris de court, n’a même pas le temps d’apercevoir son visage. Elle s’est immédiatement replongée dans son ouvrage. Aaron, le grand-père de David, invite Simon à s’asseoir autour d’une table. La table est imposante, elle pourrait accueillir une bonne dizaine de personnes. Or, il n’y a que quatre chaises autour. D’autres personnes vivraient ici ? Il cherche un signe, il avise une veste sur le dos d’une chaise, sûrement celle de Phébus, des chaussures derrière la porte d’entrée, six exactement. Le compte y est. Ce vieil homme vit vraiment seul avec ce gamin et cette femme.

Pendant que Simon est tout à ses pensées, Aaron a sorti du vaisselier deux tasses et les charge dans le percolateur.

« Un cadeau de ma fille, dit-il fièrement, en pointant du doigt l’appareil. Au début, j’étais réticent. Je préférais mon moulin à café et ma vieille casserole, en fin de compte, je m’y suis fait. J’achète mon café en grains comme avant, alors tout va bien. Au fait, Jeanne, dit-il en s’adressant à la femme, tu prends un café avec nous ? Elle répond négativement par un hochement de tête.

— Vous avez bien raison, Monsieur, répond Simon, essayant de rompre la gêne instaurée par cette femme qui, il n’en doute pas, se méfie de lui..

— S’il vous plaît, appelez-moi Aaron. Vous me vieillissez autrement et Dieu sait que je n’en ai pas besoin. Et vous ?

— Simon, Simon Césarini, répond mécaniquement Simon encore impressionné par le décor et surtout le regard de cette femme. Un regard furtif mais glaçant. »

Aaron, Aaron, ce prénom… songe-t-il. Son attention est attirée par un objet, derrière la porte vitrée du vaisselier, un chandelier à sept branches identique à celui qu’il a vu sur le tablier de la cheminée, chez Phébus. Le vieil homme, par contre ne fait rien pour le mettre en évidence. Il le cacherait presque.

Le crépuscule s’installe, plongeant la pièce dans une pénombre mélancolique. Le froid s’infiltre insidieusement par les interstices des portes et des fenêtres. Aaron s’éclipse et réapparaît avec un fagot de bois qu’il jette dans la cheminée. Bientôt, les flammes dansantes illuminent la pièce, projetant des ombres fantomatiques sur les murs. La chaleur du foyer monte progressivement, dissipant peu à peu l’atmosphère glaciale.

Simon ôte sa veste et Aaron se déleste de son pull dénudant son avant-bras. Simon ne peut empêcher son regard de fixer le tatouage. Le vieil homme caresse son avant-bras tout en regardant Simon dans les yeux « Vous avez déjà vu ce tatouage quelque part, je présume ? lui lance-t-il.

— Oui, pas plus tard qu’aujourd’hui et je dois dire que j’aurais préféré ne jamais l’avoir vu.

— Phébus ?

— Oui ! Je ne voudrais pas m’attirer vos foudres, celles de Phébus m’ont suffi, mais…

— Vous aimeriez savoir ce qu’il y a entre nous deux ? Pourquoi j’ai à son égard une haine que la mort même n’assouvirait pas ? Jusqu’à hier, il n’en avait pas conscience. Il ne comprenait pas et d’une certaine façon, cela m’arrangeait. Maintenant, tout est clair. Chaque fois qu’il me croisera, le remords de ce qu’il m’a fait subir le rongera jusqu’à ses derniers jours.

Le discours est obscur : Simon ne saisit pas comment deux prisonniers de guerre, l’un a pu être la victime et l’autre le bourreau.

— Phébus a été marqué comme vous d’un numéro qui est, j’en ai la confirmation en voyant le vôtre, pratiquement le même. Pouvez-vous m’expliquer ?

— Non, vous ne vous trompez pas, répond Aaron en se frottant le haut du crâne. Il glisse sa main dans les rares cheveux qui lui restent, et prenant une profonde inspiration, comme pour se donner le temps de trouver la formulation la plus précise possible, il conte son histoire. Toute ma famille vivait depuis des siècles dans le nord de la France. Nous avons été raflés, et envoyés dans le camp le plus proche, le Struthof. C’était le seul camp de la mort sur le sol français et il fonctionnait à plein régime. C’est là que j’ai fait la connaissance du sinistre Kapo qui se fait appeler aujourd’hui du joli sobriquet de Phébus. Le dieu du Soleil personnifié. Quel cynisme ! Lui qui nous promettait des nuits sans fin.

Simon est stupéfait : Phébus, un kapo. De sinistres mémoires, les Kapos encadraient les prisonniers, poussant à la mort ceux qui avaient échappé aux chambres à gaz. Ils étaient recrutés parmi les « droits communs », les détenus portant le triangle vert, souvent les plus violents. L’atmosphère devient lourde, chargée de secrets et de tragédie.

— Je sais ce que vous pensez, Monsieur, ajoute Aaron, les yeux embués de larmes. Ça parait impossible que cet homme ... aussi doux, ... aimé des enfants, ait pu… Le vieil homme balbutie, ses lèvres tremblent, les mots ne peuvent plus sortir de sa bouche. Il est emporté par l’émotion. Évoquer le passé, c’est le revivre et des images atroces, insoutenables resurgissent. Simon, voyant sa détresse, essaie de contourner la conversation.

— David, sait-il qui était Phébus ? demande-t-il.

— Non, je ne l’ai révélé qu’à ma fille. J’interdis à mon petit-fils d’approcher cet individu. Je ne lui ai donné aucune explication, je lui ai simplement dit que sous son air affable, le vieillard est pire que la bête du Gévaudan.

— Excusez-moi, l’interrompt Simon, j’ai l’impression que Phébus ne sait pas qui vous êtes. Je me trompe ?

— Non ! Effectivement ! Il ne m’a pas reconnu. Nous étions jeunes tous les deux, à peine vingt ans. Quand je suis revenu au village, j’en avais soixante-dix et lui est venu s’installer, il y a seulement dix ans.

— Comment avez-vous fait pour le reconnaître ?

— Ses yeux ! On n’oublie pas les yeux de celui qui vous a martyrisé pendant des années. C’est impossible. Et puis, il y a eu la fête.

— La fête ?

— C’était l’été qui avait suivi son installation, lors de la fête annuelle du 14 juillet. Il faisait excessivement chaud. Il portait un pull sur sa chemise. Lorsqu’il l’a ôté, son tatouage a explosé à ma vue, avec les deux derniers chiffres d’identification du stalag. Impossible à oublier.

— J’imagine que votre réaction a dû être violente.

— Si je n’avais pas eu mon petit-fils avec moi, je crois bien que je me serais jeté sur lui et l’aurais frappé. Ensuite, j’ai passé des nuits blanches à ourdir une vengeance, à réfléchir au moyen de l’atteindre dans son sang comme dans son âme. J’ai même envisagé de m’en prendre à sa famille. Mais le temps passant, j’ai pris conscience que le tuer ou le faire souffrir, ne ferait qu’apporter le malheur dans ma famille. Alors, j’ai décidé de l’ignorer.

— Et d’interdire à votre petit-fils de l’approcher alors que vous habitez la maison mitoyenne et que bon nombre d’enfants sont en permanence fourrer chez lui. Ne croyez-vous pas qu’au minimum vous devriez donner une explication à David ?

— Non ! Jamais de la vie. David ne doit pas savoir.

— Vous ne pouvez pas rester ainsi. Vous devriez au minimum percer l’abcès et avoir une explication avec Phébus.

— Non, je ne peux pas. Ce serait trop dur !

— Trop dur ? Vous ne pensez pas que vivre ainsi dans le ressentiment n’est pas dur pour... Simon hésite à poursuivre. Ce qu’il s’apprête à dire peut se retourner contre lui.

— Vous pensez à David, rétorque Aaron. Je sais. Je vois cet enfant grandir dans la peur, s’isoler chaque jour un peu plus des autres. J’ai vu l’autre jour dans son regard pour la première fois de la révolte.

— Il voit Phébus comme un homme doux et a du mal à concevoir qu’il puisse être le monstre que vous décrivez. Par ailleurs, Phébus ignore votre véritable identité et ne comprend pas pourquoi vous lui en voulez autant. Si vous la lui révélez, ce sera clair dans son esprit et saura à quoi s’en tenir. Et qui sait, peut-être apprendrez-vous des choses.

— Je n’attends rien de lui, répond sèchement Aaron.

— Faîtes au moins la démarche. Parlez-lui, dîtes ce que vous avez sur le cœur ainsi vous vous libérerez de vos sentiments toxiques une fois pour toutes. Je vous assure que ce sera bénéfique pour vous et surtout, surtout, et j’insiste pour votre petit-fils. Le ferez-vous ? dit Simon, laissant sa question en suspens. Il sait qu’il est sur la corde raide. Aaron, va-t-il avoir la même réaction que Phébus ? Va-t-il s’emporter, lui répondre de se mêler de ce qui le regarde et le jeter dehors ? Aaron baisse les yeux. Sa fille a cessé de promener ses doigts sur son ouvrage. Elle lève les siens et fusille du regard Simon.

— Je ne sais pas, murmure le vieil homme. Je verrai ! Je dois en parler avec ma fille.

— Non, papa, tu n’as pas à m’en parler, explose la mère de David, en se dressant sur sa chaise et en jetant au sol son ouvrage. Cet homme est un criminel et il ne mérite que la mort.

— Excusez-moi, Madame, je m’occupe de ce qui ne me regarde pas. Vous avez vos raisons, dit Simon, prenant conscience que cette haine ne concerne pas qu’Aaron. Sa fille est beaucoup plus véhémente, intransigeante. Je ne vais pas vous importuner plus longtemps...

— Non, restez ! S’il vous plaît, dit le vieil homme visiblement ébranlé dans ses certitudes. Je vous ai dit que je réfléchirai, parlons d’autre chose. Buvez votre café, voyons.

— Je vous remercie. Je préfère partir, dit Simon qui se lève, et récupère sa veste sur le portemanteau, l’enfile et ouvre la porte. »

Il appelle Balthazar qui surgit du fond de la maison avec David sur les talons. Balthazar, cette fois, n’essaie pas de forcer Simon à ne pas quitter les lieux. Il le suit et lui lance un regard brillant de tendresse. Il sait que son maître est triste et déçu. Il remonte avec lui lentement la ruelle. Ils sont déjà au sommet, sur le point de bifurquer vers la place, quand derrière, tout en bas…

« Monsieur, attendez ! résonne la voix fatiguée d’Aaron. Attendez ! répète-t-il, sur un tom plus assuré, plus volontaire.

Simon revient en arrière et rejoint Aaron.

— Et votre fille ? demande-il, avec dans le cœur une flamme d’espoir.

— Ce n’est pas son affaire. Allons-y ! »

16

Phébus est affalé dans son fauteuil tourné vers la cheminée. César, allongé à ses pieds, laisse échapper un gémissement, ses yeux lumineux fixés de ceux de son maître. Le feu s’est éteint, plongeant la pièce dans une froide obscurité. Ce tatouage, découvert au bras d’Aaron, a réveillé chez le vieil homme des souvenirs douloureux : des jours où le froid et l’obscurité étaient son quotidien. Il n’a ni le goût, ni l’envie de se réchauffer. Seule l’obscurité l’apaise.

Trois petits coups secs sur la vitre de la porte d’entrée résonnent dans la pièce. César dresse l’oreille, soulève sa lourde carcasse et s’avance. Il plaque sa truffe sous la porte et la balaye d’un souffle fébrile. Phébus est interloqué. Son chien n’aboie pas. Ce n’est pas dans ses habitudes. Plus étrange encore, il remue la queue et jappe tel un chiot.

Ce n’est pas un étranger, songe Phébus. Ça doit être une personne connue pour qu’il s’excite ainsi. C’est sûrement Simon qui revient. Que me veut-il encore ? Il ne va pas remettre ça, j’espère ?

Il se lève, joint la porte, tire le rideau. C’est Simon qui lui sourit et d’un haussement de sourcils lui fait signe d’ouvrir. Il n’est pas seul, le vieux fou qui ne cesse de le prendre pour un démon est avec lui. Il entrouvre à peine la porte, pas le moins du monde décidé à les laisser entrer. David, alerté par les coups sur la vitre, s’est précipité et se faufile sous le bras de son grand-père. Balthazar bouscule tout ce beau monde et dégage le passage. Il tourne autour de César et file droit vers la sortie donnant sur les prés. Son compagnon lui emboîte le pas, pose sa lourde patte sur la poignée de la porte et l’ouvre. Les deux chiens ne sortent pas. Les yeux rieurs, la langue pendante, ils attendent le jeune maître. Simon pousse David d’une tape dans le dos. Le gamin se hâte de rejoindre les deux chiens et disparaît avec eux.

Simon n’a pas attendu que Phébus l’invite à s’asseoir, il s’empresse de prendre sa place autour de la table. Il croise les bras et adresse aux deux hommes un regard impatient. Phébus et Aaron sont sur le perron, pétrifiés. Dans les yeux d’Aaron, un regard troublant, énigmatique a remplacé celui de haine que Phébus lui connaît. Il n’est pas là pour en découdre. Phébus en prend conscience. Maintenant qu’il est face à lui et qu’il peut plonger son regard dans le sien, il a toute latitude pour essayer de deviner qui il est.

Aaron ne lui laisse pas le temps de le découvrir. Il entre, s’approche de Simon, sort de sa poche une pierre de marbre rose et la pose d’un coup sec sur la table. Phébus se dirige vers le buffet, fouille fébrilement un tiroir et brandit à son tour une pierre identique.

« Le Struthof, hiver 43. Il faisait terriblement froid cette année-là. Nous mourrions comme des cafards, s’exclame Phébus.

— Nous mourrions, Phébus. Pas toi, lâche Aaron d’une voix tremblante. Toi, tu étais bien au chaud avec tes amis. Tu ne craignais rien. Tu mangeais à ta faim.

— Que savez-vous de ma vie Monsieur Aaron Ivanovitch. C’est bien ainsi que vous vous appeliez ? rétorque Phébus, qui reconnaît cet homme, enfin. La saillie l’a piqué au vif, il n’est pas du tout décidé à se laisser agresser.

— Non, je n’étais pas Aaron Ivanovitch, j’étais le numéro 14215. Je n’étais rien, rien d’autre qu’un corps à martyriser jusqu’à ce qu’il crève. Et les kapos, comme toi, faisaient en sorte que nous mourrions le plus vite possible.

— M’as-tu vu te frapper, t’insulter, jeter sur toi les chiens, sur toi et sur les autres d’ailleurs ? Dis-moi !

Un pli de perplexité barre le front d’Aron. Cette question le trouble. Sa mémoire si fragile pour les affaires du quotidien s’avère tenace, vivace quand il s’agit de ces années-là. Elles sont comme son tatouage sur son bras, gravées dans sa mémoire. Il fouille, il fouille. Il entend des cris, il voit des coups de fouet au sol, un chien hurlant sa rage, tirant sur la laisse, mais rien, non rien d’une quelconque agression.

— Tu étais un Kapo et ça suffisait amplement pour que nous te détestions et pour que je te déteste encore aujourd’hui. Et surtout, pour que mon petit-fils ne s’approche jamais de toi. Tu peux donner le change aux gens du village, moi, tu ne me tromperas pas. La seule chose que je te demande, c’est de nous laisser tranquilles.

— L’image que tu as de moi est donc définitive ?

— Que pourrais-tu m’apprendre qui me fasse changer d’avis ?

Phébus se lève et gagne la remise que Simon a visitée avant de partir. Il revient avec un tableau.

— C’est toi, Aaron.

Le visage du vieil homme se décompose, submergé soudainement par les larmes. Il chancelle et pose une main sur la table pour ne pas s’effondrer. Simon se lève, le soutient et l’aide à s’asseoir. Aaron enfouit sa tête entre ses mains, hoquette quelques mots puis se tait. Phébus fait glisser une chaise et s’assoit à côté de lui.

— Pour moi et pour Julius, tu as toujours été Aaron. Tu te souviens de Julius ? lui dit-il, d’une voix douce.

Aaron lève la tête, et les yeux encore noyés de larmes défit du regard Phébus.

— Julius, oui, le kapo de la carrière. Une sacrée ordure !

— Obligatoirement. C’était pour lui une question de survie et pour vous aussi.

— Comment ça pour nous ? Il nous frappait à longueur de journée.

— Il vous frappait, c’est exact et avec un zèle qui ravissait les nazis. Jamais jusqu’à la mort. Jamais ! Essaie de te souvenir. Combien sont morts sous ses coups. Cite le nom d’un prisonnier, d’un seul.

Une nouvelle question. Un nouveau souvenir. Des images terribles, surgissent, comme s’il les avait vécues la veille. La boue, la pluie, la neige, les mains lacérées par la pierre gelée et l’uniforme du Kapo, propre, les bottes lustrées et sa cravache toujours prête à frapper. Et pourtant, Phébus a raison. Les seuls morts qu’il voit dans son souvenir sont ceux que d’autres kapos, des triangles verts (droits communs), les nazis ou leurs chiens provoquèrent. Julius était un triangle rouge (un politique) et sa main n’avait jamais porté le coup fatal. Alors ?

— Je ne comprends pas. Pourquoi me parles-tu de Julius ?

— Parce que nous avions, lui et moi, organisé le sauvetage des plus faibles, ou de ceux condamnés à la pendaison, à la balle sur la nuque ou aux expériences des médecins de la mort. Te souviens-tu de cet hiver 43 ? Tu travaillais à la carrière et tu n’en pouvais plus. D’ailleurs, tes camarades avaient dû te relever à plusieurs reprises et Julius t’avait roué de coups. Tu t’en souviens ?

— Oui !

— Et qu’est-il advenu ensuite ?

— On m’a transporté dans un stalag à l’écart du camp.

— Et... ?

— On m’a laissé dormir. Et j’ai…

Simon n’en dit pas plus, il croit comprendre.

— Julius t’a mené jusqu’à moi, dans mon atelier. Tu m’as servi de modèle. Je t’ai croqué en quelque sorte pendant deux jours. Je dois dire que j’ai pris tout mon temps, suffisamment, pour que tu reprennes des forces, mais pas trop, pour ne pas éveiller les soupçons de ce con de Schütz. Deux jours, c’était déjà limite. Il fallait bien ça pour que tu reprennes des forces et retournes à la carrière.

— Je ne sais que dire, avoue Aaron abasourdi.

— Laisse-moi t’expliquer et tu comprendras. »

17

De son vrai nom, Ludovic Adler, celui qui deviendra Phébus est arrêté le 29 novembre 1942. Incarcéré à Montbéliard, il est transféré à la prison de Besançon puis à la prison de Fresnes où on lui signifie qu’il est condamné à mort pour le crime de transport d’armes et usage de faux papiers. L’exécution est prévue le lendemain matin.

Cependant, une décision de l’autre côté du Rhin change le cours de son histoire. En effet, l’Allemagne nazie en mal de main-d’œuvre pour l’exploitation de sa carrière de marbre rose dans le bas Rhin, demande à la France d’en fournir dans les plus brefs délais. Ludovic est donc transféré de Fresnes au camp Natzweiler-Struthof dans les Vosges alsaciennes.

Le 21 décembre 1942, dans le train à bestiaux qui le mène vers le camp, il fait la connaissance d’un déporté comme lui, un certain Phébus Bonaventure. Étrangement, l’homme lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La même carrure imposante, le même visage. Phébus déjà malade est exténué par un voyage sans eau et par un froid meurtrier. Sentant sa dernière heure arrivée, il propose à Ludovic de prendre son identité. Dans la conversation, Ludovic lui a appris qu’il est originaire de la région strasbourgeoise et qu’il parle couramment l’allemand. Phébus lui assure qu’avec un nom à consonance latine, il n’aura aucune difficulté à faire croire aux nazis qu’il ne comprend rien à ce qu’ils peuvent dire. Et surtout, il pourra récolter des informations utiles.

Dès son arrivée, Ludovic alias Phébus décline son identité et donne comme métier celui d’artiste-peintre. L’officier chargé du recensement prend un plaisir pervers à l’affecter immédiatement à la carrière, comptant ainsi se débarrasser très vite de lui. Ludovic est un homme fort, il résiste au froid et à la faim. Malheureusement, l’acharnement des kapos est terrible et ses jours sont comptés. Une fois de plus, la chance le sauve. Le chef SS responsable du camp a le projet de constituer une galerie de spécimens de la race juive. Amoureux des beaux-arts (il est peintre lui-même), il préfère, au lieu de photographier les prisonniers, les coucher sur des toiles. Comme il n’en a guère le temps, il consulte la liste des prisonniers et tombe sur Ludovic. Il extrait de la carrière et en fait son peintre officiel.

Ludovic occupe désormais un poste stratégique qui lui permet d’écouter les conversations des nazis et d’anticiper leurs décisions à l’encontre des déportés. C’est ainsi qu’il apprend l’extermination des Juifs et entreprend d’en sauver un maximum. Les Allemands, en quelque sorte, lui facilitent la tâche en les identifiant clairement. Ils portent, contrairement aux autres détenus qui ont une tenue de bagnards, d'anciens vêtements civils sur lesquels sont peints en couleurs vives les lettres "NN" (Nacht und Nebel, nuit et brouillard).

C’est ainsi que grâce à leurs passages à « l’atelier de peinture » des dizaines de déportés seront sauvés d’une mort imminente. Aaron sera l’un d’eux.

À la fin de l’automne 1944, le camp est évacué sur celui de Dachau en Allemagne. Phébus et Aaron seront libérés un an plus tard. »

18

Un soleil froid projette une pâle lueur dans la chambre. Simon est plongé dans un sommeil profond depuis deux jours maintenant. Balthazar est resté allongé au pied du lit tout ce temps. Ses yeux sont fermés, mais contrairement aux humains, un chien ne dort jamais. Il reste constamment en alerte, sensible au moindre mouvement de son maître.

Phébus a déposé une gamelle au pied du lit, mais Balthazar n’y a pas touché. Avec une régularité d’horloge, il lèche la main que Simon qui pend du lit avec sa langue épaisse et humide.

L’horloge mécanique sur le buffet égrène inlassablement les secondes. Simon ne dort plus, il garde simplement les yeux fermés. Il préfère. Il doit reprendre des forces avant de revenir parmi les vivants. Parmi eux, le plus fidèle et le plus fougueux de tous est allongé au pied du lit. Il sait qu’un simple frémissement d’un doigt ou d’un autre membre suffira à lui faire dresser l’oreille. Il se précipitera sur lui et le submergera d’affection, risquant fort probablement de rouvrir sa plaie.

Simon glisse sa main sur son ventre ceint par un large bandage. La douleur est encore vive et le lance. Le coup de couteau était violent, terriblement violent.

Il ne l’a pas vu venir tant il était réjoui de voir Phébus et Aaron réconciliés. Aaron avait compris que Phébus, contrairement à tous ceux qui ne cherchait qu’à sauver leur peau, ne pensait pas qu’à lui-même. Il avait sauvé des vies, sa vie. Sans lui, il serait mort dans la carrière. Aaron n’a donc pas pardonné parce que, tout simplement, il n’y avait rien à pardonner.

Simon était au comble du bonheur de voir Aaron s’agenouiller et demander pardon à son petit-fils pour l’avoir éduqué dans l’erreur et surtout dans la peur de Phébus. Le gamin ne saisissait pas ses paroles, mais voyait son grand-père sourire au monstre honni par la famille et cela lui suffisait pour retrouver le sourire.

C’est à ce moment-là, qu’elle a surgi dans l’embrasure de la porte et s’est jetée sur Phébus. Simon s’est interposé et a pris le coup de couteau au ventre. Il a juste eu le temps de porter sa main sur la plaie, de sentir la douce chaleur du sang, de voir le visage de celle qui l’a frappé puis a basculé et a perdu connaissance.

Il a erré pendant ces deux jours dans un épais brouillard, déambulant dans un couloir sans fin s’ouvrant sur des portes, chacune dévoilant une parcelle de son passé : sa mère aimante le prenant dans les bras, son père l’accablant de reproches incessants et ses deux frères soulagés que ces reproches ne leur soient pas destinés.

Il est désormais éveillé, ces images restent gravées dans son esprit. Ce coup de couteau a déchiré le voile qui enveloppait son existence d’illusions et de mensonges. Tout est clair, désormais. Il comprend pourquoi il est ce qu’il est, pourquoi il est devenu un homme silencieux, incapable d’exprimer ses sentiments.

Le véritable coupable est le silence, le terrible silence d’un père qui ne lui adressait la parole que pour le réprimander, l’humilier. Toujours sans aucune explication. C’était à lui de deviner. Il était l’ainé des trois garçons et par conséquent, il ne pouvait être qu’irréprochable. Il devait tout supporter sans broncher. C’est ainsi qu’on éduquait, à cette époque, dans cette partie du monde, pensait-il. Et c’est ainsi qu’il se comportait dans sa vie d’adulte. Oh, il ne frappait pas. Jamais, il n’aurait osé lever la main sur Marie ou sur l’un de ses enfants. C’était le silence, ce fichu silence qu’il usait en forme de reproche ou de réprimande. C’est ce fichu qui a détruit sa vie.

Elle l’a quitté. En est-il sûr, d’ailleurs, car en observant avec attention cette photo, le doute subsiste ? Si ce n’était pas elle. ? Si celui qui l’a sauvé n’avait pu l’extraire du véhicule ? Si elle était encore au fond de l’eau ? Non, il refuse de croire à cette version. Il s’agrippe à chaque petit détail ou indice qui pourrait lui apporter du réconfort.

Par exemple : les traces de pas sur le sable identiques à celles qu’elle aurait pu laisser ; la disparition de sa carte de crédit de la poche de son veston, puis ce retrait de 200,00€ quelques heures après, à un distributeur d’une banque à Ajaccio. Un voleur un tant soit peu malin ne se serait pas contenté d’une si faible somme. Il lui aurait vidé le compte avant qu’il n’ait pu faire opposition. Ça ne pouvait être que Marie.

Pourquoi l’a-t-elle abandonné sur cette rive, le laissant entre la vie et la mort, en proie aux crabes et aux chiens errants ? Faudrait-il qu’elle le déteste, qu’elle le haïsse même pour ne pas lui porter assistance et s’enfuir ainsi. Il n’ose imaginer que ça est pu se produire ainsi. Un événement s’est obligatoirement produit pour qu’elle agisse de la sorte. Il doit la retrouver et savoir ce qui s’est réellement passé et briser, une fois pour toutes, le mur de silence qu’il a dressé entre eux.

Il ouvre les yeux. Les deux hommes enfin réconciliés sont venus à son chevet. Une vague de bonheur inédite le submerge. Ces deux-là ont su briser le mur de colère et de rancœur que le silence, ce maudit silence avait érigé entre eux, au fils des ans, brique par brique.

David s’est blotti dans les bras de sa mère. Il arbore un regard neuf, clair, lumineux. Le voile de la peur sur son visage a disparu. En revanche, sa mère n’est pas bien du tout. Elle lui jette un regard anxieux empreint d’une profonde culpabilité. C’est elle qui a porté le coup. C’est elle qui dans sa furia a poussé la porte et s’est jeté sur Phébus. Simon s’est interposé et le sang a coulé. Aaron, immédiatement a plaqué sa main sur la plaie. Simon a senti sa dernière heure arriver, il a sombré.

Tout comme lorsque la voiture plongeait inexorablement au fond de l’eau. Son crâne avait heurté le pare-brise, le laissant dans un état de semi-conscience. Dans le brouillard où il errait, il aperçut Marie ouvrant la vitre. L’eau montait dans l’habitacle, inondant l’habitacle. Il sentir l’eau remplir sa bouche et descendre dans sa gorge. Sa vue se brouilla et l’obscurité l’engloutit. Une nuit hantée par le visage de son père. C’était donc ça l’enfer, vivre et revivre sans cesse son calvaire.

Puis tout devint calme, les images s’évaporèrent. Il ne restait plus que la nuit, l’obscure nuit dans laquelle sa vie allait disparaître. Puis une sensation, le corps qui, une dernière fois cherche le chemin de la vie. Il sentit une main l’agripper et le sortir de la voiture.

C’est cet étrange phénomène qu’il a vécu à nouveau : il était au bord du gouffre insondable de la mort quand, attiré par une force inconnue, il a rebroussé chemin. Le cœur qui, une seconde plus tôt, battait la chamade a repris son rythme de croisière, sa respiration s’est apaisée. Phébus, avec une infinie précaution a extrait le couteau de la plaie, puis Marie a exercé une pression pour stopper le saignement et a appliqué un bandage stérile. Devant les deux anciens stupéfaits, elle a remarqué que le sang s’était arrêté, et que la blessure commençait à se cicatriser.

Aaron et Phébus ont voulu appeler une ambulance pour l’envoyer à l’hôpital, mais Simon qui avait déjà repris ses esprits, les en a dissuadé. La mère de David, infirmière dans une autre vie, a enlevé le bandage, vérifié une deuxième fois que la plaie ne saignait plus, l’a nettoyé, la cautérisée. Phébus et Aaron ont transporté Simon à l’étage et l’ont couché.

19

Balthazar se dresse sur ses pattes arrière et pause sa tête sur le lit. César plus sage reste au pied de son maître.

« Dieu du ciel, il s’est réveillé, s’exclame la mère de David. Monsieur comment allez-vous ? J’ai trop honte. Je suis impardonnable. Comment vais-je faire pour… ?

— Rien, Madame, répond Simon, d’une voix faible. Vous n’avez rien à vous faire pardonner. Je comprends l’état d’esprit dans lequel vous étiez. Moi-même, dans votre situation, je n’aurais pas agi autrement.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris. Quand je me suis rendu compte que mon père était parti s’expliquer avec Monsieur, j’ai paniqué. J’ai cru que j’allais régler cette histoire une fois pour toutes en le tuant.

— Ma fille, tu es folle, s’insurge Aaron. Tu crois qu’en tuant Phébus nous allions retrouver notre sérénité ? C’est nous qui serions devenus des montres et aurions dû payer toute notre vie ce geste de folie. Et maintenant que faisons-nous Simon ? Nous allons appeler la police ?

Simon se redresse sur le lit, pousse un soupir de douleur, rabat les draps et tend une main pour caresser Balthazar.

— La police comme vous y allez. Pour une simple estafilade. Dans une semaine, il n’en restera rien, vous verrez. Le plus important est que vous êtes enfin réconciliés et surtout que David ait retrouvé le sourire. David, viens t’asseoir à côté de moi. »

L’enfant se blottit contre sa mère. Il hésite. Voir Simon affaibli, dans ce lit, avec un bandage ceignant le torse, lui fait peur. Il est resté longtemps au chevet de son père malade jusqu’à ce qu’il meure. Depuis, il s’inquiète de la moindre toux de son grand-père ou de sa mère, de la moindre écorchure. Il craint de perdre ceux qui lui sont chers et Simon fait partie de ceux-là désormais.

Le grand blessé lui sourit et l’invite à le rejoindre en tapotant le matelas du plat de la main. David lâche la jupe de sa mère, s’approche du lit et s’assoit sur le lit. Balthazar pause son museau sur ses cuisses, l’enfant le caresse et s’apaise.

« Tu sais mon garçon, dès que je me serai rétabli, je m’en irai. Tu vas devoir me promettre une chose. Voilà, dès demain, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, tu prends ton ballon et tu cours jouer au foot avec les autres gamins du village.

— Mais Monsieur, j’ai peur qu’ils ne m’acceptent pas, répond David.

— Justement, c’est parce que tu as peur qu’ils ne t’acceptent pas. Alors, tu dois y aller et t’imposer. Tu me le promets ?

— Il vous le promet, Simon, coupe Aaron. David, tu promets ? lui dit son grand-père en fronçant les sourcils et en prenant un air faussement autoritaire.

— Oui papi !

— Autre chose, mes amis. Je peux vous appeler mes amis ? demande Simon.

— Simon, vous savez que vous faites partie désormais de la famille, dit Aaron.

— Et de la mienne, également, ajoute Phébus, même si elle ne se limite qu’à moi. Vous êtes ici, chez vous.

— Et chez moi aussi, renchérit Aaron.

— Attendez, vous n’allez pas repartir sur une autre dispute, gronde Simon. J’ai eu assez de mal à régler la première, dit-il déclenchant l’hilarité générale et une douleur vive sur le côté. Ce qui immédiatement refroidit l’ambiance et pousse Marie à contrôler une fois de plus la plaie.

— Ne faites pas de bêtise voyons, se fâche-t-elle. Votre plaie peur se rouvrir au moindre mouvement. Vous devez faire très attention. Nous allons vous laisser tranquille, Monsieur.

— Non, non, attendez ! J’ai des choses à vous dire. Vous devez savoir pourquoi je suis venu dans votre village. Je ne peux pas partir sans vous l’avoir dit. Ce serait malhonnête de ma part. »

Ces derniers mots rembrunissent les visages. On n’aime pas les secrets, ils ont fait tant de mal. Simon les rassure et conte son histoire, toute son histoire. Son enfance, sa rencontre avec Marie, son mariage, ses enfants et la journée fatidique de l’accident. Il explique comment par hasard, il est tombé sur cette coupure de journal dans laquelle il a reconnu sa femme. Il n’en est pas sûr et aimerait voir l’original détenu par le boulanger.

20

Une semaine a suffi pour que Simon se rétablisse. Le huitième jour, Phébus l’invite ainsi que David, Aaron et les deux chiens à faire une petite promenade dans le pickup jusqu’au domicile du boulanger. Celui-ci lui montre la photo originale. Simon constate que c’était bien Marie. Il met le boulanger dans la confidence et obtient les coordonnées du chef de la troupe de théâtre. Tout est pour le mieux, Simon n’a qu’à appeler ce dernier et son problème sera enfin régler. En théorie, parce que, en pratique, il a tout lieu de craindre que le dit chef de la troupe informe Marie de son coup de téléphone. Quelle sera la réaction de Marie ? L’accueillir, accepter de lui parler, ou de fuir à nouveau ?

C’est alors que David qui suivait attentivement la conversation des adultes, prend la parole. Simon est stupéfait. David, l’enfant muet, terrorisé qu’il a rencontré lors de ses premiers pas dans le village, interrompt une conversation entre adultes.

« Pardon, j’ai le moyen de savoir où la troupe se produit, déclare-t-il avec aplomb.

— Je crois savoir de quoi mon petit-fils veut parler, coupe Aaron. David est un véritable geek.

— Geek ? C’est quoi ça ? demande Phébus médusé.

— Un fou d’informatique, répond le grand-père de David, fier d’être lui, à la page.

— Je pense qu’en cherchant dans les réseaux sociaux, je pourrai les trouver, propose l’enfant. Quand on sera à la maison, je m’en occuperai.

Deux heures plus tard, David remet à Simon une feuille avec toutes les informations qu’il cherchait.

— Prochaine destination, la capitale. Le quartier latin, annonce-t-il, en levant les bras.

— Très bien, dit Phébus. J’ai un cadeau pour vous mon ami. Venez !

Phébus mène la compagnie jusque dans la rue où le vieux pick-up les attend. Phébus tend les clés à Simon.

— Les papiers sont dans la boîte à gants. J’ai fait le nécessaire auprès de l’assurance. Vous n’avez pas à vous inquiéter. J’imagine que vous avez le permis. Je suis bête, si vous ne l’aviez pas, vous ne seriez pas ici, dit-il en s’esclaffant.

— Phébus, vous êtes fous. Je ne peux pas accepter.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’une voiture à mon âge ? Si je veux descendre à Mende, je prends le bus. Je le fais déjà.

— Et en cas d’urgence, Phébus, nous sommes là, ajoute la mère de David.

— Vous voyez, Simon, tout va bien pour moi. Allez, filez, garnement avant que je me fâche, dit le vieil homme en lui donnant une claque affectueuse dans le dos. »

Simon donne une longue étreinte à ses amis, caresse une dernière fois le pelage de César, ouvre la portière du pick-up, laisse Balthazar sauter à l’intérieur et monte à son tour. Ensuite, la voiture descend doucement la rue et disparaît dans le brouillard.

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L’enfant de la peurChapitre1 message | 2 semaines

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