IV - 2 [corrigé]

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L’Étranger saisit son paquetage et en tira une épée qu’il posa sur ses genoux, recouverte d’une étoffe. L’arme ne payait pas de mine, mais cela rassura un peu Anna qui espérait qu’il sache s’en servir.

Quelque part sur leur droite, un buisson frémit. Mais ce fut en face que la menace se dévoila.

Un homme patibulaire surgit depuis les ronces. Un autre leur bloqua la route derrière et enfin, le dernier sorti de la droite, manquant de trébucher. Si celui qui leur faisait directement front tenait une arbalète de facture douteuse, les deux autres étaient armés de gourdins, renforcés avec des clous à l’extrémité.

Il ne fallut pas longtemps à Anna pour les reconnaître. Vu les peaux non tannées qui recouvraient vaguement leur corps, ils venaient de Grid, le fameux bourg rival de Val de Seuil.

Le meneur prit la parole avec le ton le plus intimidant qu’il pouvait.

— Nous savons pourquoi vous êtes ici ! Filez-nous votre cargaison et repartez en un seul morceau. Ou résistez et nous nous servirons.

Il arbora un sourire disgracieux en ricanant, imité par ses comparses.

La scène paraissait si fausse qu’un enfant n’y aurait pas cru. Anna aurait voulu rire de bon cœur, mais l’arbalète pointée sur sa gorge l’en dissuada.

Elle posa sur son compagnon d’infortune un regard inquiet. Celui-ci lui répondit par un léger sourire, puis s’adressa à la mauvaise troupe :

— Messieurs. Vous n’êtes de toute évidence pas des bandits de grand chemin, ni même de véritables bandits tout court. Allons, ne jouez pas ce jeu et repartez d’où vous venez, s’il vous plaît.

Les brigands se regardèrent, incrédules. Ils n’avaient probablement pas parié sur une réaction de ce genre.

L’Étranger se leva alors dans un mouvement théâtral, envoyant l’étoffe qui recouvrait son glaive voler à l’arrière du char. Il brandit son arme devant lui, la pointe vers le chef. Ce dernier hésita un instant, puis appuya sur le levier de son arbalète en fermant les yeux. Le carreau fut propulsé sur moins de deux mètres avant de tomber mollement aux sabots des chevaux qui ne bronchèrent pas.

Portant son regard depuis le trait vers l’épée, l’homme blêmit.

Ça n’était définitivement pas ce qui était prévu. Mais l’homme reprit bien vite contenance et sorti une hache de bûcheron de sous ses peaux de cerfs répugnantes. Confiant, il avança vers les chevaux qui renâclèrent par principe.

Sans un bruit, l’Étranger sauta à terre du côté gauche du chariot, le seul qui ne présentait aucun ennemi immédiat.

— Allons mes amis, arrangeons-nous comme des gens civilisés, voulez-vous ?

— Il est trop tard pour ça, connard.

Séance tenante, le chef des brigands se rua sur le jeune homme, son arme brandie au-dessus de sa tête. Ce dernier para l’attaque qui lui fut portée sans aucune finesse d’un simple moulinet. Les deux combattants se faisaient maintenant face. Les deux autres sbires voulurent intervenir, mais ils oublièrent bien trop vite la présence d’Anna. D’un coup de pied savamment placé, elle désarma celui sur sa droite qui poussa une série de jurons. Il trébucha alors qu’il essayait de récupérer son arme et finit le nez dans les ronces. La jeune femme sauta du chariot et le gratifia d’un autre coup de guibolle porté directement dans les côtes, puis empoigna le gourdin. Figé par l’étonnement, le troisième gaillard hésita, mais le temps de son indécision fut suffisant pour que d’une botte experte, l’Étranger désarme son chef et pointe sa lame sous la gorge de ce dernier.

— Tu devrais dire à ton ami de lâcher son arme… menaça l’épéiste.

— Je... Gibbon ! Lâche ce bout de bois, tu vois bien que ce salopard va me tuer !

— Bien ! Maintenant nous allons pouvoir discuter.

Anna prit bien soin de lancer beaucoup plus loin dans la forêt les armes des corniauds. Quand elle revint auprès du convoi, le spectacle était irréel. Les trois bandits étaient assis sagement sur un tronc d’arbre vermoulu et écoutaient attentivement le vagabond qui avait rangé son arme. Elle sut tout de suite ce qui se tramait.

— Mais nous n’avions plus rien à chasser ! Les troupeaux ne suffisent pas à nourrir ni vêtir nos enfants se plaignait ledit Gibbon.

La jeune femme se rapprocha de son comparse et prit une moue de dégoût :

— Ces grognards ont passé les dix dernières années à chasser tout ce qui bouge pour se faire le plus d’argent possible. Il n’y a plus un gibier dans toute cette partie de la vallée. Maintenant ils s’en mordent les doigts et sont obligés de piller et voler pour subvenir à leurs besoins. Moi je dis qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent.

— Tu as raison Anna, mais ces bougres devraient pouvoir apprendre de leurs erreurs, et non se résigner à des actions aussi viles que le vol. Si l’Église le permettait, ils organiseraient des séjours de chasse dans l’Extérieur, prélevant seulement le nécessaire, en attendant que les populations animales réinvestissent ce territoire.

— Mais nous n’pouvions pas aller à l’Extérieur, m’sieur. On y mourrait d’un coup, c’est ce qu’il se dit.

L’Étranger arbora encore une fois son plus beau sourire et épousseta son veston.

— C’est là que tu te trompes, mon ami !

Et le discours reprit sous les yeux étincelants de son auditoire. Anna soupira avant de repartir s’asseoir au poste de cochère. La nuit était tombée, aussi alluma-t-elle deux lanternes qu’elle accrocha de chaque côté de la charrette. Le halo de lumière attira bien vite bon nombre d’insectes qui vinrent tourbillonner dans une valse chaotique.

Elle laissa vagabonder son esprit un instant, lui permettant de se remettre de la mésaventure qu’elle venait de vivre. À mesure que l’adrénaline descendait, elle se rendit compte de la chance qu’elle avait eue d’être accompagnée. Qui sait ce qui aurait pu arriver si elle avait été seule ? Ces lourdauds étaient des guignols, certes, mais à trois contre une...

Une fois apaisée, il lui revint en tête un petit endroit, un peu plus bas sur le chemin, où elle avait pour habitude de s’arrêter afin de s’abreuver, elle et les chevaux. Ils seraient certes un peu à l’étroit, mais ils n’auraient pas meilleure occasion de faire halte.

Anna reporta son attention sur son compagnon dont le laïus touchait à sa fin. À voir les trognes des trois abrutis, ils avaient instantanément adhéré aux idées du prosélyte. Il finit par prendre congé de son audience et vint enfin prendre place sur le banc du convoi. Ils regardèrent ensemble les hommes poursuivre le débat entre eux, tout en s’enfonçant dans la végétation obscure, ne prêtant plus aucune attention vers le duo. Ils en oublièrent même de récupérer leur arsenal.

La cochère haussa les épaules puis ordonna aux canassons de reprendre la route.

— J’ai trouvé où nous dormirons cette nuit, dit-elle. Nous aurons moins de place qu’à la clairière, mais ça n’est pas inconfortable pour autant. Il nous faudra faire un léger détour, quelques heures au maximum. Il y a plus loin une intersection. La voie de droite mène à Sigurd, mais nous prendrons à gauche. Je connais bien le coin, nous avons coutume de nous y arrêter afin d’y faire boire les chevaux.

— Parfait ! Je te fais confiance. Force est d’admettre que ces péripéties m’ont assommé et qu’une bonne nuit de sommeil me ferait le plus grand bien.

Il fallut encore une heure afin de rallier leur étape. Lorsqu’ils arrivèrent, la lune s’était déjà levée et perçait à travers les frondaisons. L’éclat que revêtit le lieu lorsqu’il se révéla à eux étonna même Anna.

Le chemin grimpait légèrement, et, au sommet d’une petite butte, s’élargissait sur le côté droit, laissant place à un parterre de gazon vert tendre. À l’extrémité de cet espace, de l’eau coulait paresseusement à travers une souche creuse et se déversait dans un bassin en pierre naturelle avant de disparaître dans la végétation. Au-dessus de celui-ci volaient quelques lucioles dans un ballet nuptial hypnotique. L’endroit était réellement féerique et le glouglou de l’eau accompagnait la scène avec justesse.

Anna jeta sur l’Étranger un regard pétillant. Ce dernier avait lui-même la bouche bée.

— Sans doute l’Extérieur est-il incroyable. Mais il y a des lieux en Karfeld qui ne t’ont pas encore révélé tous leurs mystères !

Elle mit rapidement pied à terre et après avoir vérifié l’absence de fourmilière inopinée, s’occupa à détacher les chevaux avant de les amener près de la source. Sans concertation, le jeune homme s’affaira à préparer le camp, ramassant ça et là des bûches et des brindilles en vue d’allumer un feu revigorant.

Il prit deux bâtons, plus grands, plus droits et moins secs que les autres sous le coude, et les ramena près du tas qu’il avait initié.

— Tu t’es bien défendue tout à l’heure face à ces gaillards. Sais-tu te servir d’une épée ?

Sans attendre de réponse, il lui lança l’un des bâtons et se mit en garde face à elle.

Décontenancée, elle imita sa posture, sans trop savoir quoi faire.

— Très bien, voyons voir d’où tu pars, Anna. Essaye de m’attaquer. Ne te retiens pas.

Et elle ne se retint pas. D’un geste vif, elle prit une impulsion et se jeta en avant, la pointe de son épée visant droit devant elle. Son adversaire esquiva sans mal l’estoc, mais fut surpris par le second mouvement de la jeune femme. Celle-ci s’était instinctivement repliée sur elle même puis détendue comme un ressort, effectuant une fente imprévisible et frappant de taille. L’Étranger parvint malgré tout à parer l’assaut et contre-attaqua. Il asséna une attaque sur le flanc droit d’Anna. Un geste simple, mais extrêmement précis et véloce. Encore une fois, les réflexes de celle-ci subjuguèrent le garçon. Elle fit un simple pas de côté, mais à une vitesse prodigieuse. Heureusement plus rapide, le combattant profita de son élan pour faire un tour sur lui-même et toucha sa vis-à-vis du bout de son arme improvisée.

Les deux bretteurs reculèrent, se faisant de nouveau face.

— Et bien quelle surprise, mon amie ! Pour une montagnarde tu as des réflexes surprenants. Presque irréels. À dire vrai, tu es même douée. Je sais qu’il est tard et que nous avons une longue journée demain, mais oserais-je te proposer d’essayer avec d’autres jouets ?

Il se dirigea vers la carriole et en sortit son épée, ainsi qu’une deuxième lame. Il lança cette dernière à Anna qui l’attrapa au vol. Le fourreau était richement décoré : des fils dorés parcouraient le cuir en des motifs abstraits. Ils reliaient entre elles des pierres qu’elle devinait précieuses et se terminaient en deux longs lacets tressés pendant depuis la garde. Elle tira la lame de son étui. Celle-ci n’avait rien de comparable avec l’épée du vagabond. La lame courbe brillait de reflets d’argent. Contrairement à sa jumelle, celle-ci ne possédait qu’un seul tranchant dont la base était dentelée sur une dizaine de centimètres.

— C’est un sabre d’Ain Salah. On y trouve là-bas parmi les meilleurs forgerons de Karfeld. C’est une arme équilibrée et redoutable que l’on m’a offerte il y a très longtemps. Mais je n’ose pas l’utiliser. Je n’ai jamais été formé au combat au sabre, uniquement aux duels à l’épée, disons, classique.

— Je n’oserais pas…

Sans finir sa phrase, elle rengaina le cimeterre. Après tout, elle était plus habituée aux arcs qu’aux épées. Et voir cette arme magnifique et ostentatoire lui fit comprendre qu’elle et lui ne venaient définitivement pas des mêmes horizons. Il lui parut alors clair qu’il avait déjà tué. Probablement pour se défendre, peu importe, car cette seule pensée lui glaça le sang.

Elle avait déjà eu affaire à la mort. Celle de ses parents. Mais la notion de meurtre n’existait pas dans sa communauté. Tous se battaient pour une même cause, tous les jours, laissant derrière eux leurs différends. De fait, être mise aussi brutalement en possession d’un objet dont la seule substance était d’amener la mort d’un autre être humain la révulsa. Elle déclina l’offre sans mot dire.

L’Étranger n’insista pas :

— Nous devrions manger puis nous coucher. Qui sait ce que la journée de demain nous réserve ?

Le reste de la soirée se passa silencieusement. Par des jeux de regards, la jeune femme lui fit comprendre qu’elle ne mettait personne en cause de son inconfort, qu’elle ne lui en voulait pas. Mais en cet instant, le penchant naturel des montagnards pour la solitude prit le dessus. Bientôt, ils furent tous deux dans leur couche et plongèrent dans un sommeil nécessaire, bercés par le bruit de l’eau et le chant des grillons. Au loin, on entendit le hurlement d’un loup.

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