5 - Pour un tranchoir

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— Puis-je y aller, votre altesse ?

J'opinais du chef et rêvassais quelques instants. J'essayais de définir la meilleure stratégie à suivre pour répondre à cet archevêque mais mes réflexions n'aboutissaient pas. D'une part, j'ignorais presque tout de ce monde, je ne savais donc pas ce qui était bien ou pas et d'autre part, mes pensées galopaient vite vers ma famille. À chaque fois que leur visage remontait de mes souvenirs, ma poitrine tambourinait et les larmes remontaient. Il me fallut quelques minutes pour me dire que tout cela était stérile et qu'il valait mieux que je mange.

Je reportais mon attention sur mon repas. Je haussais un sourcil de surprise. Un plat en sauce sur un tranchoir. Pourquoi ce mot m'arrivait dans l'esprit ? Le pouvoir de la culture générale : au Moyen-Âge, les aliments sont servis sur une tranche de pain. La sauce imprègne cette dernière et les tranchoirs sont donnés aux pauvres ou aux chiens. Tout en mangeant, je considérai cela. C'était indubitablement le Moyen-Âge. Étais-je revenue dans le passé ou transportée dans un autre monde ? Je tergiversais sur cette question jusqu'à ce que je me souvienne que Mariane était le nom de leur déesse. Dans quel passé avec des châteaux médiévaux occidentaux se trouvait une déesse ? Non, je devais forcément être dans un autre monde. Mon passé de scientifique reprit le dessus : Science et Vie avait publié un hors-série sur l'univers où ils disaient que la théorie des multivers était possible mais qu'on n'en aurait jamais de preuve. J'eus un sourire triste. J'avais la preuve du bien-fondé de cette théorie mais ô combien j'aurais préféré rester dans l'ignorance !

Je m'aperçus soudain que j'avais eu tellement faim que j'avais même mangé le tranchoir. J'eus un instant d'embarras. Que les nobles mangent le tranchoir n'était pas un signe positif. Peut-être était-ce considéré comme impoli ? Ou comme un outrage suprême ? Jusqu'à quel point mes connaissances pouvaient être utiles ici ? Quels faux pas pouvais-je me permettre par ignorance avant d'être démasquée ? J'eus un étourdissement devant l'abîme d'angoisse qui me saisit.

Je me levais en titubant et me dirigeait vers la fenêtre. Celle-ci laissait tomber une pauvre lumière opaque mais protégeait bien des courants d'airs. Un peu d'air frais, c'était pourtant tout ce que j'avais besoin ! J'ouvris l'espagnolette et me penchait. Le mur était épais, protégeant du vent. Je grimpais sur le parapet et avançais à genoux pour rechercher l'air. Celui-ci passa soudain sur mon visage. Cela me soulagea un peu de mon vertige mais pas de mon épouvante. Que faire ? Comment partir d'ici ? Comment retrouver mon monde ?

Mes yeux se portèrent vers le sol. J'étais dans le donjon, à l'une des plus hautes fenêtres. Une cour pleine de vie s'étendait sous moi. Et si je sautais ? Peut-être que la mort me réincarnerait dans mon corps ? Peut-être me réveillerais-je de ce qui n'étais finalement qu'un cauchemar ? Je me penchais dangereusement, l'idée était tentante. Un peu plus, le vide, le choc final et tout cet enfer serait terminé. Une bourrasque de vent me réveilla de ce délire. Je reculais précipitamment. Non. J'aimais trop la vie, j'abhorrais le suicide et ma rationalité me disait que rien ne prouvait que je retournerai dans mon existence. Je serai peut-être juste morte. Si cette théorie était vraie, de toute façon, il y avait de grandes chances pour que je sois tuée d'ici peu, à cause d'une gaffe qui me ferait passer pour une sorcière ou qui mènerait à une insurrection.

– Votre majesté ! Qu'est-ce que vous faîtes ?

La servante était revenue dans la pièce et paraissait effrayée.

– Ne sautez pas ! Revenez ! Je vous en conjure ! Restez ! Ça va aller mieux ! Je suis là pour vous, votre majesté !

Elle avait couru vers moi et attrapé ma cheville pour empêcher tout geste fatal. Son visage se couvrait de larmes sincères. Je rougis jusqu'aux oreilles de l'avoir apeurée ainsi.

– Non, ne t'inquiète pas ! Je ne voulais pas sauter.

Ce n'était pas un mensonge mais je sentis que cela ne suffit pas à la rassurer.

– Je, je voulais…

Vite, une explication rationnelle. Mon regard dériva dans la chambre à la recherche d'inspiration et s'arrêta sur la table où j'avais mangé.

– Je voulais donner mon tranchoir aux oiseaux et…

Elle semblait incrédule. Après tout, si je n'étais pas en train de paniquer, j'aurais pensé comme elle. Il fallait que je rajoute des détails : les pigeons ne pouvaient pas avoir tout picoré en aussi peu de temps.

– Et… alors que je le tendais, mon tranchoir s'est fait avaler par…

Quelle bestiole pouvait bien embarquer une tranche de pain de trois centimètres d'épaisseur à vingt mètres du sol ?

– Par un…

Un faucon ? Trop petit ! Un pigeon ? Impossible ! Un vautour ? Il n'y en avait pas en occident, si ? Un, bon sang, elle ne me croit pas, balance le premier piaf qui vient !

– Un pélican !

Merde.

Pourquoi. Un. Pélican. BORDEL ! J'étais à deux doigts de me faire un facepalm quand le visage de la servante passa des larmes à l'étonnement. Son visage changea encore d'expression mais elle fit demi-tour avant que je ne puisse identifier son sentiment.

– Un pélican a mangé le tranchoir de la reine !

Elle avait hurlé ça dans le couloir !

Il fallait que je la rattrape ! Je sautais à terre, trébuchais dans la robe longue au passage, me relevais, couru derrière pour tenter de la faire terre mais j'entendais son cri résonner à nouveau entre les murs de pierre :

– Un pélican a mangé le tranchoir de la reine ! Vous tous ! Entendez ! Un pélican a mangé le tranchoir de la reine à l'instant !

Mes forces me quittaient. Ça voulait dire quoi ça ? J'eus soudain un regret : j'aurai sûrement mieux fait de sauter. Le brouhaha qui grandissait et qui s'approchait me terrifia. Mon dos était trempé de sueur. Une foule apparut des différents couloirs et s'aggloméra devant moi. Un type en robe rouge et avec une calotte assortie s'avança d'un pas dans ma direction.

– Votre majesté, votre dame de compagnie vient de nous apprendre qu'un pélican s'est emparé de votre tranchoir. Est-ce là un mensonge ?

Je fis des efforts pour que ma voix soit la plus assurée possible :

– N, Non, bien sûr que non.

Ça ne devait pas convaincre grand monde. Cela paraissait faux à mes propres oreilles. Sous mes manches, je me tordais les doigts.

– Même que c'était un pélican blanc.

Mais pourquoi j'avais rajouté ça ? Je m'enfonçais ! Évidemment que ça ne pouvait être qu'un pélican blanc ! Vas-y ma fille, c'était un pélican blanc, avec deux ailes, deux pattes et un bec ! J'attendais déjà la sentence, le type en robe allait dire de me jeter au cachot ou je ne sais quoi. On pouvait jeter une reine au cachot ? Peut-être pas. Ils allaient m'emmurer vivante comme pour Élisabeth Báthory. Mais bon sang ! Je n'avais tué personne ! Enfin, peut-être que la personne que j'habitais si, je n'en savais rien.

Le silence devenait de plus en plus pesant. J'avais envie de hurler et de pleurer. Dis un truc bon sang ! Fais quelque chose ! N'importe quoi mais cesse de me regarder avec ces yeux de merlan !

– Votre majesté…

Allez, vas-y, crache le morceau ! Qu'est-ce que tu veux me faire ?

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