XXXVII [corrigé]

10 minutes de lecture

Vêtue d’une tunique de cuir verte et blanche taillée sur mesure par les artisans du seigneur de la Perle du sud, Anna laissa derrière elle Ain Salah tandis que le soleil dardait à peine les dunes de ses pâles rayons.

Les adieux avec Sélène avaient été éprouvants. L’Échosiane avait pleuré. La jeune fille aux cheveux platine s’était avérée bien plus qu’une compagne de voyage. Son caractère insouciant et son langage enfantin lui manqueraient. Autant que son adresse à l’arbalète. D’ailleurs, elle lui avait proposé de la prendre avec elle, son arbalète. Mais Anna avait refusé l’offre. L’arme faisait partie du personnage, et elle n’avait aucune idée du fonctionnement de l’engin.

Elle avait dit adieu à Milton et aux autres enfants aussi. Ils ne comprenaient pas vraiment ce qu’il se passait, mais avaient placé toute leur confiance en Sélène et, dans une moindre mesure, Anna. Aussi avaient-ils accepté leur sort avec plus de courage que bien des héros.

Puis Anna et l’Étranger étaient partis sans se retourner, et ils contemplaient maintenant l’infinitude du désert. Un seul regret fit glisser une nouvelle larme sur la joue de l’Échosiane : elle n’avait pas eu l’occasion de dire adieu à Mawhiba.

Alors qu’ils descendaient l’incroyable dune qui dominait Ain Salah, des Derviches saluèrent leur passage en un ballet émouvant qui disparut avec la dernière brise matinale.

La première demi-journée s’écoula en silence. Le mur brun opaque qui s’étendait à l’ouest leur avait un instant fait craindre qu’ils devraient affronter une tempête de sable, mais finalement, celle-ci s’était éloignée. Un peu de providence pour débuter ce nouveau voyage, voilà qui ne faisait pas de mal.

Mais la chance leur sourit réellement peu après le repas : un convoi soulevant un nuage de poussière se dirigeait vers eux. D’abord méfiante, Anna reconnut bien vite les roulottes montées sur planches.

Anna ?

Malek siffla et dans une manœuvre quasi militaire, toute la caravane s’arrêta.

Le jeune homme, toujours aussi beau, sauta au bas de son poste de cocher. Il flatta les chameaux, se précipita près de la jeune femme et la prit chaleureusement dans ses bras.

Anna c’est bien toi ! Par les vents, quelle chance de se croiser encore en plein désert ! Mais… qu’est-ce que c’est que ça sur ton visage ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

Une longue histoire, répondit l’Échosiane avec un demi-sourire.

Ha ! Tu sais comme j’aime les histoires sadiqa ! Raconte-moi tout, je veux tout savoir depuis votre départ de l’oasis !

Ça aurait été avec grand plaisir, vraiment, mais nous sommes pressés, déclina Anna mal à l’aise.

Allons bon ! Quelle malédiction que celle de ne jamais avoir le temps ! Qu’est-ce qui peut être plus important que profiter d’une soirée autour du feu en chantant ? Hein ?

Anna resta silencieuse. Elle plongea ses yeux dans ceux de Malek et celui-ci eut un mouvement de recul.

Oh… fit le jeune homme, troublé. Le genre de chose qui ne me regarde pas.

Il posa ses yeux sur l’Étranger et reprit, essayant de retrouver un air jovial :

Pardon, je ne me suis même pas présenté, je suis Malek, chargé de mener la caravane d’Ayn Nadhhab. Et vous êtes ?

L’Étranger, répondit celui-ci sobrement.

Le nomade fit un signe de tête respectueux envers l’homme au pourpoint bleu, puis reporta toute son attention sur Anna.

Nous nous dirigeons vers Ain Salah pour aider à sa reconstruction. Nous avons entendu d’étranges rumeurs. Des histoires de magie comme on n’en aurait pas vu depuis des siècles. Enfin bref, vu d’où vous venez, j’imagine que ça n’est pas votre destination à vous.

Non en effet, nous retournons à Cyclone, confia Anna.

Ça fait une sacrée trotte d’ici, remarqua le nomade en se frottant le menton. Rien que pour sortir du désert il vous faudra plusieurs jours.

Derrière le jeune homme, l’Échosiane aperçut Hassan et Rahim la saluer d’amples gestes de la main, auquel elle répondit par un salut plus mesuré.

Mais nous pouvons peut-être vous aider, reprit Malek.

L’Étranger se gratta sa barbe naissante, intrigué :

Toute aide est la bienvenue, que proposez-vous ?

À Ain Salah, nous n’aurons pas besoin d’aller chasser. Si Rahim le veut, il pourra vous amener jusqu’aux portes du désert sur un chariot de chasse.

Il grimaça.

Ça ne sera pas des plus confortable, mais vous aurez les pieds hors du sable en un rien de temps.

Et ça me fera des vacances ! hurla Rahim depuis la roulotte derrière.

Malek, c’est très gentil, mais… commença Anna.

Ya pas de « mais » qui tienne, sadiqa.

Il s’adressa à son frère :

Rahim ! Ramène ta tronche et ton char ici. Et prends Razhal, c’est le plus véloce de nos chameaux.

Oui chef ! répondit l’intéressé.

L’Étranger et Anna échangèrent un regard, puis cette dernière rétorqua :

Tu nous aides plus que tu ne le crois. Merci, Malek.

À votre service, sadiqa.

Il effectua une révérence ridicule.

Quand tu auras fini ce que tu as à faire à la capitale, rends-moi donc visite, j’ai hâte d’entendre tes histoires.

Je ne peux pas te le promettre, mon ami, confessa la jeune femme. Mais j’essayerai. Merci encore.

Rahim ne tarda pas à ramener un char verni de rouge, monté sur quatre larges patins et attelé à un unique chameau plus grand et plus fort que ses congénères. Anna se demanda comment ils pouvaient tenir à trois dans la minuscule nasse en bois.

Il n’y a pas de place assise, fit le guerrier du désert en remarquant l’air intrigué de sa passagère. C’est fait pour aller vite et chasser les antilopes. Mais avant le crépuscule demain, vous serez aux portes du Sangaréen.

Il s’appuya contre le garde-corps du bige, visiblement très fier, puis il plissa un peu les yeux et demanda :

Et où est votre amie, Sélène ?

Vous la retrouverez à Ain Salah.

Anna offrit un clin d’œil appuyé au jeune homme qui perdit contenance un instant.

Bon, fit ce dernier, le plus tôt on partira…

... le plus tôt vous la retrouverez, termina l’Échosiane. En route.

Elle se tourna vers Malek et déposa un tendre baiser sur sa joue.

Merci. Merci beaucoup, mon ami.

Puis le trio prit place sur le plancher du char et sans plus d’adieux, Rahim claqua les rênes.

Plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, Anna vit disparaître derrière eux le convoi des six roulottes qui composaient la caravane d’Ayn Nadhhab, ainsi que la silhouette de Malek, le bras levé.


***


Rahim n’avait pas menti. À peine le soleil du lendemain caché, ils devinèrent devant eux la lisière clairsemée de la forêt d’acacias et de cactus qui marquait la fin du désert de sable.

Je ne pourrai pas aller plus loin, dit le jeune cocher en se mordant la lèvre inférieure. Le char est conçu pour le sable, si je m’aventure trop sur la terre, je risque de casser un patin.

Aucun souci, le rassura Anna. Tu nous as déjà fait gagner un temps précieux.

Très précieux, abonda l’Étranger. Et pour être franc, je ne sais pas si j’aurais pu encore tenir longtemps debout sur ce truc.

Anna partageait les douleurs de son compagnon. Ils avaient pour ainsi dire voyagé toute la journée et toute la nuit, puis une nouvelle journée sous un soleil de plomb. Ils n’avaient marqué qu’un arrêt de quelques heures sous la lune du désert, bien trop court pour un sommeil réparateur.

Bonne chance pour votre aventure. À tous les deux, déclara le nomade.

Merci, Rahim, répondit l’Échosiane alors qu’elle descendait du bige. Du fond du cœur.

Il y eut un petit flottement, puis le garçon du désert leur accorda un ultime sourire avant de repartir vers le sud.

Dès qu’il eut disparu de leur champ de vision, la jeune femme s’écroula sur le sol, exténuée. L’Étranger la rejoignit bientôt.

Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui, proposa-t-il en tirant la langue. Mon corps ne le permettrait pas.

Le mien non plus.

Ils n’allumèrent aucun feu. Meurtris par un jour et demi de ballottage debout, ils sombrèrent dans un sommeil nécessaire, seulement réchauffés par la proximité de leurs deux corps.

La journée suivante se passa dans un silence inconfortable. Anna s’était habituée aux bavardages de Sélène et le côté plus taciturne de l’Étranger contrastait fortement. Par ailleurs, quelque chose entre eux s’était brisé, elle le sentait.

L’Échosiane ne parvenait plus à trouver en lui un ami, un confident, comme il avait pu l’être jusqu’à Cyclone. Et cela lui pesait.

Elle apprécia sans le cacher le fait de retrouver une forêt dont elle reconnaissait les arbres et les oiseaux qui la peuplaient. Chênes, pins et érables côtoyaient mésanges, geais et bergeronnettes dans un ballet familier qui la fit sourire.

« Peut-être ne suis-je pas encore tout-à-fait étrangère à ce royaume, après tout... » se dit-elle. Puis l’image de Morald enfonçant sans regret un pieu dans l’orbite de cet enfant refit soudainement surface.

« … et c’est pour ça que je dois agir ».

Peu à peu, sa colère laissait place à une forme de détermination. Mais cette détermination se fissurait parfois, à la faveur d’un hululement d’une chouette ou d’un zéphyr lugubre.

Ai-je raison de faire ce que je fais ? demanda-t-elle au vagabond, penaude.

En doutes-tu ? répondit celui-ci, avançant en tête.

Tous les jours. Comment savoir si je suis dans le juste, et lui dans le faux ? Je veux dire… le Pape.

Parce que tu souhaites le libre arbitre. Tu veux exposer l’Église, comme le voulait Edmond de Célune. Mais c’est impossible tant qu’un être aussi puissant qu’un Échosiane est au pouvoir. Ta quête est celle que j’ai toujours voulu mener. Seulement, je ne savais pas quoi révéler.

Il s’arrêta sous un immense cèdre bleu et se tourna vers la jeune femme :

Je sais que je n’ai pas été exemplaire, loin s’en faut. Je m’excuse pour tout ce que j’ai pu te faire subir. Mais si aujourd’hui nous sommes ici tous les deux, c’est à cause — ou grâce — à mes erreurs. Ma présence à tes côtés est indéfectible, Anna, au moins jusqu’à ce que le Pape ait poussé son dernier soupir. Je suis la base de tout ceci, problème ou solution, même si je n’avais aucune idée de la proportion que pendraient mes actes à Val-de-Seuil.

» Je suis désolé pour Valian, Esther, Sebastian et tous les autres. Ce sont des héros, bien plus que moi. Mais cet ultime voyage donnera un sens à leur trépas. Je sais que tu en es consciente.

» Ta marche vers Cyclone est la chose la plus juste que tu pourras faire de toute ton existence. Pour Karfeld, pour Val-de-Seuil, pour Sigurd, pour Felerive, pour Ain Salah et tout le reste. Voilà ce que je pense.

Je prie pour que tu aies raison, conclut sobrement la jeune femme.

Leurs pas à travers la forêt de plus en plus dense rappelaient de mauvais souvenirs à Anna. Elle ignorait comment, mais savait qu’ils se trouvaient non loin de la fameuse ravine où Sélène et elle avaient été faites captives par le grand-père et ses dégénérés de petits-fils. Dans le bruissement des arbres, elle jurerait entendre les plaintes de ces femmes torturées et abusées, comme répétées par des échos malveillants. Un frisson parcourut son corps.

Derrière une butte le duo se retrouva face à un obstacle : devant eux, un canyon aux parois abruptes au fond duquel remuait un torrent en colère, leur barrait le chemin.

Impossible de traverser, observa l’Étranger. Nous allons devoir faire le tour. Vers l’est ou vers l’ouest ?

Vers l’est, fit une voix fluette derrière eux.

Ils se retournèrent dans une synchronie parfaite, et firent face à une jeune fille, pas plus âgée que Sélène, vêtue sobrement d’une robe blanche déchirée par endroits. Une cascade de cheveux bouclés couleur miel reposait sur des épaules dénudées. Elle tenait sous son coude un paquet de brindilles sèches.

Pardon, je ne souhaitais pas vous faire peur. Je suis, Myrtille.

Elle leur accorda un sourire enfantin, presque factice, dévoilant des dents blanches qui contrastaient avec le rose de ses pommettes. Anna essaya de se persuader de l’innocence de la jeune fille et répondit :

Enchantée Myrtille, je suis…

Je sais qui vous êtes, l’interrompit la frêle silhouette. Vous et votre amie nous avez sauvées, vous nous avez fait renaître.

Anna déglutit péniblement. Elle se souvenait de la sororité qu’avait créée une partie des victimes des trois fous. Ces survivantes avaient décidé de prendre possession de la ravine et faire leur possible pour faire oublier à ces lieux les horreurs qui s’y étaient déroulées. Mais la jeune femme y avait toujours trouvé un côté malsain qu’elle ne saurait définir.

Nous avons construit un pont un peu plus loin pour traverser, continua Myrtille. Si vous voulez, je vous y amène.

Avec plaisir, mademoiselle, s’empressa de répondre l’Étranger.

Ils ne marchèrent qu’une petite heure avant de découvrir un spectacle inattendu au beau milieu de la forêt.

En fait de pont, la sororité avait bâti toute une plate-forme à cheval sur les deux versants de la ravine. Sur cette plate-forme, se dressait une dizaine de maisonnettes individuelles, chacune d’un style unique, toutes construites en bois verni de mille couleurs. Une agitation curieuse accompagna leur arrivée : de toute évidence, ils bouleversaient les habitudes démiurges de ces femmes.

Menés par l’étrange Myrtille, ils traversèrent le pont de bois dans un silence religieux. Anna sentait peser sur elle les regards des nombreuses femmes — bien plus nombreuses qu’avant qu’elle ne quitte cet endroit — tant curieuses que reconnaissantes.

Arrivée de l’autre côté, la jeune fille se retourna et joignit ses mains, le visage toujours illuminé par un sourire aussi radieux que le soleil de cette fin d’après-midi.

Il y aura toujours une place pour vous au sein des Yeux Silencieux, annonça-t-elle d’une voix cristalline. Peu importe où vos pas vous mèneront, soyez bénie.

Puis sans laisser le temps à Anna d’ajouter quoi que ce soit, elle ramassa son fagot de brindilles et s’en fut vers ses sœurs sans se retourner. L’activité de la petite fourmilière reprit aussitôt, indifférente au duo qui observait la scène, incrédule..

L’Échosiane et son compagnon échangèrent un regard intrigué. L’atmosphère qui régnait ici était étrange, indescriptible, presque monastique. Ils haussèrent les épaules et se remirent en route, à la recherche d’un abri pour la nuit, puisque ni l’un ni l’autre ne souhaitait particulièrement profiter de l’hospitalité de la sororité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0