48 - Damian

9 minutes de lecture

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Damian

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4 mois plus tard, 4 mai 2020

   Pensif, je fixe le Rhône s’écouler calmement en-dessous du pont, les yeux perdus dans la couleur indescriptible de l’eau. Les bras croisés sur le rebord en métal, j’inspire à pleins poumons, ferme les yeux.

Sur ma droite, se trouve l’une des places les plus côtoyées de la ville, un vacarme assez saisissant s’en élève. Des voix, des Klaxons, quelques notes de musique également.

Sur ma gauche les quais, avec le même niveau sonore, les même voix, les mêmes rires, qui me détendent et me calment.

Lorsque nous sommes arrivés ici en janvier, l’agitation de la ville m’a tout d’abord effrayé : qui étions-nous ici, perdus au milieu de cette masse en constante évolution, en constant mouvement ? Comment exister, ainsi noyés dans la foule ? À Soledo, nous étions en quelque sorte les rois du monde, portés par notre nom et notre réputation. Ici, nous n’étions que d’autres étrangers, que de nouveaux arrivants dont personne ne se souciait vraiment. Dans la rue on nous jetait des regard, forcément : loin d’avoir le niveau de Rafaël en français, nous faisions tâche avec notre anglais à l’accent hispanique.

Nous sommes arrivés sur le sol français, à l’aéroport de Lyon le trois janvier au soir, sous une pluie torrentielle, avec la boule au ventre. Qu’allait-il se passer ? Il était facile de nous pister, de découvrir que Rafaël avait acheté en son nom les six billets d’avion, que nous avions quitté le territoire en toute illégalité pour aller nous réfugier en Europe.

Elena a un jour eu ma sœur au téléphone, je n’ai jamais rien su de leur conversation mais selon elle, tout est arrangé. Je ne l'ai pas cru sur le coup, et continue d'être sceptique sur cette ''tranquillité'' judiciaire. Tant que nous ne serons pas retournés à Soledo avec panache, je ne pourrais pas me sentir propre de ce que nous avons commis.

Les premiers jours, nous avons vécu à l’hôtel, avons cherché, puis trouvé un appartement assez grand pour tous nous accueillir. La question s’était posée de continuer à vivre dans deux lieux distincts, afin d’avoir une solution de repli en cas de crise. Cependant, Rafaël a estimé qu’après notre acte désespéré, une simple crise ne pourrait plus nous atteindre.

Résultat, un seul appartement en plein centre du septième arrondissement lyonnais, avec ses quatre chambres. Ariana et Rafaël dans une, les jumeaux dans une autre, Samuel dans une, et moi dans la dernière. Contestations vaines sur le fait d’avoir une chambre commune avec Sam, ça ne nous empêche pas de souvent découcher pour nous retrouver malgré les réprimandes de Rafaël.

Niveau études, ça a été le grand saut. Je me rappelle encore de mon premier jour dans ce lycée public français, de cette sonnerie ridicule, de tous ces élèves visiblement hallucinés de nous voir débarquer en plein milieu d’année, la gueule enfarinée et le français précaire. J’ai été surpris d’apprendre qu’on ne choisissait pas nos cours, et que nous gardions la même classe toute la journée, hormis pour les options. Heureusement, Samuel est resté avec moi, dans la même classe, souvent à mes côtés sur ces drôles de bureaux à deux places.

Les jumeaux ont intégré une école primaire qui les a accueillis comme deux parfaits petits messies basanés qui seraient je cite : « Un atout pour l’apprentissage de la langue anglaise, ainsi que pour la langue espagnole ! ». J’ai l’impression que ça arrange les gens de trouver un sens, un intérêt à notre présence auprès d’eux.

Ariana a repris la fac à distance, travaille à mi-temps dans un restaurant juste en bas de notre immeuble. Rafaël quant à lui, est toujours en stand-by, attend que Jay nous rejoigne pour bouger. Il a bien sûr déjà envisagé la police lyonnaise, avant de se résigner : quelle légitimité aurait-il à prôner la justice alors qu’il l’a largement bafouée en nous entraînant dans une fuite désespérée ?

Je sursaute lorsqu’un bras se passe autour de mes épaules, et que les lèvres de mon petit ami viennent se presser contre mon oreille.

— Babe, sourit-il contre ma peau.

— Samuel ? T’étais pas censé être au foot ?

— Si, mais j’ai pas les bonnes baskets. Qu’est-ce que tu fous sur ce pont ? Tu réfléchis à piquer une tête ? Je te le déconseille, il paraît qu’il y’a plein de cadavres là-dedans.

Je hausse les épaules et me tourne légèrement vers lui pour croiser ses grands yeux bleus rivés sur moi, ses cheveux en bataille retenus sous une casquette à l’effigie du club de foot local.

Il s’est découvert une passion pour ce drôle de sport, bien plus subtil que notre football américain. Dans cette version, les plaquages sont interdits, je ne comprends pas vraiment l’intérêt.

Nous prenons le chemin de la maison, j’écoute Samuel me raconter sa sortie avec Édouard et Nassim, deux garçons de notre classe avec qui il a sympathisé. Deux bonnes pâtes si on oublie que le premier a un petit problème avec le côté outrageusement tactile de Samuel lorsque je me trouve à proximité. Il n’a cependant jamais vraiment fait de commentaire, là où les quelques badauds qui traînent sur la grande place en bas de notre immeuble ne se gênent pas pour nous critiquer de façon plus ou moins virulente à ce sujet.

Un jour, l’un d’eux a baragouiné une insulte en espagnol, et ne s’attendait visiblement pas à ce que je me lance dans une réplique aussi virulente que construite sur pourquoi il ferait mieux de garder sa ‘’sale langue’’ dans sa ‘’putain de bouche". Ça a été la seule et unique fois où j’ai répliqué car Ariana, qui nous avait vus depuis la fenêtre, m’a hurlé de me calmer et de la rejoindre immédiatement : je n’ai pas passé un très bon quart d’heure, il faut l’avouer.

— Tu as réfléchi à ce que tu voulais faire demain ?

— Huh ?

— Pour ton anniversaire grosse buse, tu sais le jour béni de l’année où on est censé t’offrir des cadeaux et t’arroser de champagne !

Un ricanement m’échappe, je coule à Samuel un regard parfaitement représentatif de ma façon de penser.

Je déteste fêter mon anniversaire. Lorsque j’étais enfant, c’était l’occasion pour mon père de me rappeler à quel point j’étais petit pour mon âge, d’à quel point je détonnais par rapport à mes petits camarades. Vieux souvenirs obligent, ce n’est toujours pas ma tasse de thé.

— Dami !

— Rien, je veux rien faire du tout tu entends ?

Il gronde et marmonne quelque chose dans sa barbe, avant de taper le digicode de notre immeuble. La porte s’ouvre dans un grincement, nous dévoilant l’accès à une salve de marches en pierre humides, apparemment typiques des vieux bâtiments lyonnais. L’autre jour, j’ai vu une femme les descendre avec des talons aiguille, marche par marche : elle m’a vraiment fait de la peine.

Notre appartement au sixième étage a au moins le mérite de nous faire travailler les cuisses à chaque fois que nous avons à y grimper. Dans le cas de mon petit ami, tête en l’air qu’il est, il arrive qu’il monte les six étage au moins quatre ou cinq fois par jours.

Il y a de la musique derrière la lourde porte en bois qu’il faut déverrouiller par trois fois avant de pouvoir entrer. Quelques notes aux allures typiquement ‘’Ariana’’, autant dire de l’espagnol, encore et toujours.

— C’est nous, je lance en jetant ma veste sur le porte-manteau de l’entrée.

— Qui d’autre ça pourrait être de toute façon ? m'interpelle Danny en passant la tête par l’embrasure de la porte de cuisine.

— C’est le serial Killer !

L’intervention de Samuel fait rire mon frère, qui accourt pour l’étreindre, tandis que je fais mon chemin jusqu’au salon. Ariana est attablée devant son ordinateur, son enceinte juste à côté d’elle.

Rafaël avachi dans le canapé, lit le L.A Times avec une concentration étonnante, compte tenu de l’aspect bruyant de l’appartement.

— Tu arrives à bosser avec ce vacarme ?

— C’est ce ‘’vacarme’’ comme tu dis qui me permet de bosser. Sam, t’étais pas censé aller au foot ?

— J’ai oublié mes baskets ce matin !

— Que c’est étonnant, murmure son frère en tournant une page.

Je souris en coin tout en prenant place face à ma sœur, pour sortir de mon sac à dos mes différents livres de cours.

— Récapitulatif de la semaine, ordonne t-elle en levant les yeux vers moi.

— Alors euh... rien ce soir et demain, mercredi cheer en début d’après-midi, puis psy, jeudi soir cross-fit avec Sam et Raf, vendredi rien, et samedi répétition générale du spectacle de fin d’année des jumeaux. Dimanche messe pour les plus déterminés.

Elle hausse un sourcil.

— Je plaisante pour la messe, évidemment.

— Emploi du temps de ministre dis-moi ! Et dans tout ça, quand est-ce qu’on fête ton...

Ariana fait signe à Rafaël de se taire, mais comme à son habitude, il ne tient absolument pas compte de sa demande et de ses grands gestes, et poursuit sur sa lancée.

— Ton anniversaire ?

Pour marquer mon mécontentement, je ne réponds pas, me plonge plus profondément dans ma lecture assez corsée de ma leçon de français sur le passé simple.

Au secours.

Je suis censé, de part mon niveau atroce en français, suivre les cours délivrés par la section UPE2A du lycée - Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants. Ils osent prétendre que cette torture est un cours pour élèves allophones arrivants ? Cette blague ! Je suivais pourtant des cours de français à Soledo mais... rien à voir avec ces cours barbares.

Des pas lourds résonnent sur le plancher de l’appartement, et le temps que je relève la tête, Sam dépose un baiser contre ma tempe, me souhaite bon courage, et part en courant pour rejoindre la porte d’entrée.

Il me fatigue tellement. On vient de passer une journée interminable assis sur une chaise de huit heures à midi, et de quatorze à dix-huit heures, et il trouve encore la force d’aller faire mumuse avec un ballon en bas de l’immeuble ?

Mikky vient s’asseoir près de moi, ouvre son livre de lecture, commence à en lire les premiers mots avant de soupirer.

— Comment ça se dit ça ?

— Ça se dit ‘’électricité’’, répète ?

Électricité.

C’est pas glorieux, mais ça fera l’affaire.

En deux temps trois mouvements, je boucle mes leçons - à peu près - et remballe mes affaires pour aller me poster à la fenêtre.

En bas, sur la place, Sam et les garçons de ma classe courent après une balle en hurlant comme des animaux qu’on égorge. Sous l’abri de l’arrêt de tram, quelques filles les observent, leur téléphone en main. Enfin, quelques mecs que je connais de vue traînent ci et là, beaucoup squattent les marches qui descendent jusqu’à l’arrêt de métro. Ça fume, beaucoup, ça boit aussi énormément. Il n’est pourtant que dix-neuf heures. Les français sont marrants, ils boivent à toute heure de la journée !

Ariana me rejoint, passe un bras autour de mes épaules pour me désigner Samuel du menton. Sa prise me secoue un peu : depuis janvier, j’ai toujours un peu de mal à retrouver cet aspect tactile que nous avions avant l’épisode au Calvin’s.

— Tu veux pas aller jouer avec eux ?

— Et puis quoi encore ? Tu me vois courir après une balle au milieu de tous ces mecs crasseux et transpirants ? Jamais de la vie.

— T’es trop précieux Dam, me lance Rafaël. Fais pas ta princesse et va jouer avec eux. La sociabilisation, ça te parle ?

Je lui lance un regard glacial par-dessus mon épaule, lui indique de me laisser tranquille, et fonce rejoindre ma chambre, les mains enfoncées dans les poches.

Rafaël qui se la joue père moralisateurs, la bonne blague tiens ! Si je descends, ce sera uniquement parce que je l’aurais décidé, et non parce que monsieur aura souhaité que j’aille me mélanger aux autres bipèdes de mon espèce.

J’ai largement eu assez d’un père dans ma vie, pas la peine qu’un second vienne prendre la place de celui qui, étrangement, brille parfois par son absence.

Je me demande parfois, ce qui se serait passé si papa s’était relevé de ce coup que lui a porté Donni. Se serait-il dressé contre notre fuite ? Aurait-il enfin, une fois dans sa vie, admis sa faute et sa responsabilité dans la nouvelle fêlure qui disgracieuse, rendait hideuse la photo de famille?

Je ne pense pas.

Fiona nous a tenu informés de la suite des événements, de l’aura de peur et de tension qui bien après l’explosion, régnait toujours à Soledo. Elle parlait de couvre-feu et de rondes policières organisées toutes les deux heures dans les quartiers sensibles. Bien sûr, notre ancienne rue faisait partie de ces circuits : sans vraiment l’avouer, on nous recherchait, on attendait notre retour.

Sauf que, lorsque ces policiers à deux vitesses parcouraient la route à notre recherche, nous étions déjà loin, à l’abri, en sécurité, pour de bon.

C’est fou, d’enfin pouvoir respirer et se dire : ‘Je ne risque rien’’.

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