Quarante ans

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La nouvelle était tombée à l'apéritif, entre une gorgée de whisky et le récit de sa visite de la Cité de l'Automobile. Elle avait serré les poings très fort, les dents aussi, vidé son verre d'un trait, proposé une seconde tournée et embrayé sur l'histoire de ces ouvriers qui avaient occupé leur usine deux ans, entre 1977 et 1979, pour faire valoir leurs droits et dénoncer ces patrons-voleurs qui licenciaient-économique mais cachaient dans l'un des entrepôts de la filature la plus belle collection de Bugatti que la Terre ait jamais portée. Et elle avait beau les détester ces patrons, les frères Schlumpf, elle restait fascinée par ces quelques cinq cents bagnoles.

Elle avait lu le sourire sur ses lèvres. Personne d'autre ne l'avait remarqué, mais ces deux-là se connaissaient suffisamment pour savoir. Ils n'avaient pas besoin de dire. Ou rarement. Père et fille se comprenaient jusque dans le moindre de leur silence.

Il avait rétorqué que parfois, ça servait à rien d'occuper l'usine, que c'était comme ça, dans six mois il serait licencié-économique lui aussi. De toute façon, les collègues étaient presque tous partis à la retraite, il devait être le suivant. Il lui restait quelques années à tirer, mais finalement, il aurait le droit à deux ans de chômage et une retraite anticipée et c'était pas si mal. Il craignait plus pour les jeunes. Ce serait rude pour eux, pas facile de retrouver du boulot, il faut pas se leurrer, l'industrie ça embauche plus, surtout ici, et réparer les moteurs, ça intéresse plus grand monde. Il avait ajouté l'usure du corps : le bruit, le froid l'hiver, la chaleur l'été, le bruit encore, le bruit toujours. Non, vraiment, du repos, ça lui ferait du bien. Pourtant, elle ne parvenait pas à effacer cette conversation quelques années plus tôt, un jour où elle-même pestait contre ses chefs et où elle lui disait sa chance à lui de la retraite arrivant bientôt — elle n'avait réalisé qu'après coup la toute relativité du bientôt qui devait à l'époque tourner autour des dix ans. Il avait ri. « La retraite ? Mais pour quoi faire de mes journées ? » C'est vrai, ça, pour quoi faire ? Il ne savait rien d'autre que de travailler, occuper ses dix doigts à fabriquer, réparer, rafistoler, percer, tourner, poncer, défoncer, souder, frapper à longueur de journée et de soirée, à l'atelier comme dans son atelier.

Son flegme ne faisait qu'accentuer la rage qui bouillonnait au fond d'elle. Elle se souvenait quand enfant elle allait le chercher à la sortie. A l'époque, l'entrepôt était plein. De mémoire, elle visualisait une trentaine d'établis et les hommes tous affairés autour, chacun le sien. L'odeur de la graisse lui revenait, un parfum qu'elle reconnaîtrait entre mille, lourd et écœurant, que personne n'affectionne, surtout pas lui, et pour lequel elle ressentait une tendresse particulière tant elle l'associait au père. Du plus loin qu'elle se souvenait, elle avait toujours aimé l'odeur de la graisse. Et le parfum si caractéristique des usines. Elle adorait aller le chercher, traverser le hangar, passer près du bain d'acide pour le cuivre, puis les palans, les grues, le vacarme des moteurs, les marteaux et les masses qui jouaient une drôle de musique, les étincelles des meuleuses. Elle aimait tout autant les moments passés à la maison à bricoler. La perceuse à colonne, la rencontre avec le fer à souder, le travail du bois aussi, qui n'avait rien à voir avec le métier du père, mais qui était son loisir favori.

Son premier bricolage, ça avait été la fabrication d'un életro-aimant pour l'école. Ce jour-là, elle avait eu l'impression de voler un peu du monde du père, fabriquer sa propre bobine de cuivre, comprendre la transformation de l'électricité en énergie magnétique. Quelle fascination !

Elle avait toujours rêvé d'être une manuelle, de faire, avec ses mains et pas avec sa tête. Le père racontait souvent qu'il était cancre, qu'il n'aimait pas l'école parce qu'il ne comprenait pas et que toute manière rien rentrait dans sa caboche. Elle, elle avait toujours été bonne élève, il était fier de l'intelligence de sa fille. Pourtant, lorsqu'il parlait de son métier, des génératrices qu'il réparait, des calculs d'intensité, de force et d'autres choses dont elle n'avait jamais retenu les noms, elle était pleine d'admiration. Il était loin d'être bête ! Elle n'avait jamais rien compris aux formules ni aux calculs. Et lorsqu'il lui racontait les chantiers, elle était gonflée de fierté devant le travail, les photos des génératrices réparées, les bobines de cuivre rebobinées et les mains caleuses blessées et cornées.

Il était rentré à l'usine comme apprenti et il ne l'avait plus quittée depuis, tout juste le temps du service militaire. A l'époque, le patron, c'était le Vieux. Elle s'en souvenait parce qu'il lui arrivait de le croiser à la débauche. Gamine, elle l'aimait bien, le Vieux. Elle lui trouvait un air de pas méchant, un patron qui paraissait sympathique même avec ses ouvriers. Aujourd'hui, avec ses mots d'adulte, elle dirait un paternaliste, qui traitait bien ses ouvriers parce qu'un ouvrier heureux ça travaille toujours mieux. Quand il avait pris sa retraite, le Vieux, c'était le fils qui avait repris l'entreprise familiale. Le fils, déjà toute petite elle lui trouvait une tête de con ! Pas fichu de faire quoi que ce soit de ses dix doigts, d'ailleurs, si elle croisait le Vieux parfois qui bricolait dans l'usine, le fils elle ne le voyait jamais. Toujours enfermé dans son bureau. Et pourtant, il était bien médiocre gestionnaire.

Le premier tournant eu lieu dans les années quatre vingt dix. Le fils avait vendu l'entreprise à un grand groupe. Fallait comprendre des américains. Elle avait découvert le fonctionnement de l'économie à cette époque : les gros rachètent les petits, les saignent jusqu'à la moelle, pompent le moindre centime en économisant sur tout, surtout sur les salaires et les embauches, puis revendent si l'entreprise ne s'effondre pas sur elle-même. Ils avaient revendu à un groupe japonais qui avait à peu près les mêmes projets que les américains. Toute cette stratégie économique pouvait se résumer à la logique du pourrissement. Laisser l'atelier pourrir sur pied, peu importe les hommes derrière.

Aujourd'hui elle regardait les yeux du père. Elle essayait d'y lire la colère, la rage, la hargne, l'envie de se battre quitte à perdre. Elle ne lisait rien de tout cela. A peine de la lassitude lorsqu'il expliquait que ce plan de licenciement était dans les tuyaux depuis un certain nombre d'années, qu'il leur avait fallu provisionner les primes et provisionner aussi les loyers du bâtiment ; qu'ils avaient attendu, patiemment, que tous partent à la retraite pour ne surtout pas les remplacer. De la trentaine d'ouvriers qu'elle croisait enfant, ils n'étaient plus qu'une dizaine, dont deux jeunes.

Une chanson qu'elle affectionnait particulièrement parlait du « bonheur de faire péter ça ». Elle avait beau chercher, elle ne le trouvait pas, ce bonheur. Elle ne voyait qu'un homme dont quarante ans de vie s'envolaient. Un homme qui avait reçu cette chose si désuète que l'on nomme « médaille du travail » l'année précédente et à présent poussé vers la sortie à grand coup de bottes économiques. Elle voyait un savoir-faire piétiné qu'on laissait disparaitre. Quarante années de vie bafouée. Voilà ce qu'elle lisait dans la résignation du père.

Ce soir-là, elle avait serré les poings si fort qu'elle ne les desserrerait plus jamais.

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