Chapitre 6 — Un caramel

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La voix d’Archie résonnait en moi, inlassablement. Avec son ton goguenard habituel, il continuait de jacasser malicieusement, quelque part. Pourtant, je ne comprenais toujours pas ses paroles. En outre, j’entendais le ronronnement du moteur de ma Citroën. Il formait un bruit de fond interminable.

Je me réveillai dans la cuisine de mon pépé avec un mal de tête carabiné. Visiblement, ma mère m’avait installé sur une chaise. Patraque, je ne me souvenais pas y avoir été transporté.

« Je me doutais que tu couvais quelque chose, déclara ma mère, avenante. Tu es tout pâle ! »

Elle tenait un thermomètre dans les mains. Elle le déposa et le maintint une minute sur mon front.

« Faut l’emmener chez le docteur ? s’inquiéta mon pépé.

— Non, je vais bien ! rétorquai-je instanta-nément, presque comme un réflexe.

— C’est vrai ça, confirma ma mère. Il n’a pas de fièvre. »

J’avais fait un bond de vingt ans en arrière, pas étonnant que je tombe dans les pommes. Je commençai à me tracasser, car, malgré mon évanouissement et ce rêve étrange d’Archie conduisant mon taxi, je m'étais réveillé dans le passé, une fois de plus. Allais-je être condamné à revivre les événements de mon enfance sans jamais revenir à ma véritable existence ? Je retrouvais mes marques, certes, mais j’avais peur d’oublier mon « présent ». Je pensais à ma femme. Mon enfant, dont j’attendais impatiem-ment la naissance.

« Nathalie, donne-lui des bonbons ! proposa mon grand-père à ma mère. Tu verras, ça ira mieux !

— Encore ? Tu en as encore achetés ? Je t'avais dit d'arrêter, papa. Tu en donnes trop !

— Allez, le pauvre tchio, il est malade ! »

Pas la peine d’essayer de le contredire. Offrir des bonbons, c’était sacré, pour lui. Ma mère abdiqua, comme souvent.

« Un peu, alors… », se plaignit-elle. Pourtant, la rangée impressionnante de confiseries qui me faisait face aurait facilement pu me nourrir une année entière.

Ce qui est souvent étrange, avec les souvenirs, c’est qu’on a tendance à les exagérer. À les magnifier, de temps à autre. Pourtant, ce retour à mon enfance me prouvait que ma mémoire n’avait aucunement altéré la générosité et l'empathie de mon grand-père. Plus que dans son geste « présent » — cette petite offrande dont il avait l'habitude —, sa bonté se ressentait dans son comportement. Elle émanait de lui. Lui donnait du charisme. Elle se manifestait aussi dans son inquiétude constante vis-à-vis d’autrui ou dans cette impression que, si ces bonbons avaient été le dernier trésor du monde, il me les aurait tout de même confiés.

« Mange min tchio ! insista-t-il. Tu sais pas qui c’est qui te mangera ! »

Cette phrase parcourut mon être un instant et me réconforta, comme un souffle chaud venu du fin fond d'un rêve, sillonnant ma peau, étreignant mon âme avec force et douceur. Je revivais un instant un bonheur d'antan, une joie réelle, mais inconsciente. Cette phrase... je l’avais tant entendue, tant ressassée dans mon esprit, que des larmes me montèrent aux yeux. Je les essuyai le plus discrètement possible, mais, comme j’attirais étrangement l’attention, je ne pus réellement les cacher.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit mon pépé. J’ai dit quelque chose de travers ?

— Non, murmura ma mère, sûre que je ne l’entendrais pas. Je crois qu’il fait un complexe sur son poids.

— Ah ! Mais ça ne fait pas grossir des bonbons ! s’écria-t-il, rompant le ton secret de la conversation. Faut manger pour grandir ! »

J’aurais voulu lui rappeler que les friandises étaient loin de disposer de ces vertus, mais je me tus.

Il empoigna une grosse poignée de caramels et la déposa sur la table, juste face à moi, insistant du regard pour que je me jette dessus, comme je l’aurais fait autrefois, dans ma véritable enfance.

J’obtempérai. Après tout, un caramel venu du passé, ça ne peut pas me faire de mal, me dis-je.

Mais ce caramel, ce goût… De nombreux souvenirs se rappelèrent à moi. Toutes ces confiseries que j’avais mangées dans cette maison. Toute l’attention qu’on m’avait témoignée à cette époque. Tout ce qui avait fait de moi ce que j’étais devenu. Ce que je voulais être. Et cette atmosphère qui m'avait tant manquée. L'émotion me submergeait.

Je souris à mon pépé, mais ce n'était pas un simple sourire d'enfant. Pas une reconnaissance pour un petit caramel. Ce sourire, je l'avais caché au fond de moi si longtemps, et il n'était que pour lui.

Sa réponse ne fut rien d’autre qu’un clin d’œil amusé.

Ce visage. Cette joie. Cet air complice. Un instant, ça m’a semblé réel, bien que je vivais une situation inexplicable et impossible.

Soudain, tout autour de moi se figea. L’environnement s’immobilisa, redevint passé — une image morte, inaltérable — et la brume recouvrit à nouveau mon esprit.

Archie continuait de parler, encore et encore. J’entendais quelques bribes de mots, par-ci, par-là. Il disait :

« … pas mal, ta caisse… ça te dérange pas… conduise… sacré Laurent, va !... T’as pas soif ?... Une petite bière ? Je te l’offre ?... Tu dors ?... »

Ses mots devenaient de plus en plus concrets, bien que flous et hors contexte.

J’ignorais tout du rêve et de la réalité. Je ne savais pas où je mettais les pieds. Entre monstres et fantômes, j’étais servi !

Après un lourd retentissement, le moteur de la Citroën s'éteignit subitement.

« Putain, dis-moi pas que c’est une Diesel ? s’exclama Archie. Merde, j’ai mis du sans-plomb ! »

Je ne parvins pas à ouvrir les yeux.

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