XVI [corrigé]

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Quel calme, quelle sérénité habitait ces lieux. Bien cachée dans la forêt rejointe depuis la berge, la troupe qu’Anna suivait depuis plusieurs heures maintenant attendait patiemment le signal de l’assaut. À travers les branches et les hautes herbes, elle pouvait apercevoir les lueurs de nombreux feux de camp qui ponctuaient les champs. Il devait y en avoir des centaines. Des échos de chants, de rires et de discussions animées parvenaient jusqu’à ses oreilles.

Les mages grâce auxquels le régiment avait traversé le lac Lilial au sec se reposaient à même le sol, ignorant l’inconfort des racines affleurantes. Canaliser autant de magie pendant aussi longtemps avait dû les épuiser.

Depuis à la lisière du bois, Anna contemplait l’arène en devenir, lorsqu’une douce brise vespérale fit tomber quelques mèches de cheveux devant ses yeux. La jeune femme mourrait d’envie de hurler aux rebelles de s’en aller, de fuir. Leur expliquer qu’ils n’avaient pas la moindre chance face à l’armée qui s’avançait dans la nuit.

Mais d’une part, il était bien trop tard pour cela, d’autre part qui l’écouterait ? Toutes les bannières qui flottaient au vent étaient réunies dans ces champs dans un but commun, une alliance contre un même ennemi et l’on pouvait sentir d’ici une fraternité insondable. Non, personne ne la croirait.

Au loin, des ordres se firent entendre. Des ordres qui ressemblaient davantage à des cris de panique. Les cloches de la ville tintèrent à nouveau. L’assaut débutait, mais qui attaquait qui ?

Au même instant, sans un mot, les colosses en armure dorée se mirent en branle, avançant d’un pas lent, mais cadencé vers les feux, tels des golems terrifiants.

Sans trop savoir pourquoi ni ce qu’elle en ferait, la jeune femme tira son sabre au clair. La lame brilla fugacement sous un reflet sélénite. Dans chacun de ses organes, Anna sentait le pouvoir affluer, ou bien était-ce l’adrénaline ? Quoiqu’il en fût, elle devait garder le contrôle, ne pas céder à la panique.

Profitant du réveil absurde des magiciens de l’Église et de l’obnubilation des Templiers pour leurs ordres, elle parvint à s’éloigner quelque peu, quittant en toute discrétion la forêt au profit des berges du lac dont la surface semblait s’embraser sous le lever du soleil qui pointait à l’horizon.

« Comment diantre retrouver l’Étranger ou ceux de mon village dans tout cela ? Comment les protéger ? Que puis-je faire pour arrêter cette folie ? »

Elle commença à longer les rives du lac au pas de course, avec pour objectif de rentrer au milieu des rangs des rebelles. Une fois sur place, elle aviserait. Peut-être miserait-elle sur le chant et son pouvoir de création pour ériger un mur autour des révoltés le temps de les raisonner ? Ou bien le feu pour repousser le gros des forces de l’Église ? Elle se sentait capable de tout.

À quelques centaines de mètres tout au plus, les premiers cris perçaient dans l’aurore. Le bruit du métal qui s’entrechoque assaillit progressivement les oreilles de l’Échosiane, jusqu’à ce qu’elle n’entende plus que ça. Autour d’elle, des pantins à forme humaine, le regard vitreux se dirigeaient vers les clameurs. Aucun n’était un guerrier, et probablement qu’aucun n’avait eu à ôter la vie d’un autre homme. Mais pour une raison terrible, se jeter dans la fureur du combat restait leur dernier atout, leur seule alternative. Quelle folie avait pu les amener là ? Quels mots avaient empoisonné leur bon sens ?

Armés de piques, de fourches ou de marteaux, ils allaient au-devant d’une mort certaine, la rage au cœur, les larmes aux yeux.

Il fut bientôt compliqué d’avancer tant la foule se densifiait. Des femmes et des hommes qui attendaient leur tour pour le massacre. Sur sa droite, d’autres hurlements vinrent se superposer à la cacophonie martiale du front principal. La troupe qu’elle avait suivie venait donc d’entrer en action, les rebelles étaient encerclés, perdus. Un vent de panique palpable souleva le cœur des insoumis, certains se mirent même à vomir.

Soudain un rai de lumière bleue illumina les visages terrifiés. Suivi d’un autre, accompagné d’un son électrique déchirant l’air. Là, juste devant elle, se tenait Estelle. Impassible, concentrée, glorieuse, elle brandissait ses mains devant elle, incantant sans voix ses maléfices. Un nouvel éclat azuré surgit de ses doigts, frappant un groupe de Templiers à quelques dizaines de mètres. Ils s’écroulèrent sans un soupir, morts.

— Ma dame, ma dame ! On a besoin de vous au nord ! Nous avons été contournés par un régiment de Templiers et de mages. Ils nous prennent à revers !

Estelle ne discuta pas et n’eut pas même l’air étonnée de l’information amenée par une estafette montée sur un cheval blanc. Sans perdre un instant, elle fit volte-face et se perdit dans la cohue désorganisée. Anna voulut l’appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Peut-être pour le meilleur.

Le front se rapprochait dangereusement d’elle. Elle n’avait désormais plus aucune difficulté à distinguer les soldats de l’Église. Ceux-ci faisaient tournoyer leurs masses, fauchant des rebelles à peine armés. De temps en temps, l’un d’eux parvenait à porter un coup par l’allonge d’une pique, mais le bois se fracassait alors sur l’imposante cuirasse sans même en rayer le vernis. Le malheureux n’avait généralement pas le temps de fuir, et la mort, par la main d’un Templier, venait le réclamer sans délai.

Cependant, un groupe de guerriers parvenait à ralentir l’avancée implacable de l’Église. Ceux-là étaient armés d’épées, de haches et même de boucliers. Ils voletaient et sautaient par-dessus les assauts lourds et lents de leurs adversaires. Leurs lames maculées d’un sang aussi foncé qu’épais venaient se planter dans les interstices vulnérables des hauberts ou sous les heaumes, laissant derrière eux un sillage de cadavres mordorés. Au milieu, Anna reconnut un pourpoint bleu, parfaitement inadapté dans un tel contexte. L’homme brandissait une épée auréolée de flammes ardentes et hurlait des ordres et des encouragements relayés par des généraux improvisés. Les troupes alentour redoublaient alors de rage et se lançaient de plus belle dans la bataille, oubliant leur frère déjà tombé ou la peur qui puait au fond de leurs braies.

Un autre combattant attira son attention aux côtés de l’Étranger. Malgré toute la rage et la haine qui déformait ses traits, Anna le reconnut sans difficulté.

— Valian ! Valian, est-ce bien toi ? Valian !

Mais le regard qui la transperça alors ne lui appartenait pas. Ce regard, il était empli de haine et de désespoir, d’incompréhension et de rancune. Sortant des rangs de sa troupe d’élite, il se précipita sur la jeune femme, épée brandie et bouclier levé. Anna ne comprenait pas. Allait-il vraiment l’attaquer ? Elle, sa propre sœur ? Mais pourquoi ?

Pour toute réponse, le jeune homme abattit sa lame avec violence. Ce geste ne nourrissait qu’un seul but et le doute disparu de l’esprit d’Anna.

Par réflexe, elle dévia la trajectoire du glaive d’une habile parade. Emporté par son élan, l’homme la dépassa avant d’effectuer un demi-tour adroit. Il raffermit sa prise sur la poignée de son arme et repassa à l’assaut. Plus lent, plus mesuré, il tenta une fente, essayant de toucher d’estoc sa sœur qui esquiva d’un bond en arrière.

— Valian, arrête ! Je ne veux pas me battre, pas contre toi !

Son frère grogna de son assaut manqué. Il bavait. Cette bave gouttait et maculait son armure déjà salie par le sang et la poussière.

Il fit un pas.

Le cuir de la garde de son épée grinça sous sa poigne.

Un second pas.

Son bouclier rond branlant sous les secousses de son avancée implacable

Un troisième pas.

Sa lame trancha l’air dans un sifflement meurtrier.

Mais le mouvement était lent, prévisible, et Anna put parer sans difficulté le coup. Elle ne vit cependant pas le bouclier qui la heurta de plein fouet dans les côtes. Elle cracha une gerbe de sang sous la puissance de l’impact. Le choc l’envoya au sol, sur le dos. Sa vision devint floue et les bruits qui enserraient son crâne se firent distants.

— Valian, je t’en supplie, non…

— … Esther ! Vous avez tué Esther ! Vous avez tué Esther !

Il répétait les mêmes mots comme un forcené. Ses yeux mauvais luisaient d’une fureur inhumaine, incontrôlée.

Dans sa chute, Anna avait laissé échapper son sabre, mais en cet instant cela lui importait peu. Car un poids incommensurable venait de s’abattre sur ses épaules. Derrière son nombril, ça bougeait, ça s’agitait, ça se déchaînait.

Elle revit cette image. Le visage de sa meilleure amie, posé contre le bois, les yeux clos et les traits en paix. Esther semblait dormir paisiblement, si ce n’était son teint diaphane et les premières flammes qui lui léchaient le cou. Plus de doute, plus de crainte, seulement la vérité crue et sans filtre. Esther était morte ce jour-là, quand Estelle avait disparu sous les décombres d’un quartier entier de Cyclone.

Mais ce qui se jouait dans son ventre dépassait tout ce qu’elle avait vécu. Tristesse, douleur, incompréhension, rage, impuissance. La sphère s’en nourrissait comme un glouton avide et l’Échosiane sentait les barrières se rompre les unes après les autres. Elle ne voulait pas lutter. Elle ne le voulait plus. Tant et si bien qu’elle ne sentit même pas l’épée de son frère s’enfoncer dans ses chairs.

Elle ferma les yeux, et hurla. L’air autour d’elle crépita.

Le sang de Valian et celui de milliers d’hommes, de femmes et de Templiers se mit à bouillir. Anna pouvait le sentir, se délecter de la douleur de chacun d’eux. Elle perçut la détresse d’Hector et son fils Svenn, l’horreur de Sebastian et Cassandre, mais aussi de Gibon du village Grid ; l’agonie d’Akhim. La lumière naissante du jour fut accueillie par le hurlement atroce des victimes. Leur vie s’en allait, ne laissant sur place qu’une légion de cadavres gisant dans leur propre sang, béni ou hérétique.

Elle-même reposait là, sur le sol imbibé de sève vermeille. Le sien, qui s’écoulait de son ventre, mais surtout celui des autres, ceux qu’elle venait de tuer. Celui de son propre frère.

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