17 - Ariana

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Ariana

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   L'institutrice des jumeaux, madame Gorgia, m'interpelle parmi la foule de parents regroupés dans la cour de l'école primaire. Pour une fois, notre nom de famille est plutôt pratique, car au début de la liste alphabétique.

Je la rejoins en prenant garde d'éviter les murmures des autres participants à la réunion, et la salue d'un sourire.

— Bonsoir, comment allez-vous ?

Elle me répond par l'affirmative, et me prie de la suivre jusqu'à la salle de classe.

La réunion professeur est, depuis que j'ai officiellement été nommée tutrice légale de mes petits frères, un passage de leur vie d'élève auquel je ne peux pas échapper. C'est pourquoi deux fois par ans, je me vois obligée d'enfiler mon costume de la parfaite représentante familiale, et de pousser le petit portail de l'école primaire, sourire aux lèvres, malgré les regards insistants de certains parents. C'était la même chose avec les réunions au collège l'année dernière, on tolérait ma présence mais comme pour les parents de Lu ou de la petite Meli, tout le monde aurait donné cher pour que je me trouve autre part.

— Je suis plutôt satisfaite que vous ayez trouvé le moyen de venir ensemble ce soir, me lance l'institutrice avec un large sourire.

— C'est à dire ?

— Votre frère Hugo, il nous attend en salle de classe. Le pauvre a essayé de rentrer par la mauvaise entrée. On voit qu'il n'a pas l'habitude de ce genre de rendez-vous.

— À qui le dites-vous, je souris en serrant les poings.

Quel culot, ce n'est pas possible ! Depuis l'agression de Damian et Samuel la semaine dernière, il n'a pas donné signe de vie, n'a même pas pris de nouvelles des garçons – du moins, pas auprès de moi – et il ose tout de même se présenter à la réunion des jumeaux ?

Mes doigts s'agitent le long de mon torse, alors je fais mine de m'étirer, pour couvrir mon agitation.

Nous passons la porte de la salle de classe et effectivement, mon frère est là, négligemment assis sur une chaise bien trop petite pour son mètre quatre-vingt. Je remarque que monsieur a fait l'effort de s'habiller autrement qu'avec ses ignobles marcels et ses bermudas en jean, troqués pour un simple pantalon noir, un tee-shirt blanc et une veste en cuir.

— Salut Ariana, sourit-il en me saluant de la main.

— Hugo, ravie que tu aies pu te libérer.

La main que j'ai enfoncée dans la poche de mon jean lui fais un doigt d'honneur qu'il ne remarque pas. Tranquillement, je m'assois à côté de lui, et détaille la salle de classe d'un œil attentif. Aux murs, de nombreux dessins colorés égayent la salle, et je note une énorme cage à hamsters qui ne se trouvait pas là l'année dernière. Sur le tableau blanc, je remarque un reste de leçon de mathématiques qui n'a pas totalement été effacée, ainsi qu'un dessin de nuage à côté de la date.

— Bien, s'exclame madame Gorgia. On va ce soir faire un petit point sur cette première période de classe pour Miguel et Daniel. Dernière année avant le collège.

Je hoche simplement la tête, et observe Hugo m'imiter avec application. Savait-il seulement que les jumeaux passaient au collège l'année prochaine ? J'en doute fortement.

— Tout d'abord, comment ça se passe à la maison ?

— Plutôt bien je dirais, ils commencent à vraiment se différencier au niveau du caractère, ce qui selon moi est plutôt positif. Miguel est toujours très extraverti et très énergique, et Daniel lui vous l'aurez sûrement remarqué, est plus calme. Il lit beaucoup en ce moment.

— J'ai vu ça, oui. On le ressent en classe d'ailleurs. Ils ne se chamaillent pas trop ?

J'hésite à lui répondre que ce matin encore, Mikky a essayé de mettre un coup de fourchette à son frère, mais préfère m'abstenir.

— Tout dépend de leur humeur. Vous devez le savoir, ils sont un peu caractériels.

— C'est sûr. Et avec Damian, tout se passe bien ?

Hugo tique à côté de moi, et je me mords moi-même la lèvre. Avec Damian... ? Ils peuvent être les meilleurs amis du monde un instant, et avoir envie de s'égorger l'instant d'après. Leur relation est aussi variable que la météo, bien qu'en règle générale, une dynamique plus forte se soit créée entre Damian et Miguel.

— C'est pareil. C'est assez... variable.

Madame Gorgia hoche la tête, et nous tend le carnet de suivi des jumeaux avec un sourire crispé. Hugo saisit celui de Mikky, et moi celui de Danny.

Dans la partie ''compte rendu de la première période'', je peux lire ceci :

« Daniel montre une grande facilité dans l'apprentissage des leçons. Il ne participe pas beaucoup en classe, et en règle générale, ne communique pas beaucoup avec ses camarades. Je m'inquiète de le voir s'isoler lors des récréations. Quelques crises de larmes inexpliquées. Daniel se plaint souvent de fatigue et de mal de tête. Grosses tensions avec son frère jumeau, relation conflictuelle et basée sur la compétitivité. Daniel s'intéresse beaucoup – trop ? – à la sexualité et sur ''comment faire les bébés''. Rien de très alarmant, un bon début d'année ».

Nul doute que la partie portant sur l'intérêt à la sexualité a été rajoutée depuis l'incident de lundi soir. Le lendemain matin, j'ai eu droit à un interrogatoire dans les règles de l'art, avec l'oreille attentive de Mikky, et le sourire moqueur de Damian. Expliquer de bon matin, pourquoi est-ce que je faisais ''mal'' à Rafaël n'a vraiment pas été un moment agréable.

Hugo me tend le carnet de Mikky, et je sourcille en constatant un paragraphe plus long, dont la plupart des mots sont soit écrits en rouge, soit soulignés.

« Miguel est un élève turbulent. Il cherche beaucoup ses camarades dans la cour de récréation, tente de déclencher des bagarres. En classe, il participe beaucoup, mais ne donne pas souvent les bonnes réponses. Il préfère faire le pitre et faire rire ses camarades. Miguel a parfois un comportement déplacé avec les jeunes issus de la communauté afro-américaine de l'école. Il a l'insulte facile, et parle souvent en espagnol lorsqu'il est en colère ou triste. Je remarque une grande fatigue chez Miguel, qui s'endort parfois en classe. Discussion très anxiogène où Miguel me fait part de ses inquiétudes quant à un possible avenir où sa sœur serait morte. Il me demande alors, qui 'occupera de lui. Je fais part de cet incident dans le cahier de liaison, mais n'obtiens pas de réponse de sa sœur. En cours d'art plastique, Miguel dessine sa famille d'une drôle de façon : pas de papa ni de maman, un grand frère qui tient un couteau, une sœur qui a l'air malade, une autre fille qu'il me désigne comme étant Damian, et deux tous petits bonhommes qui ne sont pas coloriés. ''C'est nous, je nous ai pas coloriés parce qu'on est pas importants'', m'explique t-il. Je lui demande pourquoi il a dessiné son frère avec une jupe et des cheveux longs, il m'explique que c'est car Damian se comporte ''comme une fille''. En cours de sport, Miguel veut tout le temps jouer à la guerre, et fait semblant de tirer sur ses petits camarades avec ses doigts. Bilan très inquiétant, je préconise un suivi avec le psychologue scolaire ».

Je reprends mon souffle après la lecture de ce résumé quelque peu déstabilisant, et plante mon regard dans celui de l'institutrice.

— Je vous assure que je n'ai jamais vu ce mot.

— Il n'a peut-être pas voulu vous le montrer, me rassure t-elle.

Son sourire est toujours aussi figé à ses lèvres. Elle récupère les carnets et les referme, avant de s'appuyer sur ses coudes, l'air soudainement plus sévère.

— J'ai appris pour votre assistante sociale, et j'en suis navrée. Cependant, il va falloir faire quelque chose pour remédier à tous ces problèmes Ariana. L'attitude de Miguel se dégrade de jour en jour.

— Et j'en suis vraiment désolée. Je vais reprendre tout ça avec lui, je...

— Pourquoi craint-il que vous mouriez ? Vous avez des problèmes ?

Mes poils se hérissent sur mes avants-bras, et je sens mon cœur battre plus fort dans ma poitrine. Hugo à côté de moi, avisant mon air défait, décide de poursuivre.

— Ma sœur a effectivement connu quelques problèmes ces derniers temps, mais nous nous efforçons d'y remédier.

— Miguel a t-il été témoin d'actes de violence ?

— C'est possible..., il était présent lors de la fusillade au match.

— Que faisait-il là-bas ? Vous étiez avec lui ?

— Bien sûr, Damian est cheerleader donc nous étions là-bas pour le voir, je réponds d'une voix blanche. J'en ai reparlé avec lui et Danny, ils n'avaient pas l'air si affectés...

— De ce que je sais, vous n'êtes pas psychologue. Vous auriez dû vous douter qu'un tel événement laisserait des traces sur des enfants de neuf ans.

Je tords mes doigts avec agitation, les muscles tendus et les lèvres serrées.

Elle aurait aussi pu m'appeler, en voyant que je ne répondais pas à son fichu mot dans le carnet de liaison ! Elle est bien gentille de me reprocher toutes ces choses, sait-elle au moins ce que c'est de gérer trois enfants lorsqu'on est toute seule ? Je ne lui demande pas de me faire des faveurs et de tout me pardonner, mais de se montrer un peu plus indulgente.

— Hugo, vous exhibez souvent des armes devant vos petits frères ?

— … non, rétorque t-il avec assurance.

Madame Gorgia inspire par le nez, et ferme les yeux avant de nous interroger sur l'aspect féminin de Damian sur le dessin.

Hugo hausse les épaules, et de mon côté, je ne sais pas quoi répondre. Comment pourrais-je savoir ce qui se passe exactement dans la tête de Miguel ?

— Je vais lancer un suivi psychologique pour Miguel, et si j'en vois l'utilité pour Daniel, je l'y inscrirai également. Vous n'y voyez pas d'objection ?

— Non, non, je murmure en baissant la tête.

— Bien. Je vous fixe un rendez-vous dans trois semaines pour faire le point. Hugo, j'aimerais bien que vous soyez présent également. On est d'accord ?

Mon frère et moi hochons la tête, lui avec désinvolture, moi avec honte.

— Très bien. Je vous souhaite une excellente soirée.

   Assise en face de mon frère dans un restaurant de quartier, je regarde le serveur poser un bol de nachos entre nous, le sourire aux lèvres.

Il échange quelques mots avec Hugo dans un espagnol parfait, ponctue son discours de rires et de sourires francs, avant de me demander ce que je veux boire.

— Vous avez quoi comme alcools ? De la tequila ? Je vais vous prendre une tequila-pomme.

Hugo amorce ma demande d'un drôle de hochement de tête avant de demander un gin tonique.

Les doigts croisés sous son menton, il me regarde encore quelques secondes avant de briser le silence.

— C'est pas dramatique Ari.

— Tes commentaires j'en veux pas. Qu'est-ce que tu es venu foutre à cette réunion d'abord ?

— Mikky me l'a demandé. S'cuse de vouloir lui faire plaisir.

Je me mords l'intérieur de la joue, pensive.

À la sortie de l'école, je ne pouvais pas me résoudre à directement rentrer à la maison et me retrouver face à tout ce que j'ai loupé depuis bientôt un mois. Et moi qui pensais que le naufrage s'arrêtait à Damian, quelle imbécile j'ai été.

— Il va aller chez le psy, et ça va aller.

— Il a demandé à sa maîtresse ce qu'il fera quand je serai morte, tu te rends compte ?

— Il a vu un mec te braquer, c'est normal que ça le perturbe un peu.

Je secoue la tête, et attrape le verre que le serveur me tend avec un large sourire factice. Hugo réceptionne le sien, et commande un hamburger, je me contente d'une salade.

— Mange t'es plus mince que mince là.

— Arrêtez avec ça, je fais un quarante en pantalon, je suis loin d'être anorexique.

Nouveau haussement d'épaules.

Mon téléphone vibre dans ma poche, et j'y lis un message de Rafaël : « On emmène ta tribu avec nous, on va au macdo. On te ramène un truc ? ». Je pianote une réponse et range mon téléphone dans mon sac à main.

— Damian ?

— Non, Raf.

Il prend un air concerné que j'ai envie de lui faire ravaler à grands coups de talons dans le visage, mais n'en ai vraiment pas la force. À la place, je me contente de lui accorder un sourire triste.

— Je l'aime bien.

— Tu l'aimes bien, ou tu l'aimes bien ?

De mes doigts, je lui indique que sa seconde proposition est la bonne, et tout en gardant son éternel air de connard arrogant, il me tapote le haut du crâne d'une façon infantilisante au possible.

Il sait comme moi que chez les Cortez, les relations amoureuses ne sont pas des plus simples à gérer. Lui a déjà eu des petites amies, mais ses relations ont rarement dépassé les deux mois. Il finissait inlassablement par se lasser, ou par tromper la fille. Aucune stabilité, un besoin perpétuel de se renouveler, il n'est pas fait pour une relation calme et structurée.

Moi, c'est l'inverse : avant de devenir escort-girl, j'aimais me projeter dans des relations qui tiendraient, dans un cadre sécurisant qui m'aiderait à garder la tête hors de l'eau. Le problème étant que les hommes à qui je décidais d'offrir mon cœur, finissaient inlassablement par le mettre au vide-grenier.

Autant dire qu'avant Rafaël, ça devait bien faire deux ans que je n'avais pas ressenti de plaisir à caresser un homme.

— C'est bien que tu te sois trouver quelqu'un de cool. Il a l'air de tenir la route.

— Ouais bah, il finira par se barrer si son frangin se refait tabasser gratuitement à cause de tes conneries.

Il roule des yeux et pioche dans le bol de nachos avant d'en avaler deux à la suite.

— Je pensais pas qu'ils s'en prendraient aussi à lui.

— Ils le visaient pas personnellement, il est juste une victime collatérale.

— … comment ils vont ?

Enfin ! J'ai bien cru qu'il n'allait jamais aborder le sujet.

Avec le plus grand des calmes, je lui explique qu'ils se remettent chacun à leur rythme, mais que malgré leurs discours rassurant on peut voir qu'ils sont apeurés. Qui ne le serait pas ? Je me suis faite passer à tabac une seule fois dans ma vie, par la suite je ne sortais plus de la maison sans une lame à ma ceinture ou dans mon sac à main. Certains diront que c'est extrême, je répondrai que c'est juste rassurant.

J'ai bien remarqué comment Samuel sursautait au moindre bruit, comment possessif et protecteur, il posait instinctivement sa main sur mon frère lorsqu'un quelconque bruit lui paraissait inhabituel.

Damian lui se montre moins démonstratif dans l'expression de sa peur, mais les cauchemars ont redoublé, et quelque chose de tout bête : il ne se met plus assis dos à une porte, même à la maison.

— Putain, murmure Hugo, la bouche pleine.

— Comme tu dis, oui. Putain. Ils reprennent le lycée lundi, alors il vaudrait mieux pour toi que ce sale gamin là, Lenni je crois ? Il vaudrait mieux pour toi qu'il les laisse tranquille.

— Lundi tu dis ? Tranquille, le champs sera libre dans la semaine.

Il se penche en avant pour me murmurer quelque chose à l'oreille.

— On va leur faire la peau, et une bonne fois pour toute.

— En fait tu comprends rien c'est dingue !

— Comprendre quoi ?

— Que toute cette merde là, c'est de votre faute à toi et tes hommes. Vous êtes en train de bousiller nos vies.

Il bat des cils, et se passe une main sur le visage, dubitatif.

— Tu es sûre ? Je crois au contraire que tu sais pertinemment que tant qu'on les aura pas calmé ça continuera. La solution tu la connais, tu veux juste pas admettre que pour ce problème, il n'y a pas d'autre issue.

Mes doigts se crispent sur mon verre.

Il a peut-être raison.

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