XIX - 2 [corrigé]

9 minutes de lecture

D’un coup le paysage se renversa. Le sol se fit ciel et les frondaisons des arbres remuaient à leurs pieds. Le piège s’était refermé sur les deux voyageuses, désormais tout-à-fait à la merci des trois hommes — le grand-père et deux enfants — qui se rapprochaient d’un pas lent, leur arbalète posée sur l’épaule.

— Tu as raison, papy, c’est plus drôle quand elles courent.

— Toujours faire confiance à ses aînés ! Nous avons fait ça plus souvent que vous ! Et depuis plus longtemps.

— Moi je veux celle de gauche ! s’exclama le plus jeune en pointant Sélène de son doigt crasseux.

Doigt sur lequel le vieil homme asséna une tape non retenue avant de le rabrouer.

— On ne dit pas je veux, et on ne montre pas du doigt ! C’est pas poli. On décidera qui prend laquelle comme d’habitude. Descendez-les de là-haut et emmenez-les, on s’occupera de tout ça à la maison.

L’ancêtre au visage pourtant jovial pointa sur Anna son arbalète tout le temps qu’il fallut à ses deux petits-fils, âgés d’une quinzaine d’années tout au plus, pour défaire leurs liens et les ramener au sol.

Les jeunes-hommes s’affairèrent ensuite à les ligoter comme des gigots, avant de les jeter sur leur épaule tels des ballots de fourrures. Malgré leur âge, ils déployaient une force colossale, car sur l’heure qu’il fallut pour rejoindre leur campement, ils ne prirent même pas le temps de faire une pause.

Leur repère fit frissonner le duo. Les lieux avaient tout d’une scène d’horreur : profitant d’une douzaine de cavités naturelles creusées par l’érosion, les brigands avaient construit des cellules, peuplées sans distinction par des animaux ou des femmes à l’agonie devant se partager la même pitance ignoble. L’odeur qui émanait de ces sinistres dortoirs fit vomir Sélène, dont la bile se répandit sur le pantalon de son geôlier.

— Papy ! La jolie fille m’a vomi dessus !

Les deux autres se fendirent d’un rire non feint.

— Ça n’est pas grave, fiston, nous irons nettoyer tout ça à la rivière avec le savon qui sent bon, je te le promets.

La panique s’empara des deux comparses. Ligotées, elles ne pouvaient qu’être spectatrices d’elles-mêmes lorsque les deux adolescents les précipitèrent au fond d’une des alcôves. Alcôve qu’elles devraient visiblement partager avec un daim amputé d’une patte. Le pauvre animal ne chercha même pas à fuir, accueillant l’entrée des nouvelles pensionnaires d’un œil rond.

— Papy ! N’oublie pas, elles ont dit qu’elles mourraient de faim, les pauvres. Ne devrions-nous pas les nourrir avant de jouer ?

— Brave petit ! Heureusement que tu es là pour nous rappeler les bonnes manières. Va chercher ton frère et préparez-leur de quoi manger. Moi c’est l’heure de ma sieste.

Les gémissements et les plaintes des autres pensionnaires emplissaient les lieux d’une sérénade morbide. Mais cela ne sembla aucunement déranger le vieillard dont les ronflements vinrent bientôt s’ajouter à l’orchestre.

— Dans quoi sommes-nous tombées ? Qui sont ces tarés ?

La terreur se lisait dans les yeux de Sélène. Au contraire de ceux d’Anna dont toute lumière s’était éteinte. Elle se tenait là, assise en tailleur au plus proche de la grille en bois directement sertie dans la roche. Elle fixait le vide devant elle comme si le poids de son regard suffirait à faire s’écrouler le versant opposé de la gorge au fond de laquelle elles se trouvaient. D’une voix calme et posée, la jeune femme demanda :

— Tu as vu ces marques sur le corps de ces femmes ? Et ces traces le long de leurs cuisses… ces fous nous réservent le même sort. Les roches de cet endroit suintent la crasse et le malheur.

Elle se tut un instant, puis se tourna vers sa compagne d’infortune. Sélène.

— Si jamais tu venais à sentir l’air s’alourdir, ou quelque signe annonciateur d’une tempête surnaturelle, cache-toi. Fuis si tu le peux et laisse-moi.

Car au fond de ses tripes, la boule de magie s’agitait déjà d’excitation. Voilà trop longtemps qu’elle dormait, elle savait qu’il était temps pour elle de réapparaître. Mais Anna gardait le contrôle. Les vannes du barrage demeurèrent closes. Pour l’instant...

Après un temps indéfinissable, les deux frères se présentèrent devant leur grille, un sourire répugnant barrant leur visage d’anges blonds. Ils firent glisser un bol taillé dans du bois dans leur cellule. Une pâte brunâtre remplissait le récipient et dégageait une odeur curieusement agréable.

Sélène ne résista pas et prit de vitesse le daim qui peinait à se mettre sur ses trois pattes. Elle goûta d’un doigt timide la substance suspecte.

— C’est de la purée de patates, déclara-t-elle sans émotion. J’en prends la moitié et je te donne le reste, d’accord ?

Mais Anna ne répondit pas. Contenir sa fureur, son désir de vengeance et sa soif de sang lui demandait une concentration de tous les instants. Elle savait déjà qu’elle libérerait les enfers sur les trois dégénérés, mais elle savait également que cela signifiait une journée immobilisée par l’utilisation de son pouvoir. Alors il ne fallait pas se manquer. Saisir l’opportunité parfaite et les foudroyer d’une mort sans compassion le plus rapidement possible.

Finalement, la nuit vint à tomber. L’Échosiane espérait presque voir leurs ravisseurs venir les chercher. Car l’occasion serait parfaite. Mais une autre grille s’ouvrit sur leur gauche, et une autre victime fut choisie. Dans l’obscurité totale qui régnait, le duo ne put qu’entendre le drame qui se jouait quelque part dans la gorge. Les cris féminins étouffés parvenaient jusqu’à leurs oreilles, déformés et amplifiés par les échos. De temps en temps, un rire enfantin venait rappeler l’âge précoce des frères psychopathes dont les rites continuèrent jusqu’à peu après minuit.

De tout son cœur, de toute son âme, Anna aurait voulu intervenir, stopper l’évident acte immonde perpétré à quelques dizaines de mètres devant elle, mais elle ne le pouvait pas. L’obscurité l’en empêchait : risquerait-elle de tuer l’innocente victime ? Bien que cette dernière suppliait que quelqu’un le fasse, l’Échosiane demeura immobile.

Après trois jours passés dans les geôles, où chaque soir se répétait le même drame, vint le moment où les chasseurs s’attribuaient leur prise. Près du feu, au centre de la ravine où le ruisseau formait un bassin à l’eau calme, les deux enfants encadraient leur grand-père.

— N’oubliez pas. Comme je vous ai appris. Vous devez trouver un caillou bien plat et le lancer de toutes vos forces à la surface. Celui qui fait le plus de ricochets choisit son lot en premier. La partie de jouera en deux manches. Messieurs ? À vous de jouer !

Le plus âgé des deux n’hésita pas un instant, se munit d’un galet bien rond et le projeta sans élan. Il rebondit sur l’eau une dizaine de fois avant de rejoindre le fond.

— Ha ! Dix ! À toi de battre ça !

— Bah ouais, regarde.

Le plus jeune s’élança à son tour, mais la pierrette ne fit pas plus de trois remous avant de sombrer.

— J’ai gagné ! À moi la fille aux cheveux argentés !

— Pas tout de suite.

Le vieillard retint le garnement par le col.

— J’ai dit deux essais. Retente ta chance, mon garçon.

Le cadet prit davantage son temps. Se plaça méticuleusement et ancra ses pieds bien à plat sur le rocher. Son aïeul vint se positionner derrière lui et corrigea sa position du bout d’un bâton taillé.

— Monte ton coude. Et regarde au loin. Ton caillou ira aussi loin que porte ton regard. Maintenant, vas-y.

Le jeune garçon obéit et détendit son bras comme un ressort. Un, deux, trois… treize fois, la pierre heurta la surface avant de percuter l’autre rive. L’aîné se mit à protester vigoureusement :

— C’est pas juste ! Tu l’as aidé et pas moi ! De toute façon ça a toujours été lui ton préféré !

— Ne dis pas de sottise et concentre-toi. Toi aussi tu as droit à ta seconde chance, mais…

Il pointa son doigt en l’air comme un avertissement et reprit :

— Peu importe celui d’entre vous qui l’emporte, je ne veux aucune moquerie et vous vous féliciterez. Parce que c’est ainsi que font les jeunes gens bien éduqués.

Bougon, le plus grand des deux frères s’exécuta. Les rebonds furent si rapprochés qu’il fut impossible de les compter. Mais une chose était certaine : il avait gagné. Il serra ses lèvres de toutes ses forces pour ne pas hurler sa joie à la face de son vis-à-vis, lequel croisa énergiquement ses bras sur son torse.

— Allez ! Félicitez-vous !

À contrecœur, ils s’enlacèrent. La scène aurait pu être tout à fait charmante, si la récompense du jeu ne se trouvait pas être une fille. Le grand-père posa une main affectueuse sur l’épaule du gagnant.

— Tu veux celle avec la marque bizarre autour de l’œil ? Tu l’auras ce soir.

Puis il porta son attention sur le vaincu.

— Toi tu pourras avoir l’autre. Elle n’est pas si mal ! Un peu plus grande, un peu plus costaude, mais elle a de jolies fesses non ? Tu verras que tu t’amuseras tout autant que ton frère.

— Peut-être, admit le plus petit. En plus l’autre elle est dégoûtante avec sa tache sur la figure. Mais papy et toi ? Tu ne t’amuseras toujours pas ce soir ?

— Oh tu sais mon garçon, à mon âge, on a moins besoin de jouer. Et vous voir profiter ainsi de la vie suffit à m’emplir de joie.

Tout heureux et fier de sa victoire, le champion se dirigea vers la cage des deux amies en chantonnant et en dansant sous le reflet argenté de la lune. Anna avait pris place tout au fond du gouffre, se privant au maximum de ses sens pour garder le contrôle. Sélène quant à elle continuait de nourrir un espoir vain de voir la liberté poindre sous quelque forme que ce fût. Même la charge d’un contingent de Templiers serait préférable au sort qui lui était réservé. Mais bien sûr, seul le bruit des pas cadencés au rythme d’une syncope accompagna l’arrivée du frère aîné. Il se pencha théâtralement en avant et contempla son lot. Sélène pouvait sentir la torche du jeune homme lui chauffer la peau.

Toute trace de peur s’était envolée du visage de la jeune fille. Ne restait plus que l’incompréhension et la colère. Mais en cet instant, c’est la colère qui prit le dessus.

De la main gauche, elle attrapa le jeune garçon au cou, de la droite elle se saisit de la torche. Sous la surprise, l’enfant lâcha prise et Sélène appuya le brandon contre la joue de son geôlier. Le feu crépita et embrasa les barreaux de la cellule. Ce même feu leur lécha bientôt les chairs, au bras et au visage. Une odeur nauséabonde vint accompagner les hurlements atroces de l’enfant.

Anna bondit sur ses pieds et se précipita vers sa comparse. Mais au lieu de l’extraire du brasier, elle l’enfonça, passant à travers la grille qui céda. Après une série de roulades, elles étaient dehors, sous l’œil ahuri du grand-père et de son autre petit-fils.

L’aîné ne bougeait plus, il se contentait de pleurer à chaudes larmes en se couvrant le visage des deux mains.

Anna se planta devant ses ravisseurs, à quelques mètres seulement. D’instinct, elle se mit à chanter. Un menuet dysharmonique empli de haine et de colère raisonna contre les parois de la gorge. Elle tendit ses deux bras devant elle.

Une gerbe de flammes aussi brève que destructrice en jaillit, traversant les deux ennemis comme s’ils n’existaient pas avant de s’étaler contre la pierre. Celle-ci se mit à fondre et tomber en magma lourd dans l’eau du ruisseau, soulevant des volutes de vapeur.

Des deux hommes qui se tenaient là, il ne restait plus rien que des cendres mêlées aux os les plus robustes. Le silence se fit. Prisonnières comme animaux ne surent comment réagir. L’assaut avait été bref, à peine le temps d’un battement de cœur. Toute la fureur et le ressentiment de l’Échosiane s’étaient manifestés dans son geste. Elle avait fait ce qu’elle pensait juste, et s’apprêtait maintenant à rejoindre les limbes sans regret.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0