Chapitre 6 - 2

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Il y a des silences qui semblent plus dangereux que la mort elle-même, ceux qui aspirent tout sur leur passage, ceux qui répandent le vide et l’obscurité jusqu’à atteindre le néant le plus inquiétant, ceux qui n’épargnent pas le moindre bruissement, immenses et complets. Dans la chambre de Dorothy, c’était cette absence totale de son qui vrombissait parmi les meubles noirs, hurlant cet infernal bruit blanc qui semblait se refléter dans tous les regards angoissés, comme un démon muet enveloppant l’atmosphère de sa présence malsaine. Le cadavre se tenait toujours allongé sur le ventre, inerte et baignant dans une flaque rouge, le visage tourné vers Liz comme pour une dernière provocation. Toutes les pupilles étaient figées sur son rictus ensanglanté, envahies par une étincelle de crainte, comme si les meurtriers s’attendaient à voir le corps se relever en titubant et quitter l’établissement pour alerter les autorités de ce qui venait de se passer. Seul Peter semblait plus détendu que ses deux camarades, l’air grave mais lucide, plongeant paisiblement une main dans une des poches de son pantalon blanc maintenant illuminé d’étoiles écarlates pour en sortir un paquet de cigarette. Il en alluma une et la fuma silencieusement en observant le cadavre comme s’il admirait son chef-d’œuvre, presque fier. En face de lui, Dorothy avait blêmi et sombrait dans une panique muette, alors que Liz n’arrivait pas à dévier ses yeux du sourire si dérangeant que le mort semblait lui adresser. Finalement, dans un élan énergique, la silhouette d’Alice apparut derrière Peter et s’arrêta sèchement dans l’encadrement de la porte, baissant la tête sur le corps. Elle réprima alors un frisson d’épouvante et demanda froidement :

« Qui est-ce qui a fait ça ? »

Personne ne lui répondit. Elle se tourna vers Liz, le visage grave :

« C’est toi ? »

Peter enleva doucement sa cigarette de ses lèvres :

« Non, ce n’est pas elle. Je suis couvert de sang. »

Alice observa un instant le jeune homme, son regard valsant entre sa figure impassible et la tache rouge qui s’étalait sur sa chemise, puis hocha froidement la tête comme pour le remercier. Elle affirma finalement avec une certaine amertume :

« Au moins, maintenant, je sais sur qui je peux compter. »

Sans même faire attention à Dorothy qui sanglotait toujours sur le lit, elle s’avança vers le mort et l’examina pour vérifier que le travail avait été bien fait. Elle poussa le bras disloqué de la pointe de sa chaussure, comme on pourrait secouer une carcasse animale lors d’une partie de chasse, et lâcha une légère interjection de satisfaction. Surplombant de son immense ombre ce pantin écrasé sur le parquet, elle semblait même tout à fait conquise. Liz, elle, sortit de son long silence et proposa :

« Il faudrait le cacher, non ?

— Non. »

Alice se redressa, dominant la pièce entière de son regard sombre :

« Les sœurs ont des yeux partout, ne l’oublions jamais. Je ne sais pas comment, mais je suis persuadée qu’elles sont même déjà au courant. »

Peter haussa un instant les sourcils dans un mouvement de dédain, réagissant à une réflexion intime et intérieure, puis retourna aussitôt à la dégustation de sa cigarette, s’enfermant de nouveau dans sa bulle personnelle. A l’opposé, Liz céda à une soudaine panique, secouant nerveusement ses huit mains :

« Mais qu’est-ce qu’on fait alors ? »

La femme à barbe l’observa avec gravité :

« Vous vous taisez, tout simplement. »

L’adolescente écarquilla les yeux et pointa le cadavre du doigt, scandalisée :

« Mais il est mort ! On a tué un homme ! On ne peut pas juste se taire !

— Si. Vous, vous pouvez. Et moi, je vais endosser tout ça. »

Alice se tourna vers Peter pour obtenir son accord mais ce dernier admirait les motifs que dessinait la fumée toxique, maniant une nouvelle fois l’art d’écouter ce qui se disait tout en feignant de ne pas s’y intéresser. Il dit simplement, sans quitter les effluves hypnotiques des yeux :

« Je l’ai mordu et ma chemise est ensanglantée. Elles ne seront pas dupes.

— Bien sûr qu’elles ne seront pas dupes. »

Alice enjamba le cadavre pour rejoindre la porte :

« Mais elles s’en foutent, elle veulent seulement un coupable. »

Peter haussa les épaules :

« Et pourquoi toi ? »

Cette fois, la femme à barbe sembla habitée par une démence guerrière, prête à passer à l’attaque, le regard envahi d’une violence vive et sauvage. Elle se tourna vers le jeune homme et vociféra :

« Parce que je suis celle qui le mérite. »

Elle quitta alors vivement la pièce pour clore la discussion et montrer que sa décision était irrévocable. Etrangement, personne ne voulut la contredire, les deux jeunes filles encore silencieusement bouleversées et Peter ayant même l’air quelque peu soulagé.

Le mort, quant à lui, avait l’air d’être d’accord : il ne s’était toujours pas arrêté de sourire.

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