Chapitre 22

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Qu'est-ce qu'un être humain ?

De la chair, du sang, des muscles…

Des émotions, des espoirs, des besoins…

Qu'est-ce que la vie ?

C'est…

C'est un mélange de joies, de peines.

Une femme. Qu'est-ce qu'une femme ? Quelle est sa place ? Quels sont ses droits ? Quelles peuvent être ses aspirations ?

Je ne sais pas. Je ne sais plus. Des notions se sont esquissées dans ma tête d'enfant puis d'adolescente. Mais tout s'est effrité quand j'ai grandi. Arrivée à l'âge adulte, tout était différent de mes projections. Je n'ai pas compris. Je n'ai plus rien compris. J'ai quitté un mal-être pour entrer dans un autre. Sans vraiment m'en rendre compte.

Qui étais-je pour l'homme avec qui je vivais ? Un visage agréable, une silhouette harmonieuse, de jolies jambes …

Pourtant, je croyais qu'il avait apprécié mon raisonnement et mes arguments lors de notre discussion. J'avais cru comprendre que nos idées se rejoignaient, que nos objectifs de vie se ressemblaient. Au vu de la suite, ce n'était pas le cas.

Seule dans cet appartement, j'arpente les pièces d'un pas désolé pendant des minutes qui s'étirent, puis me réfugie sur le canapé où je me pelotonne. Dans des vêtements chauds, amples et doux, j'essaie de trouver un réconfort qui se refuse à moi.

Qui était-il ?

Je croyais que l'on se comprenait, je pensais que nous avancions sur le même chemin.

Nous avions tous les deux un emploi et il me semblait que nous construisions un avenir. Bien sûr, ce n'était pas tous les jours facile et nous constations la rudesse du monde du travail. Toutefois, si je m'étais résolue à supporter en serrant les dents, l'amertume ressortait de ses réactions. D'ailleurs, certaines d'entre elles me surprenaient, voire me heurtaient. Comme cette fois où mon patron entama une procédure de licenciement à la suite de mon refus de répondre à ses propositions déplacées.

— Tu aurais pu avoir de l'avancement, une augmentation de salaire ! m'avait lancé mon compagnon.

J'avais froidement manifesté mon désaccord et le débat avait ainsi été clos. Je m'étais résignée à me défendre seule.

D'autres désaccords avaient suivi auxquels je n'avais pas souhaité attribuer trop d'importance. J'avais besoin de croire qu'il m'avait enfin comprise et qu'il avait souscrit à mes affirmations.

Férocement, je repoussais l'idée d'une séparation.

Est-ce que je ne voyais que ce que je voulais voir ? Me suis-je bernée moi-même ?

À quel point suis-je sotte de m'être laissée aveugler par des espérances qui, même si elles étaient légitimes, n'étaient que des utopies, des mirages !

Mon cerveau fonctionne très vite. Même s'il m'est difficile de prendre du recul, il est indispensable que je décortique cet enchevêtrement de sentiments parfois ambigus, parfois contradictoires.

Connaissant son passé douloureux, je souffrais de ses peines, de ses blessures et j'espérais contribuer à le libérer de ses tourments. Pauvre idiote que j'étais de croire que j'étais capable de l'aider à se délivrer de tous ses maux !

Au prix d'efforts intenses, je prends conscience qu'étant en manque d'affection, je me suis accrochée à la première branche qui s'est approchée de moi. Sans réaliser que l'arbre qui la portait ne générait pas la même ramée que la mienne et qu'immanquablement, il ne tendrait jamais dans la direction dont j'avais besoin. De plus en plus, cette différence entraînait des écarts ingérables entre nous.

Avec le temps, les dissemblances avaient pointé plus durement, de façon plus pénible. Mais je m'efforçais de tenir bon. Contre vents et marées. Parce qu'il était hors de question de retourner chez mes parents. Parce qu'il était hors de question de convenir qu'ils avaient raison de me dissuader de rester. Parce que je ne voulais pas, comme beaucoup de jeunes que j'estimais superficiels, céder trop facilement et casser ce couple que j'avais eu tant de mal à construire.

Pourquoi me suis-je obstinée à ce point ? Pourquoi ai-je serré les dents à me faire mal ?

Ce couple s'avérait bancal et je refusais de le voir. Je m'entêtais à vouloir accoler des morceaux qui n'allaient pas ensemble. J'ai eu beau aimer, donner ce que j'étais en mesure de donner, celui avec qui je vivais n'avait pas besoin de ce que je donnais.

Des phrases giflent mon esprit.

— Tu ressembles à rien. T'as vu comment t'es fagotée ? Tu pourrais pas t'arranger un peu ? Tu te maquilles et tu t'habilles pour les autres, pour aller travailler et ici, t'es toujours en jogging !

Fallait-il donc toujours être en représentation ? N'avais-je pas le droit de m'habiller simplement pour rester à la maison ? La caricature de la femme fardée et vêtue de façon à mettre son corps en avant devait-elle persister jusque dans les moindres recoins de la vie ? Toujours jouer un rôle, ne jamais se relâcher, ne jamais être seulement soi-même.

— Et puis, j'en ai plein le cul de toi et de tes simagrées !

Que qualifiait-il de simagrées ? Si ma façon d'être était si déplaisante, que faisait-il avec moi ? en public, pourtant, il appréciait mes manières plutôt délicates. N'étais-je qu'une jolie femme avec laquelle il pouvait s'afficher ?

— Comme d'habitude, t'en décroches pas une…

Qu'aurais-je dû répondre ? De toute façon, quoi que je dise, ça ne convenait pas. Je pouvais dire blanc, ça n'allait pas, je disais noir, ça ne le satisfaisait pas non plus et même si je disais gris, sa colère s'amplifiait. Il voulait me démontrer que j'avais toujours tort. Et surtout, en toutes circonstances, il voulait avoir le dernier mot. Alors, je le laissais avoir le dernier mot. Parce que je ne joue pas à ce genre de jeu.

— C'est quoi cette grimace ? Tu te fous de moi ?

Quel que soit le contexte, il trouvait une raison de me faire des reproches. Bien sûr, je ne me serais pas risquée à me moquer de lui, d'abord, parce que ce n'est pas dans ma mentalité et puis, parce que je craignais ses réactions, ne sachant jusqu'où il pouvait aller. Il le savait et en jouait.

— Et tes amis, jusqu'où tu penses qu'ils iraient pour toi ? Ne te fais aucune illusion, à la première occasion, ils te feront une crasse. Comme ta famille l'a fait, ils te tourneront le dos et te laisseront tomber. Faut pas les croire. T'es toute seule. T'as compris ?

Le moindre élément auquel j'aurais pu me raccrocher se trouvait balayé d'un revers de main, dénigré, cassé. Le moindre espoir de recours était mis en défaut. Je ne pouvais que douter de tout, de tout le monde. Le sol se dérobait sous mes pieds.

— Et ton boulot, tu crois qu'il te donne tous les droits ? T'es fière, hein ?

Avec le temps, j'étais parvenue à renforcer ma présence dans mon entreprise. Mes collègues appréciaient la quantité d'informations que j'avais mémorisée. La reconnaissance que l'on me témoignait me touchait et, oui, j'en ressentais une certaine fierté parce que cela résultait de mes efforts. Mais de là à fanfaronner…

— Mais qu'est-ce que tu t'imagines ? L'herbe n'est pas plus verte ailleurs, ne crois pas ça !

Cette expression revenait comme une litanie. L'objectif était de m'enlever toute éventualité d'une échappatoire, d'une porte pouvant s'ouvrir pour me permettre de m'évader ou de m'échapper.

— Alors, qu'est-ce que tu veux ? Dis-moi puisque t'es si maline !

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

— Oh rien, bien sûr. Tu as toujours raison. Il faut toujours faire comme tu veux. T'es qu'une égoïste, y en a que pour toi.

La méthode consistant à inverser les rôles était courante. Tellement facile. Me mettre en défaut. Me fragiliser. Me plonger dans le doute le plus complet. Et même me culpabiliser.

— Tu connais pas ta chance, ta copine, elle se fait tabasser par son mec, elle.

Les mots, eux, ne laissent pas de traces visibles.

Son regard dur pesait sur moi, menaçant ; je détournais les yeux, sentant un poids sur mes épaules, et abandonnais une bataille perdue d'avance. Ce climat usait mon énergie, me vidait de toutes ressources. Tout cela devenait au-dessus de mes forces.

Pendant des années, j'avais lutté contre des moulins à vent. Toujours les mêmes mots, les mêmes remarques désobligeantes, humiliantes. Et la même peur d'un ailleurs.

Une tasse dans les mains, je regarde par la fenêtre. Dehors, le soleil brille. Mais ici, une atmosphère lugubre assombrit la pièce. Mes conversations récentes avec Joël et Cécile résonnent dans ma tête.

Même Joël ne parvenait qu'aujourd'hui à prendre du recul et à réaliser qu'il n'avait pas décelé certaines nuances dans le discours de son collègue, des silences ou des questions qui, vus sous un autre jour, modifiaient la situation. D'un naturel doux, Joël n'avait conçu aucune méfiance et avait donné son amitié sans retenue. Le caractère de son camarade avait pris le dessus et l'avait englué dans un aveuglement subtil, réclamant sa générosité dans un étrange mélange de besoin et de distance, n'hésitant pas à s'offusquer d'interrogations amicales auxquelles il attribuait de l'indiscrétion, voire de la sottise. Les remarques de Patrick n'admettaient aucune réplique et, face à lui, son ami en convenait sans discussion, soit que leur formulation s'avère ambiguë, soit que le ton employé coupe court à tout commentaire. Même ses réflexions déplaisantes n'avaient pas été remises en question. Maintenant, Joël découvrait un nouveau visage qui le désolait. Il se reprochait son absence de rebuffade face à des moqueries, soulignant un soi-disant manque de virilité. Il en était de même du domaine professionnel, Patrick avait bien su l'amadouer pour lui soutirer les informations qui avaient fait illusion auprès de leur patron.

De son côté, Cécile relevait sa manière d'être toujours poli et d'enjôler son entourage, sa manière d'enrober ses dires et de tirer partie d'un thème pour se mettre en avant. Elle déplorait ses plaisanteries douteuses qui flirtaient avec l'irrespect et notait cette aisance à user des mots de façon à créer une ambigüité qui lui permettait de se dédouaner de toute culpabilité. Elle en avait discuté avec son mari, ils hésitaient à comprendre son attitude, doutaient de leur ressenti ; pour un peu, c'étaient eux qui se seraient sentis coupables de remettre en question les paroles de cet homme.

Et cette lettre qu'il avait glissée dans sa boîte aux lettres avant de partir... Cécile avait été choquée de la médisance qui transparaissait dans ses mots, triste et malheureuse de lire que les problèmes de santé de son amie étaient ainsi minimisés, méprisés. Il avait tenté de la faire passer pour une personne faible et geignarde. Il n'avait pas le droit non plus de laisser entendre que les difficultés de leur couple venaient uniquement d'elle.

Dans un coffret, git l'anneau qui enserrait mon doigt. Sa sophistication ne me convient pas. Le pendentif en forme de rose repose à côté avec sa chaîne en or. Je n'ai, pour l'instant, gardé que la montre pour son utilité.

Un profond soupir étreint ma poitrine.

Pourquoi n'ai-je pas ouvert les yeux ? Pourquoi n'ai-je pas tourné les talons ?

La colère et la révolte montent en moi, accompagnées d'une foule de questions désordonnées qui se bousculent. L'une d'elle émerge encore et encore :

Qu'est-ce que la vie ?

Manger, boire et dormir constituent des exigences primaires qui maintiennent le corps en fonction. Mais, l'esprit a également ses exigences ; l'être humain a besoin d'aimer et d'être aimé. Un immense besoin. Et de se sentir utile. On se nourrit avant tout d'amour, c'est la sève de la vie.

Il est grand temps d'arrêter nos compétitions perpétuelles : le plus beau, le plus diplômé, le plus titré, le plus riche. Ces considérations ne recèlent aucun sens, elles ne présentent aucune valeur fondamentale pour notre âme.

La beauté ? On nous abreuve d'images trafiquées en nous martelant qu'elles sont belles, notre esprit s'en trouve engourdi, ne parvenant plus, ne s'autorisant plus à s'exprimer : quels sont mes goûts personnels ? Nous ne nous laissons plus exister. La vraie beauté est celle que l'on ressent, elle est personnelle, différente pour chacun. "On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux." disait le Petit Prince de Saint Exupéry.

Un diplôme suppose que l'on a suivi des cours, que l'on a emmagasiné des connaissances, mais, sans expérience, que deviennent-elles ? Encore faut-il savoir les utiliser ; l'immersion dans le milieu professionnel constitue une étape primordiale de l'apprentissage vérifiant la bonne compréhension des notions. Et nous ne sommes pas tous à égalité devant la scolarité ; certains s'épanouissent dans les études, d'autres ont besoin de mettre en application immédiatement pour réaliser l'utilité des acquisitions. Pourquoi les diplômes sanctionnant les métiers manuels seraient-ils moins bien cotés que ceux qui ont occupé nombre d'années ? La menuiserie ou la maçonnerie exigent des calculs précis, donc des bases conséquentes en mathématiques, pour une fabrication pérenne. De quelque formation qu'il s'agisse, elle suppose des efforts d'assimilation, d'analyse et de mémoire. La plupart d'entre nous passent par là pour être en mesure de gagner leur vie.

Ah, l'argent ! Grâce à lui, l'Homme s'imagine pouvoir tout acheter. Pour tout ce qui est "matériel", c'est vrai ; pour corrompre des personnes, c'est trop souvent efficace, mais quelles en sont les conséquences ? Pour les sentiments, en revanche, ça ne fonctionne pas, seule existe une illusion fugitive, aucune sincérité, tout s'évapore comme une bulle de savon. Ne reste que la solitude, la frustration.

La compétition est une sorte de guerre.

Si j'examine ma situation, j'ai de la chance : la nature m'a dotée d'une bonne santé, d'un physique dans la moyenne, j'ai pu faire quelques études qui m'ont permis d'avoir un métier et de me prendre en charge. Que demander de plus ? Une nouvelle route s'ouvre devant moi, à moi d'en faire bon usage.

Des effluves d'un parfum masculin me parviennent. Envahissants, lancinants.

Je secoue la tête pour sortir de ce marasme. Mes chaussures enfilées, je claque la porte derrière moi.

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