Le seigneur au cul blanc

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Il était une fois, il y a très longtemps, un seigneur qui régnait sur des terres fort lointaines. Il jouissait d’un train de vie confortable, son domaine était prospère, et ses féaux vivaient en paix.

Mais le Seigneur était malheureux. Les sollicitations répétées, les responsabilités de tous ordres, les conseils sans fin avec des serviteurs serviles, les opposants à garder à l’oeil, parmi lesquels son épouse qui complotait dans son dos, le danger permanent qui sourdait autour de lui : l’exercice du pouvoir exigeait une attention de tous les instants, car le moindre faux-pas pouvait être fatal.

Le Seigneur n’était pas taillé pour ce rôle hérité de son père. Même s’il parvenait à sauver les apparences en donnant l’illusion d’être le maître incontesté, la charge qui l’occupait le rongeait intérieurement. Il aspirait à une autre destinée. Tout lui paraissait dénué de sens.

C’est ainsi qu’un beau jour, lors d’un banquet, il frappa du poing sur la table. Les archets des violonistes se figèrent, pointés vers le plafond, les danseurs s’immobilisèrent, certains manquèrent tomber de leur position précaire, les cuillers cessèrent de cliqueter sur les bols de fer, et tous les visages se tournèrent vers lui, les regards suspendus à ses lèvres.

Il marqua un silence et d’une voix ferme, lança : “J'abandonne le pouvoir à compter de ce jour. Ma décision est ferme et irrévocable”. Sous les yeux interloqués de l’assistance, il désavoua ensuite publiquement son héritier mâle et légua l’administration de sa seigneurie au seul de ses conseillers qui avait fait preuve de franchise et de loyauté. Ce dernier fut le premier surpris. Il baissa la tête, ne sachant que faire de ce destin qui s’offrait à lui de façon si abrupte.

Sitôt l’annonce faite, le Seigneur se sentit libéré d’un grand poids et se mit à rire en dépit de toutes les convenances, laissant les convives hésiter sur l’attitude à adopter. Fallait-il se réjouir avec lui, ou craindre qu’il ne s’agisse d’une ruse destinée à démasquer ceux qui ne lui étaient pas fidèles ? Dans le doute, les visages s'inclinèrent sur les assiettes, les violonistes rangèrent leurs instruments et les danseurs s’en allèrent, gênés, laissant la grande salle dans un silence profond et sinistre.

Le Seigneur était déjà loin de ces considérations. Il arborait un large sourire qui contrastait avec la mine défaite des invités. “Comme il est bon de se laisser aller”, pensait-il. Pour la première fois de sa vie, il avait senti monter en lui une vague délicieuse de liberté qui allait le submerger tout entier.

La réaction de son épouse ne se fit pas attendre. Elle le tira violemment par le bras et l'entraîna dans ses appartements. Elle le sermonna longuement, puis se radoucit en mettant sa réaction sur le dos de la boisson. “Il n’est pas trop tard pour revenir en arrière, mon ami. Vous plaiderez l’ivresse, voilà tout. Allez, revenez parmi vos sujets et rectifiez le tir.”

Le Seigneur, qui n’avait cessé de sourire tout au long de la réprimande, se mit à rire de plus belle :

“Mais vous n’avez donc pas compris ? J’en ai soupé de ce rôle que je dois endosser dès le réveil, et jusqu’à ce que je me couche à vos côtés. Le pouvoir m’est devenu pénible, c’est un fardeau que je ne peux plus porter. Je préfère le laisser à d’autres qui sauront mieux l’exercer que moi ! C’est la première décision que je viens de prendre avec mon coeur, et vous ne pouvez pas imaginer à quel point elle me ravit ! “

La Dame prit un air indigné et hurla : “Vous êtes complètement fou, et vous avez trop bu !”

Le Seigneur riposta immédiatement : “Oh, je ne suis ni fou, ni saoul ! Tenez, je vais aller plus loin encore, puisque vous m’y poussez. Vous aussi, vous êtes un fardeau pour moi. Je ne vous ai pas choisie, et vous n’allez pas me contredire : vous non plus n’avez pas décidé de m’épouser. Ai-je eu mon mot à dire lorsque l’on m’a placé sur le trône ? Non. M’a-t-on demandé mon avis lorsque l’on nous a présentés l’un à l’autre en vue de notre mariage ? Non plus ! Je ne vous ai jamais aimée, et les enfants issus de notre mariage non plus. Notre fils est un écervelé. Notre fille n’est que fiel. Et vous, ma chère épouse, vous combinez la bêtise de l'un et la méchanceté de l'autre, en y ajoutant à cela une pathétique cupidité ! Ah, comme cela me fait du bien de vous dire tout cela !”

Le Seigneur reçut une gifle en retour, mais continua de plus belle.

“Je suis épris de liberté. Le pouvoir et mon mariage sont ma prison. Ils font partie de ces choses que l’on conserve par habitude, parce que l’on croit en avoir besoin pour vivre… alors qu’elles nous empêchent d’avancer. Ne comprenez-vous pas que nous nous mettons des boulets au pied ? Je veux quitter tout cela, me libérer de ces chaînes, revenir à l’essentiel, me retrouver moi-même. Adieu !”

La Dame regarda son ex-époux remplir un petit baluchon puis partir en sautillant dans les couloirs du château. Dès qu’il fut sorti de son champ de vision, elle se mit à imaginer un moyen de conserver ses privilèges après la fuite de son mari.

Une fois hors des murs, le Seigneur resta de longs moments à profiter du vent caressant son visage sous le regard étonné des manants qui ne l’avaient jamais vu sans escorte.

“Je ne puis plus rester dans cette ville, tout le monde ici me connaît, je serai toujours pour eux le Seigneur des lieux. Je dois me rendre dans un endroit où je serai un anonyme. En plus du pouvoir, de mon logis et de ma famille, je dois abandonner mon propre nom pour me retrouver moi-même.”

Il franchit la porte de la ville et s’éloigna vers le sud pour ne devenir qu’un petit point sur le chemin.

Comme il était bon de sentir l’air frais sur son visage ! Comme il était bon d’être enfin seul ! Comme il était bon de n’avoir sur le dos que le poids de son sac plein d’or et de provisions !

Il passa sa première nuit avec le ciel étoilé en guise de couverture, puis repartit gaiement, en sifflotant.

Chaque jour, son bagage s’amaigrissait et il fut bientôt à cours de provisions. Il se nourrit alors de baies et de petit gibier qu’il parvenait à débusquer. Il ne lui restait plus que l’or qu’il avait emporté avec lui par précaution, mais là où il se trouvait, il n’y avait rien à acheter.

Sur le chemin, il vit apparaître dans son champ de vision la silhouette d’un homme, qu’il rattrapa assez vite. C’était un chemineau d’un âge bien avancé, qui avançait péniblement sur le chemin, un bâton à la main pour compenser les faiblesses de ses jambes fatiguées.

L’homme le salua d’un maigre sourire, puis ils marchèrent côte à côte pendant plusieurs lieues, économisant leurs forces autant que leurs mots. Au bout d’un moment, le vieillard, d'une voix faible, posa une question :

  • Une chose me chiffonne, gentilhomme. Pourquoi avez-vous le dos voûté ? Moi je le sais : c’est parce que je porte le poids de mes années, mais vous, vous semblez jeune et en bonne santé.
  • Je porte mon sac sur le dos et il est lourd de l’or qui est au dedans.

Un long silence s’ensuivit. L’homme réfléchissait à la réponse qu’il avait donnée au vieillard.

“Il a raison. A quoi me servent toutes ces pièces qui m’encombrent ?”, se dit-il. “ Je ne m’en suis même pas servi jusqu’ici, et le poids de cette monnaie ralentit ma marche”. Il reprit :

  • Mon ami, je vous accompagne jusqu’au prochain village. Là-bas, je vous donnerai tout mon or. Vous trouverez un logis et de quoi manger jusqu’à la fin de vos jours. Vous avez raison, je n’en ai pas besoin, là où je vais.
  • Mais où allez-vous, au fait ?
  • Ma destination n’importe pas, j'ai l'intention de ne m’arrêter nulle part. Seul le chemin compte.

Arrivés en ville, les deux compagnons se séparèrent et le vagabond reçut avec émotion l’or promis.

Ainsi libéré, l’homme, qui n’était plus Seigneur, hâta le pas vers une destination qu’il n’avait même pas pris la peine de définir. Il allait, voilà tout. Il observait, profitait des paysages et des rares rencontres que le hasard voulait bien lui proposer. La plupart du temps, il dormait dehors, mais il lui arrivait parfois de bénéficier de la chaleur d’un foyer. Alors, des chansons anciennes portées par sa voix grave et bouleversante résonnaient dans la maison. C’était sa façon de remercier ses hôtes pour leur hospitalité.

En chemin, il réflechissait, beaucoup. Au sens de la vie. À l’importance que l’on accorde à des objets qui ne la méritent pas car ils ne sont précisément que des objets, et au peu de cas que l’on fait de choses qui sont dignes d’attention. A ces chaînes que l’on se fixe volontairement autour du cou par mimétisme ou simplement par peur de l’inconnu.

À chaque pas l’éloignant de son ancienne vie, sa démarche se faisait plus légère et son esprit plus clair.

Il traversa des marécages putrides, des prairies verdoyantes, des rivières tumultueuses, des montagnes et des vallées.

Mais c’est dans une forêt épaisse et noire qu’il fit une rencontre déterminante : au beau milieu d’un chemin creux, un loup lui faisait face, les babines relevées sur des crocs bien blancs, la bave dégoulinant au bout de son museau. C’était la première fois qu’il se heurtait à un véritable obstacle, et il s’attendait à ce que ce moment arrive un jour. L’homme saisit sa dague, se mit en garde et jaugea son adversaire. Les loups solitaires sont des animaux redoutables qui sentent la peur et profitent des premiers instants pour sauter à la gorge de la proie tétanisée. Il ne fallait pas lui laisser prendre l’ascendant. L’homme décida de prendre les devants, et fonça vers le loup qui se déroba en bondissant sur le côté. La bête riposta en attaquant au bras. L’homme, surpris, ne parvint pas à esquiver la morsure et lâcha son arme qui s’enfonça dans un trou de lapin. Désarmé, il n’eut d’autre solution que de se donner un peu d’espace et recula, lorsqu’il vit une branche basse. Il sauta pour s’y agripper, puis effectua un mouvement de balancier pour ensuite sauter sur le dos de la bête et lui rompre le cou d’un geste sec. Le loup s’effondra mollement sur le sol, vaincu.

L’homme ne chercha pas à récupérer son arme, car il savait désormais qu’il n’en avait plus besoin. Il poursuivit son chemin, satisfait de s'être débarrassé d'un objet superflu.

En quelques semaines, il s’était ainsi affranchi du pouvoir, de sa famille, de son nom, de son argent, de son arme. Il ne lui restait rien, sauf ses habits qui n’étaient désormais que des haillons.

“Après tout, il fait doux et mes vêtements ne remplissent plus complètement leur office”.

Lentement, il ôta sa tunique et ses chausses, puis reprit sa route, les fesses à l’air, nu comme un ver, appréciant le souffle du vent caressant sa nudité nouvelle. “Je suis tel qu’à la naissance, dépouillé de tous les artifices que l’on acquiert au cours d’une vie”, songea-t-il en cheminant.

C’est ainsi que la légende du “Seigneur au cul blanc” naquit et se propagea par delà les frontières.

Mais l’histoire ne s’achève pas ainsi. Car de blanc, le cul de l’homme devint hâlé, le soleil ayant fait son office.

L’homme croisa sur son chemin une silhouette cachée sous un capuchon, munie d’une sébile et d’une crécelle. C’était un lépreux. Au lieu de s’en éloigner, il vint à sa rencontre, le sourire au lèvre.

“Je ne peux t’offrir l’aumône, mais seulement ma bonne humeur, mes chansons et mes histoires”. Et ensemble ils se rendirent à la léproserie. L’homme partagea ainsi la vie de ces malheureux pendant de longues années, égayant leur vie de sa bonne humeur, de ses chansons et de ses histoires, comme il l’avait promis. Nuit et jour on fit la fête, on but beaucoup, et on dansa.

L’homme finit lui-même par contracter la maladie, mais il n’en fit pas cas. Sa chair se décomposa peu à peu, d’abord un doigt, une main, puis le bras tout entier. Il disparaissait ainsi par petits morceaux, poussant le dépouillement jusqu’à l’abandon total de son corps.

Un soir, à la veillée, son enveloppe charnelle s’évanouit totalement en volutes bleues sous l’oeil émerveillé des autres malades, et tout le monde sut alors que dans le murmure du vent se trouverait toujours une partie du seigneur au cul blanc.

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