12. Morpheus

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L’interrogatoire dura un peu plus d’une quinzaine de minutes. Mr Oudini lisait une phrase concernant Tom, à laquelle ce dernier répondait par un chiffre entre zéro et six, qui représentait son niveau d’approbation. Zéro signifiait que l’affirmation était absolument fausse, six, qu’elle était exacte. Les questions portaient sur différents sujets, semblaient tester son niveau d’extraversion, de créativité, de confiance en soi, etc. Répondre seulement par des chiffres s’avérait répétitif par moments. Heureusement, Dante coupait la monotonie du test en demandant à Tom de développer certaines réponses.

Entièrement focalisé sur son pupille, il observait le garçon avec persistance, pour déceler la moindre de ses réactions, surtout lorsqu’il expliquait ou commentait une de ses réponses. Puis il en prenait note immédiatement en grattant le papier sans même le quitter des yeux. La sensation d’être scanné de la sorte par ses vertes mirettes intrusives ne plaisait pas trop au garçon, mais il se prenait au jeu, curieux de savoir quel serait son sort à l’issu du questionnaire.

Enfin, après un ultime chiffre, le tuteur principal poussa un soupir et se détendit.

— Bien, on est presque bon. Il ne me reste plus qu’une question à te poser, une question primordiale. Mais avant cela, je dois te parler un peu des Familles et de la répartition des premières années, maintenant que le test est complet.

— D’accord, ponctua un Tom satisfait.

— Les statues des emblèmes, qu’on appelle les Protecteurs, sont très révélateurs du caractère de leur Famille. Que ce soit par leur apparence ou leur pouvoir. Tu sais déjà pas mal de choses sur chacune des Familles, maintenant que tu as rencontré les Protecteurs, n’est-ce pas ?

Le novice prit un temps pour y réfléchir.

— Un peu, je crois. Je dirais que les Manus sont des fonceurs, les Sensum des sentimentaux…

— C’est à peu près ça, sourit Dante. Laisse-moi te les présenter plus directement. Avant toute chose, garde à l’esprit que les caractéristiques dont je vais parler ne sont que des généralités, on peut trouver des gens très différents au sein d’une même Famille. D’autant plus que le test ne donne pas souvent un résultat bien tranché, il est très fréquent de voir l’élève qui le passe tomber pile entre deux, ou même trois Familles. Garde à l’esprit que personne n’est jamais Doctus, Sensum, Manus ou Rector à cent pour cent. D’accord ?

— D’accord.

— Bien. Commençons par Doctus, Famille du hibou. Les élèves Doctus sont des penseurs. Ouverts d’esprit, ils apprécient jongler avec les idées, faire fonctionner leurs méninges, quoi. Ils sont indépendants ; ils se fieront toujours plus facilement à leur pensée logique plutôt qu’à l’avis du groupe. Ce sont des analystes, des stratèges, mais qui peuvent parfois manquer de diplomatie ou de spontanéité dans leurs rapports aux autres. Ils ont bien souvent tendance à passer pour des élèves un peu bizarres, certains sont très solitaires… Mais globalement l’opinion des autres ne les dérangent pas, ils s’entendent plutôt bien entre eux. Que dire de plus… ? Ce sont des créateurs, mais peut-être qu’ils manquent d’entrain quand il s’agit de passer à l’action pour mettre en pratique leurs idées ou leurs plans. Bref, c’est la Famille des génies incompris et des grands de ce monde, tels que moi, finit-il avec orgueil.

— Pour le côté analyste bizarre je veux bien, mais vous avez l’air plutôt populaire et à l’aise avec les gens, non ?

— Comme je te l’ai dit, on a rarement les deux pieds dans une Famille. Dans mon cas, la balance penchait vers Sensum également. Les deux familles sont proches, en réalité.

— Comment sont les Sensum, alors ?

— J’allais y venir… La Famille du cygne regroupe aussi des élèves très imaginatifs, mais alors que les Doctus sont plus orientés vers la logique pure et dure, les Sensum s’intéressent plus aux gens et à ce qu’ils ressentent. Pour eux, il est important de nouer des liens forts avec leurs amis. L’intérêt du groupe passe souvent avant le leur. Ils suivront toujours leurs passions et leurs principes… Parfois au détriment de voies plus sensées ou pragmatiques. Quoi d’autre… ? Beaucoup d’entre eux sont de bons communicants. On trouve pas mal d’artistes, chez eux, ou au moins des amateurs d’art. Leur empathie et leur sensibilité sont à la fois leur plus grand atout et leur plus grand défaut, selon le contexte.

— Vous avez un côté sensible alors ? Comme c’est mignon ! se moqua Tom.

— Je ne pense pas, répondit-il en riant. J’ai atterri chez Doctus, après tout. Je dirais que je cumule les forces des deux Familles, sans comporter aucune de leurs faiblesses.

— Bah voyons ! Et puisque vous n’avez rien à voir avec Rector et Manus, ce ne sont pas des Familles dignes d’intérêt, c’est ça, grand maître ? ironisa l’adolescent.

— Exact… ! Non je plaisante bien sûr, chaque Famille est puissante à sa façon. Rector, par exemple, la Famille du cerf. Ses membres incarnent la stabilité, l’ordre, la rigueur. Plus terre-à-terre que Sensum et Doctus, ils sont focalisés sur les problèmes matériels, pas théoriques. Ajoute un sens de l’organisation hors-pair, et paf ! Tu obtiens l’élève parfait. Pour tout avouer, si les élèves les plus brillants qu’ait compté l’Académie étaient des Doctus, en moyenne les Rector sont plus performants que toutes les autres Familles. Et dans toutes les matières. Bon, à part ça, si je devais trouver quelque chose à redire… Ils ont tendance à se montrer vieux jeu, traditionnels, parfois carrément inflexibles, intolérants. Je les trouve à mourir d’ennui. Vraiment. Enfin, la plupart, mais il y a quelques exceptions. Comme je le répète depuis le début, les gens ne tombent jamais pile-poil dans les cases qu’on a prévues pour eux.

— Mme Blanche était Rector, je parie ?

— Cette bonne vieille Hortensia ! Enfin elle est plus jeune que moi dans les faits, mais le ressenti n’est pas le même… Donc je dirais que c’est fort possible, elle a le profil. En tout cas aujourd’hui elle est Maîtresse Rector. Une sorte de prof principal, mais qui au lieu de gérer une classe, gère toute une Famille.

— Vous êtes Maître Doctus, vous ?

— Beurk, non merci. Trop de paperasse et de soucis à gérer. Tuteur Principal, c’est plus tranquille. J’aide les premières années à s’intégrer, mais la plupart le font très bien d’eux-mêmes. Je dois aussi garder un œil sur les potentiels sorciers, dont on est pas sûrs que les pouvoirs se développent, comme toi, il y a quelques temps. Mais vous êtes très rares, donc…

— C’est un vrai job de planqué ! conclurent-ils à l’unisson.

— Voilà, moi je fais donc pas grand-chose de plus que donner des cours et faire visiter l’Académie aux nouveaux, en gros.

« Bref, passons à la dernière Famille, les Manus, sous l’emblème du castor. Eux aussi sont des pragmatiques, mais là, sur le plan de la rigueur, on est à l’extrême opposé des Rector. Ils ont tendance à guetter des opportunités et improviser des solutions, là où les Rector auraient méticuleusement planifié les choses. Ce sont les plus spontanés, des fonceurs, comme tu dis. Mais c’est un peu réducteur ; en vérité, ils sont connectés à leur environnement d’une manière qui échappe à toutes les autres Familles. Ce sont les plus sportifs et les plus habiles de leurs mains, en général. Quand la situation exige une réaction rapide et efficace, il n’y a pas mieux qu’eux, des garçons et des filles d’action ! En contrepartie, ils ont souvent le goût du risque, ils peuvent être très chahuteurs, indisciplinés… Faire cours avec eux n’est pas de tout repos, mais quand ça se passe bien, ils sont très productifs.

— Intéressant, commenta Tom. Je peux vous poser une question ?

— Je t’en prie.

— Quel est l’intérêt, de diviser les élèves comme ça ?

— La pédagogie, bien sûr. Faire travailler les élèves en groupe est une excellente méthode pour Sensum, eux qui apprécient les échanges, le travail d’équipe. En revanche, les Doctus ne sont pas tous très fans du concept. Certains apprécieraient, mais tous tireraient bien plus de satisfaction à avancer par leurs propres moyens de toute manière. Ce n’est qu’un exemple, mais il y en a plein d’autres. L’idée, c’est de proposer le même contenu à tous les élèves, mais de varier les approches selon leur manière de voir le monde, pour qu’ils puissent tous s’épanouir. On fait aussi en sorte que les professeurs soient de la même trempe que les élèves auxquels ils enseignent, dans la mesure du possible.

— Ça a l’air vraiment bien, comme système, s’enthousiasma le garçon.

— Il y a des bons et des mauvais côtés, soupira l’obèse. Les rivalités qui peuvent parfois naître entre les Familles sont difficiles à gérer. Sans parler des clichés et de la discrimination qui sont monnaie courante chez les jeunes sorciers d’ici… Enfin bref, il va falloir qu’on abrège, je vais devoir te laisser très bientôt, dit-il en jetant un œil à sa montre visiblement hors de prix. Pas le temps de débattre, je dois te poser la dernière question, la plus importante, Tom. Ton questionnaire montre des résultats très serrés entre Doctus et Rector. Selon moi, tu pourrais aussi te plaire chez Manus. Mais en ce qui te concerne toi, maintenant que tu sais tout des quatre Familles (ou presque), qui souhaiterais-tu rejoindre ? Bien que tu puisses toujours changer l’année prochaine, tu devras assumer ton choix pour les six mois à venir, la décision est lourde de conséquences. Alors prends ton temps.

Le silence qui s’en suivit parut durer une éternité. Des rires et des cris d’élèves, des jets grondants de la fontaine, de tout ça Tom n’entendait plus grand chose. Il s’efforça des juger ses options calmement.

Qu’est-ce que je fais ? Je vais chez les penseurs Doctus ? Les soldats Rector ? Les têtes brûlées Manus ? Visiblement les artistes Sensum, c’est pas pour moi, peu m’importe les autres et ce qu’ils ressentent, ce que je veux c’est accomplir des choses. C’est rendre fière maman. Rendre fier papa. Mais bon je sais pas moi, les trois Familles ont l’air sympa…

— Tu sais, il n’y a pas vraiment de mauvais choix pour toi, dit doucement Dante. Tu es déterminé à avancer, c’est une des qualités qui ressort de tes réponses. Tu t’en sortiras partout, j’en suis sûr.

Bon allez réfléchis, là faut y aller… Ils sont peut-être un peu trop agités chez Manus. Vu la description, Max et Paul seraient entrés là-bas direct, sans même qu’on leur laisse le choix. Et puis même s’il y en a des sympas, les gens désorganisés, ça m’énerve un peu. Ça laisse Doctus ou Rector… Les inventeurs, ou les bosseurs ? Qu’est-ce que je suis, en réalité… ? On se croirait dans Matrix, là. Morpheus est apparu de nulle part, m’a fait découvrir un autre monde et voilà qu’il me propose soit la pilule bleue, soit la pilule rouge. Enfin c’est pas exactement pareil non plus, Morpheus est noir, il est pas si gros, beaucoup plus stylé… Et puis là mon Morpheus eco-plus à moi, il me donne pas deux pilules mais quatre, en fait. Et puis là peu importe laquelle je prends, ça va pas ch…

« Bon désolé petit mais là il faut vraiment que j’y aille, j’ai plus le temps. Je repasserai te voir quand tu seras décidé. Arrivederci !

La seconde d’après, il s’était volatilisé. Sans laisser Tom prononcer un seul mot, une fois de plus.

Merde ! Pourquoi j’ai pas été plus rapide ! Fais un choix au lieu de délirer sur Matrix, là ! J’ai été trop con ! Et puis lui, là, aussi ! Il me laisse tout seul encore une fois ! Je sais pas où aller, je vais devoir me paumer dans tous les couloirs de l’école pour savoir où déposer mes affaires, pour savoir où et quand mes cours vont commencer… Mais qu’est-ce qu’il est nul comme Morpheus, ce gros lard !

— T’as l’air tendu, toi, commenta une voix féminine dans son dos.

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