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- Décembre 2013 -

J’ai tendance à me plaindre de ce qu’est ma vie. Je n’ai pas eu l’enfance la plus rose mais je m’en suis pas trop mal sorti. Certains entretiens que j’ai avec les patients me permettent de relativiser et de me donner l’illusion que ma vie est un conte de fée.

Comme convenu je me rends au domicile de la mère de Jill dans la matinée de lundi. Margaret Tremblay a la cinquantaine et vit dans un quartier populaire de la ville du côté de East York, un immeuble de plus de dix étages aussi haut que large. J’ai ressassé le discours de Jill, lequel fait forcément écho à ce que je vis avec Nicole. Je suis anxieux à l’idée d’aller chez cette femme que je connais pourtant bien.

Je gare ma voiture sur le parking de ce vieil immeuble des années 80. Assis sur le vieux siège en cuir, je fixe l’heure sur le tableau de bord. Je pense à Debbie qui doit être à l’hôpital avec Nicole. Et merde ! Hors de question de se parasiter davantage la cervelle. Je quitte le véhicule. La neige a cessé de tomber et a transformé les trottoirs en patinoire.

Les murs de la cage d’ascenseur sont imprégnés d’odeurs d’urine et de tabac froid. Je ravale un reflux acide qui m’irrite la trachée. J’arrive au sixième étage, dans un couloir sombre. Je frappe à la porte d’entrée de l’appartement de Margaret, pas de réponse. Je réitère mon geste mais toujours rien. Je n’aime pas ça. Elle a été prévenue de ma visite et ça ne lui ressemble pas d’agir de cette façon. J’appelle alors chez elle et entends la sonnerie de son téléphone fixe sonner depuis l’endroit où je me trouve.

N’ayant pas l’intention de rester bloqué ici tout le reste de la matinée je rebrousse chemin. À peine sorti du bâtiment, mon pied glisse sur une plaque de verglas. Mon corps part en arrière et mon crâne se cogne avec force sur le bêton. Ma vue se trouble, ma tête bourdonne, et je n’arrive pas à me relever. Mes yeux scrutent le ciel, un ciel plus bleu que les derniers jours. Je perçois une silhouette au niveau d’une des fenêtres, puis une jambe passer par-dessus le rebord de cette fenêtre. J’essaye de me relever, mais sans avoir eu l’occasion de faire quoique ce soit, la personne se jette dans le vide. Un bruit sourd d’une violence inouïe agresse mes oreilles. L’alarme de la voiture s’enclenche et je distingue Margaret qui vient de s’écraser lourdement sur le toit d’une automobile. Son corps est en sang et elle semble désarticulée telle une vieille poupée de chiffon. Le verre des vitres brisées s’est répandu sur le sol et les yeux de cette pauvre femme sont grands ouverts, sans vie. Je fonce vers elle, vérifie son pouls, puis appelle les secours.

***

Il est presque vingt et une heure. Il émane une atmosphère particulière dans les hôpitaux une fois la nuit tombée. Ce calme a tendance à m’angoisser. Je songe à me bourrer la gueule pour oublier cette journée, ces derniers jours, semaines, mois, années. En gros, pour oublier ma vie. J’étais là quand Isaac a présenté ses condoléances à Jill. J’étais là quand elle s’est effondrée. J’étais là quand elle a éclaté en sanglots. On n’a cessé de me demander comment j’allais et j’avais une furieuse envie de tous les envoyer chier, Daria y comprise. Personne ne peut comprendre tant qu’il n’est pas confronté à cette situation. Ce que Jill a vécu, c’est ce que j’ai toujours redouté pour Nicole.

Les visites sont terminées et j’aperçois Debbie sortir de la chambre de Nicole. Elle enfile sa veste et tient son sac à mains.

- Elle t’a demandé.

- Comment va-t-elle ?

- A toi de lui poser la question.

- Sérieusement, comment va-t-elle ? réitéré-je.

- Elle se remet doucement.

Debbie s’installe à côté de moi. Son bras se dirige vers mon épaule mais il se ravise.

- On ne pourra jamais revenir en arrière James, déclare-t-elle d’une voix douce. Si je le pouvais, je le ferais. J’aurais dû faire les choses différemment, prendre d’autres décisions, mais ce n’est pas le cas et je dois vivre avec, ON doit vivre avec. Je sais que ce n’est pas facile tous les jours, ni pour toi, ni pour moi, qu’il y a des matins où on a envie de tout envoyer valser, mais on doit aller de l’avant. Il va falloir que tu le comprennes un jour, que tu te sépares de toute cette rancœur que tu as envers nous si tu veux pouvoir avancer dans ta vie. Je pense que ce serait bien pour toi et pour elle que vous vous voyiez avant que nous repartions à Westmount.

- Tu n’as pas conscience de ce que sa prise en charge demande.

- Détrompe-toi, je connais le boulot, me répond-elle.

Elle se lève, tourne les talons et s’éloigne de moi. Sa silhouette s’efface au bout de ce long couloir éclairé par tous ces néons blancs. Je quitte les lieux et trouve un banc à l’extérieur. Quelques flocons perlent dans les airs.

- Tu sais qu’ils annoncent une averse durant la nuit ? lance une voix masculine.

Parapluie en main, Henry s’installe vient m’abriter.

- Tu finis seulement ? lui demandé-je.

- La paperasse, tu sais ce que c’est. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Je hausse les épaules.

- Des projets pour ce soir ?

- Je comptais me bourrer la gueule mais je ne pense pas que ce soit raisonnable.

- Depuis quand est-ce que James Dickens est-il raisonnable ? Journée pourrie ?

- Si ce n’était que cette journée.

- T’as revu le gars du bar ?

Sa question est intéressée et il tâte le terrain. Je le regarde attentivement et me questionne sur ce qui m’empêche de me lancer avec lui. Henry est pourtant séduisant, et gentil. Il fait parti de ces gars sympas et attentionnés qui se font rares. Un peu comme Mark avec Daria ou Owen avec Nicole.

- Je n’ai pas trop la tête à ça.

- Dans ce cas, je sais où aller pour te changer les idées.

***

Je ne suis pas un adepte des clubs gays. Je suis plus friand des bars gays. Les endroits grouillant de petites starlettes et de mecs qui se donnent en spectacle ne m’intéressent pas. C’est dans ce genre d’endroit situé sur Church and Wellesley que Henry me traine. Le club est tellement bondé qu’il est difficile d’accéder au bar sans bousculer personne. Une musique dance trop forte pour pouvoir parler motive tous ces gars à se déchainer et à se frotter les uns aux autres. Il plane une odeur de transpiration et de cul. Les mecs se déhanchent sur un remix de Bad Romance de Lady Gaga. J’observe, je me laisse aller à mater, tel un prédateur. Contrairement aux autres je n’ai pas « faim de toutes ces antilopes » qui m’entourent. Un peu plus loin à l’autre bout du bar je distingue Mister Twink.

- Je ne suis pas venu ici depuis une éternité, me hurle Henry.

- Pour ne rien te cacher, crié-je à mon tour, c’est pas trop le genre d’endroit que je fréquente.

- Après un ou deux verres tu t’y fais !

Henry nous commande une première tournée de téquila. Un coup de langue sur la trainée de sel, le verre cul sec, et on aspire toute l’acidité d’un quartier de citron vert. Mon corps frissonne et mon visage dessine une vilaine grimace. Le premier verre de téquila a toujours le même effet sur moi : il me requinque. Quelques gouttes de ce breuvage magique suffisent pour me ramener à la vie. Le deuxième shot est quant à lui jouissif. Et une fois le troisième arrivé c’est l’apothéose, le moment que je préfère, celui où je suis libéré de toutes mes merdes et où la vie devient plus belle. Mon regard pétille. Tout n’est qu’illusion, mais le temps d’un instant j’apprécie que cette douce ivresse me guide à travers ses méandres. J’attrape la main d’Henry que j’emmène au milieu de la foule. J’oublie tout, j’oublie le coup de fil que je devais donner à Christian, j’oublie Debbie, j’oublie Nicole, j’oublie le saut de l’ange de Margaret, j’oublie la peine de Jill, j’oublie Daria, je ne pense qu’à moi.

Mon regard se perd dans celui d’Henry. Il sourit, se rapproche lentement de moi et se colle jusqu’à ce que nos sexes se touchent au travers de nos jeans. Mes mains se posent sur ses hanches et sans même réfléchir je l’embrasse. Nos langues s’entremêlent, la musique s’accélère, je descends une main au niveau de son entrejambe. Au fil de notre baiser et de notre séance de tripotage des images de ma nuit avec Christian défilent dans ma tête. Je me retire doucement d’Henry. J’ai l’impression de tromper Christian. Ai-je seulement envie de changer ma vie comme je l’avais envisagé ? Est-ce le bon moment pour foutre un coup de pied dans ce bordel incommensurable ? Dois-je m’attendre à l’amour fou au bras de Christian ? Ni Henry ni moi ne bougeons au milieu de la piste de danse tandis que tous ces mecs se remuent autour de nous. Je m’abandonne finalement dans les bras de mon ami, le temps d’une nuit, une nuit sans conséquences, sans lendemain, où nous oublions le monde qui nous entoure l’espace d’un instant.

***

Je distingue difficilement l’environnement dans lequel je suis et me lève lourdement. Je suis à poil dans la chambre d’Henry. J’enfile mon slip que j’ai ramassé sur le sol et gagne la pièce à vivre. Henry habite dans un appart sur Church and Wellesley, lequel abritait autrefois une caserne de pompiers dans les années soixante dix. C’est ce qui fait le charme de ce bâtiment.

- Bien dormi ? me lance-t-il depuis la cuisine où il se délecte d’une tasse de café.

A voir son visage je n’ai pas le sentiment que nous avons passé la même nuit. Henry paraît frais, ses cheveux quelque peu en bataille, ce qui renforce son côté sexy, et son corps bien bâti a du mal à me faire croire qu’il a ingurgité autant de téquila il y a seulement quelques heures de ça.

- Quelle heure il est ? demandé-je en avançant tel un zombie à travers les lieux.

- Neuf heures passée.

- Fait chier !

- Je te sers quelque chose à boire ?

- Non, il faut que j’y aille.

- Maintenant ?

Je puise le peu d’énergie qu’il me reste pour m’habiller et partir de là le plus vite possible. Je vais me faire étriper par le dragon, avoir droit à un interrogatoire par Daria, et Debbie voudra sûrement avoir des explications quant au fait que je ne sois pas rentré chez moi. En bref je suis dans la merde.

- Tu devrais rester.

- Désolé mais je n’ai pas le temps, lui réponds-je en lassant mes chaussures.

Je ne me souviens pas de ce que nous avons réellement fait. Tout est flou dans ma tête. Il ne me reste que des bribes de cette soirée. J’espère juste ne pas avoir été minable en gerbant je ne sais où dans son appart.

Je pars comme un voleur. Je déteste ce que je viens de faire. Je me déteste d’avoir couché avec un pote, un bon pote qui pourrait m’en vouloir de me comporter comme un sale con. Mais je l’ai voulu, je l’ai désiré, en me contrefoutant des conséquences que ça pourrait engendrer. Aujourd’hui mon salaud, va falloir assumer l’entière responsabilité de tes actes.

Je cours à travers la ville pour me rendre au boulot, si vite que mon foie risque de ne pas supporter ces mouvements. Je transpire comme un porc, je n’ai pas pris de douche, et un début d’odeur de transpiration m’agresse les narines. On est mardi, jour de la réunion de la semaine où sont rassemblés infirmiers, aides-soignants, psychiatres et psychologues, mais aussi la chef. Tous sont réunis dans cette salle où trône une gigantesque table au milieu de la pièce. Café, thé, et croissants sont disposés entre les dossiers et la paperasse. Je fais irruption comme si de rien n’était et prends place sur une chaise à proximité de Daria. Je me fais minuscule, ce qui n’empêche pas l’assemblée de river son regard sur moi. Le dragon est en train de parler d’un patient et va jusqu’au bout de son discours en faisant abstraction de ma présence. J’ai le souffle coupé, à deux doigts de crever.

- C’est quoi cette odeur ? me murmure Daria.

- Laisse-moi le temps de retrouver ma respiration tu veux ?

La réunion se termine plus tard que je ne l’aurais voulu. Ou peut-être est-ce moi qui ai trouvé le temps long vu mon état. Tout le monde quitte les lieux et le dragon en profite pour me prendre entre quatre yeux. Daria me lance un regard compatissant avant de partir. Je m’assieds devant le dragon et ravale un début de gerbe acide que je lui aurais renvoyé avec plaisir en pleine gueule.

- A quoi jouez-vous James ?

- Pardon ?

- Vous cumulez les retards, vous jouez avec vos horaires comme bon vous semble, vous n’êtes pas à jour dans vos dossiers et en plus vous avez le cran de venir travailler dans cet … état. Vous sentez l’alcool à des kilomètres à la ronde. Dois-je vous rappeler que vous travaillez aux côtés d’une population qui a besoin de nous, de toute l’aide que nous pouvons leur apporter ? Ce n’est pas en adoptant un comportement pareil que vous pourrez réussir à un résultat avec qui que ce soit.

- Vous remettez en cause mes compétences après le suicide de Margaret Tremblay c’est ça ?

- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai pas besoin de ça dans mon équipe. Et ce n’est pas la première fois que je vous rappelle à l’ordre. Alors vous allez devoir vous ressaisir. Quoi qu’il se passe dans votre vie personnelle je m’en contre fiche, réglez-le et faites votre boulot si vous ne voulez pas vous retrouver à pointer au chômage. Je vous laisse le reste de la semaine pour vous remettre sur pieds. Trois jours de congés sans solde. Et surtout, ne me remerciez pas.

Elle se lève et quitte la salle de réunion avec cette allure qui lui est propre. Digne, le dos droit, le visage figé, fière de m’avoir recadré.

- Je t’annonce par avance que la question que je vais te poser est complètement conne mais est-ce que ça va ? me demande Daria qui me rejoint.

- Effectivement, ta question est conne.

Je m’en vais à mon tour et quitte l’hôpital. Le froid resserre les pores de ma peau. Quelques flocons de neige se posent çà et là et permettent à la magie de Noël de prendre place. Les vitrines des magasins arborent leurs décorations festives, et les gens se régalent de chocolat chaud, entracte de leur marathon de lèche vitrine. Je traverse la rue où je manque de marcher dans une vieille marre de neige fondue mêlée à de la boue. Forcément, ma guigne me plonge dans ce genre d’obstacle. Je passe à côté d’un pauvre clodo qu’on prendrait pour le Père Noël suite à une dépression nerveuse. Je lui jette une petite pièce et il me remercie d’un sourire édenté à faire fuir n’importe quel gosse.

- James !!!!!

Je ne me retourne pas et continue mon chemin, mais Daria me rattrape et me barre la route.

- Qu’est- ce qui se passe ?

- Rien.

- Si tu crois que je me contenterais de ce genre de réponse c’est mal me connaître.

- Ce serait trop demander qu’on me foute la paix ?

- James.

Elle prononce mon prénom d’un ton à vous faire culpabiliser, comme moralisateur et me regarde avec pitié.

- Ne le prends pas mal mais j’ai besoin d’être un peu seul.

Je parcours la ville pendant un temps indéterminé. Il fait froid, la neige tombe, j’ai faim, je chlingue, et j’erre sans savoir où aller. Mon téléphone n’arrête pas de sonner. Un coup de fil de Christian, un de Debbie, un d’Henry, un de Daria. Les appels et les messages vocaux se multiplient, j’éteins mon téléphone.

***

Posée sur la poignée de la porte, ma main tremble. J’inspire un bon coup et entre. La nuit est quasiment tombée et Nicole se tient debout devant la fenêtre. Sa chambre est plongée dans la pénombre.

- Comment tu te sens ? lui demandé-je d’une voix calme et posée.

- Je suis fatiguée James.

J’hésite à m’approcher. Jamais notre relation n’a été aussi compliquée. Cette sœur qui autrefois me comprenait semble avoir disparu. Je fais quelques pas vers elle et m’installe sur une chaise. C’est fou comme certains silences sont capables de faire ressortir tant de choses qui sommeillent en nous.

- Tu te souviens de ces nuits à Spruce Grove quand on était chez grand-mère ? Je n’arrivais jamais à dormir. Ou quand j’y arrivais je me réveillais après avoir fait un cauchemar. Alors j’accourais dans ta chambre et tu me faisais une place à côté de toi. Tu me répétais que tout ça finirait par passer, qu’on allait s’en sortir, et il suffisait que tu me dises ces quelques mots pour que je me sente mieux. Debbie était tellement mal qu’elle en était incapable. T’as essayé de jouer son rôle pendant cet été. T’as toujours fait en sorte que rien de mal ne m’arrive. Quand Jacob pétait un plomb tu m’ordonnais de rester dans ma chambre et de ne pas bouger. T’étais prête à prendre les coups pour moi. J’étais invisible pour le reste du monde, sauf à tes yeux. Et il a suffi que tu dérapes pour que je t’abandonne. Je t’ai lâchement abandonné et j’en suis désolé. Laisse-moi t’aider Nickie. Laisse-moi prendre soin de toi comme tu l’as fait avec moi.

***

Les heures de visites terminées je retourne chez moi où Debbie a pris possession de ma cuisine. J’ai beau lui en vouloir d’avoir merdé sur pas mal de choses dans ma vie, elle n’a jamais foiré un seul rôti de porc de toute sa vie. L’odeur des plats mijotés dont elle seule a le secret s’est imprégnée dans tout l’appartement, me ramenant à Westmount dans notre vieille maison.

- Bonsoir, lui lancé-je.

Un verre de blanc est posé sur le plan de travail, avec à côté une bouteille de Chardonnay bien entamée. Je ne suis pas un grand fan de vin blanc. J’imagine qu’elle vient de sa réserve personnelle.

- Tu ne vas plus aux réunions ?

Je fais référence aux réunions des alcooliques anonymes mais elle ne prend pas ma question en compte.

- Tu rentres tard.

- Ouais. Tu m’excuseras, j’ai besoin de prendre une douche.

- Je crois qu’il faut qu’on parle James.

Elle s’empare de son verre pour se donner une certaine contenance.

- J’ai dit que j’avais besoin de prendre une douche.

- Tu comptes fuir comme ça encore longtemps ?

- C’est une blague j’espère ? Moi, fuyant ? C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Tu as passé ta vie à fuir ton passé Debbie.

- Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu m’en veuilles à ce point ? J’ai l’impression de ne pas reconnaître mon fils.

- Bonne nouvelle, tes deux autres enfants sont, eux aussi méconnaissables. Le dénominateur commun à nous trois : TOI ! Je croyais que ça passerait, qu’en vieillissant j’arriverais à faire face à tout ce qu’on a vécu, aux violences de Jacob, à notre départ précipité et morbide de Pembroke, à ta relation chaotique avec Patrick, à ton alcoolisme, à tes pleurs permanents, à la dépression d’Ethan, aux troubles bipolaires de Nickie, à toute ces emmerdes que notre famille coltine. J’en viens parfois à vouloir revenir en arrière, retourner à mes seize ans à Westmount et profiter de mon insouciance à tout jamais. Parce qu’en ce temps-là je n’avais pas encore conscience de tout ça. J’ai l’impression d’avoir hérité de tout ce qu’on peut faire de pire dans une famille. Je vais avoir vingt sept ans et je n’ai jamais été aussi paumé. Alors non, je ne suis pas prêt à vouloir parler avec toi, à effacer tout ça, parce que je ne le veux pas. Je ne peux pardonner ce qui ne l’est pas, je ne peux pas faire semblant. Ça c’est ton truc, et celui de grand-mère. Tu veux fuir tout ça, très bien, resserre-toi un verre de blanc avec quelques hypnotiques. Avec un peu de chance le Chardonnay t’aidera à te pardonner à toi-même.

Je ne la vois pas venir, cette gifle incommensurable, une gifle d’une telle violence que le son de la main de Debbie s’abattant sur ma joue résonne dans tout mon corps. Jamais elle n’a levé la main sur un de nous trois.

- Comment oses-tu me parler sur ce ton ?

- Tu dis vouloir mon bien, celui de Nickie, alors va-t’en, rentre à Westmount et laisse-nous.

L’odeur si agréable du dîner s’en est allée et un nuage de fumée noire s’est formé dans la cuisine. Debbie repose son verre sur le plan de travail et retire le plat du feu. Elle prend sa veste, son sac, et se dirige vers la sortie. J’ai envie de chialer, de m’écrouler, d’être consolé comme on consolerait un môme après une grosse frayeur. Debbie essuie une larme le long de sa joue et s’en va. Je reste seul comme un con au milieu de cet appartement qui pue le cramé et ma transpiration de la veille mélangée à celle de toute cette journée.

***

Il y a des moments où il ne se passe strictement rien dans votre vie. Vous avancez jour après jour en faisant ce qu’on vous demande de faire. Vous effectuez tous ces gestes avec un tel automatisme que vous ne vous en rendez même plus compte. Et puis allez savoir pourquoi, arrive un moment où votre quotidien bien huilé vole en éclat.

Allongé sur mon canapé, mes yeux sont rivés sur le plafond. Comment en suis-je arrivé là ? Il fait nuit, mon appartement est uniquement éclairé par la lumière orangée extérieure des lampadaires, et la batterie de mon iPhone a rendu l’âme.

J’aimerais pouvoir m’éteindre, pouvoir hiberner et me réveiller une fois que tout ça se sera tassé. Mais je suis au cœur de ce foutoir et je vais devoir me démerder pour mettre de l’ordre dans tout ça.

On toque à la porte. Je perçois la voix de Daria.

- James, je sais que t’es là ! Allez réponds, ne me force pas à utiliser ma clé.

J’entends le bruit de la serrure, la clé forcer, puis rien. Je bénis mon propriétaire d’avoir installé un verrou.

- Fais-moi au moins signe que tu vas bien.

Je scrute autour de moi et attrape la télécommande posée sur la table basse que je balance par-dessus le canapé. Elle se réceptionne avec fracas contre la porte et les piles valsent à l’autre bout de la cuisine.

- Bien, c’est déjà un bon début. J’ai ramené du vin. Alors je vais rester ici, assise dans le couloir en espérant que tu veuilles m’ouvrir.

Je ne perçois que certains bruits qui me font comprendre que Daria est assise dos à la porte. Je l’imagine sortir un limonadier de son sac, ouvrir sa bouteille, le délicat bruit du bouchon s’extirper du goulot, après quoi elle s’octroie une gorgée de Bordeaux. Mes yeux se ferment et le soleil est levé lorsque je les ouvre à nouveau. Je quitte le canapé et remarque un morceau de papier soigneusement glissé sous la porte. Appelle-moi ». Daria a laissé la bouteille à moitié pleine. Rien à branler de l’heure qu’il est, il est l’heure pour moi de me délecter d’un verre de Bordeaux fortement mérité.

***

Je pars courir et fais ce parcours familier qui me mène jusqu’au parc. Mon exutoire en quelque sorte. Certaines allées ont été déneigées ce qui me permet de faire mon footing sans prendre le risque de tomber et de me tordre la cheville. Je m’en veux de ne pas avoir rappelé Christian et de m’être comporté comme un connard en couchant avec Henry. J’accélère le rythme.

Je file, je cours, je vole, le souffle presque coupé. Plus rien ne peut m’arrêter. Je suis ce héros dans les comédies romantiques, ce gars qui court à la poursuite du grand amour, celui qui se faufile entre tout le monde, qui saute par-dessus les capots de voitures, qui manque de percuter la petite vieille qui promène son chien, le gars qui prend conscience de ce qu’il veut dans sa vie et qui sait que ce moment va probablement tout changer pour le reste de cette vie. Je ne prends pas l’ascenseur et monte les marches deux par deux, puis arrive devant la porte de l’appartement de Christian. Malgré le froid hivernal je suis trempé de sueur. Qu’importe. Je compte l’embrasser fougueusement lorsqu’il ouvrira cette porte. Je patiente, mais personne n’ouvre. Je m’apprête à partir et me retourne, le sourire aux lèvres, un sourire qui s’efface instantanément quand je remarque que l’homme devant moi m’est inconnu. Il s’agit d’un grand blond aux yeux bleus.

- Oui ?

- Heu, excusez-moi j’ai dû me tromper d’appartement désolé.

Tel le saut de l’ange de Margaret, ma chute est violente. Je fais demi-tour vers l’ascenseur. Je veux partir d’ici le plus vite possible. Si je prends les escaliers j’ai peur de vouloir aller trop vite et de me casser la gueule.

- James ? entends-je à travers le couloir.

Je n’arrête pas d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur. Je ne tourne pas la tête mais sens la présence de Christian se rapprocher de moi. Par chance les portes s’ouvrent et je saute au travers.

- James attend !!!

Mon cœur bat à cent à l’heure. Autant j’avais une envie monstrueuse de le voir, de lui parler de moi, de ma vie, de lui, de nous, autant là j’ai envie qu’il disparaisse. Les portes se referment au moment où il arrive. Le dos collé au mur je retrouve mon souffle et mes esprits.

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