IV - 1 [corrigé]

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Le transit de la charrette représentait un rituel nécessaire à la vie de Val-de-Seuil. Les peaux et fourrures en surplus étaient vendues à Hector, un tanneur de la ville de Sigurd tandis que les herbes et pierres aux propriétés diverses trouvaient preneuse en la personne d’Agathe l’apothicaire. La monnaie ainsi récupérée servait à acheter du fer et autres métaux auprès des mineurs du village de Felerive, lesquels étaient ensuite transformés en outils par le forgeron de Val-de-Seuil.

La plupart du temps, Valian et Esther se portaient volontaires pour conduire le chariot, mais il arrivait qu’Anna prenne la place de son frère lors des périodes de chasses et de pêches.

Aussi, alors que le soleil gardait encore timidement ses rayons pour lui, Anna apprêtait déjà les deux juments de trait en vue du départ prochain. Il lui fallait trouver un binôme pour faire la route, car les gredins de Grid profitaient occasionnellement de ce périple pour faire main basse sur la cargaison. Par ailleurs, la chaîne extérieure restait une région sauvage et de fait, assez hostile, loups, lynx et parfois ours n’hésitaient pas à s’attaquer aux voyageurs isolés et imprudents.

Elle avait placé ses espoirs dans le fils du forgeron, un certain Ahkim, un gaillard solide bien que taciturne, hélas, il s’avéra que son père l’employait déjà pour réparer la grande forge avant l’arrivée des lingots.

Alors qu’elle allait chercher un autre candidat, Valian vint la trouver, flanqué de l’étranger et son air jovial.

— Anna ! Je parlais avec notre ami de l’importance du transit, et il s’est proposé pour t’accompagner.

Elle toisa les deux hommes. On pouvait lire sur son visage que cette perspective ne l’enchantait guère. Après tout, cela ne faisait qu’une journée qu’ils connaissaient ce personnage et la première opinion de la jeune femme à son égard ne brillait pas par son enthousiasme. Comment était-il parvenu à se faire si bien voir de tous les habitants, et en particulier de son frère ?

— Je ne sais pas Valian...

Elle se tourna vers l’étranger.

— Rien de personnel, mais c’est un trajet assez long, je ne sais pas si nous serons capables de nous supporter mutuellement plusieurs jours côte à côte. Aucune offense, cependant nous ne nous connaissons pas…

Le jeune homme au pourpoint bleu se fendit d’un rire retenu :

— Ne t’inquiète pas, mon amie, je sais aussi me faire discret, et par pitié, tutoyons-nous. De plus, c’est ma direction : je me rends à Felerive. N’ayant plus besoin de ma charrette, je me proposais de vous la laisser, en dédommagement de l’accueil, et de profiter de ce voyage en ta compagnie. Le léger détour me va également, j’ai affaire à Sigurd. Quant au duo que nous formerons, je suis certain que nous trouverons là l’occasion de faire plus ample connaissance.

Si l’idée ne lui plaisait pas davantage, Anna parvint à se persuader qu’il valait encore mieux qu’il déblatère son monologue sur l’Église à elle plutôt qu’à quelqu’un d’influençable.

— Très bien, céda-t-elle. Quand serais-tu prêt à partir ?

— Dès qu’il le faudra. Je voyage léger, mes affaires sont chez le forgeron.

— Alors, va donc les chercher. J’embarque les dernières cargaisons avec Valian et nous partons.

— Comme il te siéra !

Il exagéra une petite courbette, sourit à Anna et prit congé. Celle-ci appuya son regard sur Valian alors qu’il plaçait sur le chariot un ballot de fourrure supplémentaire.

— Je n’aime ni le fait de voyager avec lui ni me le faire imposer, mon frère.

— Écoute Anna, je sais que tu ne le portes pas dans ton cœur, mais j’ai dans l’idée que tu pourras apprendre de lui. C’est quelqu’un d’intelligent, d’instruit et il connaît bien la région. J’ai un bon pressentiment. Fais-moi confiance.

— Difficile de faire marche arrière maintenant. Embrasse Esther pour moi, nous nous reverrons vite.

Elle posa un baiser sur le front de son gigantesque frère et s’installa au poste de cochère. Anna connaissait bien les deux canassons qui leur serviraient de traits. Endurants, et hardis, ils les mèneraient à bon port sans sourciller.

L’homme sans nom revint rapidement, toujours habillé du même veston azur, un modeste baluchon d’où dépassait la garde de deux épées pour tout bagage. Il échangea quelques mots avec Valian qu’Anna ne put entendre et s’installa à côté d’elle. La jeune femme lui accorda un léger signe de tête et fit claquer les rênes. Le chariot se mit en branle dans un bruit de craquement de bois et de métal. À la sortie de Val de Seuil, la montagnarde se retourna pour voir Valian sur le pas de leur porte lui adresser un dernier geste de la main.

Le début du trajet se fit dans le silence, ce qui ne déplaisait nullement au duo. Chacun se laissait aller à sa rêverie, au gré du chant de la mésange, du moineau et du verdier. Ils purent même apercevoir un blaireau qui détala sur le chemin, dérangé par ces pèlerins occasionnels.

Anna portait une tunique vert foncé (dont les manches longues étaient renforcées de cuir pour le tir à l’arc) qui la couvrait jusqu’à mi-cuisse, ceinte à la taille et sous la poitrine par une corde lacée sur le ventre. Un pantalon de cuir très proche du corps et d’une couleur similaire recouvrait ses longues jambes lesquelles se terminaient par des bottes montantes. Enfin, une lourde cape olive fermée au niveau du cou par une broche ouvragée recouvrait ses épaules, la capuche rabattue.

Une tenue idéale pour un voyage.

La piste, si elle était bien dessinée, restait majoritairement envahie par une végétation timide. Elle serpentait en pente douce au milieu des mûres et des berbéris arrosés par un soleil radieux. Au bout d’une petite heure, le chemin se mit à descendre de manière plus franche, et la flore devint progressivement plus luxuriante, témoignant de la baisse d’altitude. Les arbustes laissaient place à des épineux hauts de plusieurs mètres qui faisaient pleuvoir sur le sol une couche épaisse d’aiguilles. Anna appréciait particulièrement cette partie du trajet, car le tapis ainsi formé adoucissait les cahots du sentier et étouffait le bruit des roues. Un silence nouveau, plus quiet s’installa.

Lequel fut brisé par Anna.

— Au fait, tu me tutoies, m’interpelles par mon prénom… Je n’ai aucun problème avec ça, mais je ne connais pas le tien, de prénom. Comment dois-je t’appeler ?

— Tu peux continuer à m’appeler l’Étranger, répondit celui-ci en esquissant un sourire. Peu connaissent mon prénom et je tiens à ce qu’il en reste ainsi.

— Curieux... pourquoi un prénom serait-il un secret ? Par peur d’être reconnu ?

— C’est à peu près ça. J’ai fait mes classes à l’université de Cyclone. Or le discours que je tiens en ce moment est, tu t’en doutes, répréhensible, si on venait à me reconnaître. Je préfère donc l’anonymat.

Anna laissa planer un nouveau blanc, entrecoupé de claquement des rênes de temps à autre. Mais finalement la curiosité la gagna :

— D’ailleurs ce discours… cette haine de l’Église que tu instilles partout où tu vas. Quel en est le but ? Nous avons déjà eu des prédicateurs et autres prosélytes pour des sujets divers et variés, y compris un charlatan qui voulait nous refourguer un soi-disant philtre d’amour… Mais il faut admettre que tu es plutôt unique en ton genre.

— Tout d’abord je n’essaye pas de distiller la haine de l’Église dans un simple but de rancœur. Je cherche plutôt à ce que des personnes non moins méritantes que d’autres aient la possibilité de vivre une vie meilleure, plus simple. Si tu préfères, je cherche la bienveillance pour un plus grand nombre, qui s’avère passer par l’éventuelle brutalité d’une infime minorité.

— Tu confirmes donc à demi-mots mon interrogation d’hier. Tu montes réellement une révolution. Une révolte des petites gens contre les puissants.

— Tu serais surprise de la quantité de citoyens puissants, comme tu dis, qui partagent mes opinions. Et qui œuvrent même en ce sens. J’ai peut être pu laisser transparaître qu’il s’agissait des faibles de la bordure contre les forts de la capitale, mais nombreux sont les scientifiques, aventuriers, explorateurs, et même certains missionnaires, que l’Église a trahis. Elle est obnubilée par quelque chose, outre la prise de pouvoir, j’ignore précisément quoi, cependant je ne tarderai pas à le découvrir. Ce faisant, elle abandonne toutes les tâches qu’elle est censée accomplir pour le bien commun. Et l’État disparu, il ne reste plus personne pour faire face. Il ne s’agit donc pas d’une révolte des faibles contre les forts, mais simplement de rétablir un équilibre dans le jeu des pouvoirs.

» Je me sers de ce que j’ai pu trouver à l’Extérieur pour appuyer mes propos, car la promesse de richesses attise aisément les rancœurs. Et ces richesses ne sont pas des mensonges. Je sais que tu ne me crois pas, or je pense que bien des réponses se cachent là-bas.

Anna hésita un instant. L’homme au pourpoint bleu le remarqua.

— Oh… fit-il sur le ton de la révélation. Tu ne remets pas mes paroles en question. Tu as simplement peur des conséquences.

— Mes parents m’ont conté nombre d’histoires et de légendes quant à l’Extérieur. Il y était question de plaine aux reflets mauves et de vent qui portait des odeurs d’épices et de soufre. Ainsi que d’un peuple oublié, les Agides.

Elle se frotta machinalement l’arrière du crâne et reprit :

— L’Église les vénère, j’ignore pourquoi… Sans les aduler, cette race antique me fascine. J’adore les mystères et j’aimerais tant un jour fouler les terres au-delà de la chaîne extérieure...

— Hé bien moi, j’ai pu parcourir ces plaines, toucher et voir de près ce dont regorge cet endroit. Il y a des choses difficiles à croire. Tu sais cette corne que je vous ai montrée ? Je l’ai prise sur le squelette d’un cheval étrange dont j’ai ensuite pu observer des spécimens vivants. Cette corne leur pousse au milieu du front, et la couleur si singulière qui s’y reflète, toute leur robe scintille de la même façon. Et je ne sais pas si je l’ai rêvé, mais j’aurais juré les entendre parler un dialecte indéchiffrable. Et cette pierre noire…

il fouilla un instant son paquetage et sortit l’étrange joyau brut :

— Ce n’est pas vraiment une pierre, cela ressemble davantage à du verre, mais opaque et noire comme la suie.

La jeune femme nota qu’à mesure qu’il parlait, sa main se portait instinctivement sur la gauche de son torse, comme pour vérifier si quelque chose était bien à sa place.

— Et comment as-tu pu survivre aux maux qui rongent ce lieu ? Tu as toi-même avoué que ça n’était pas chimérique et que les dangers y sont milliers.

— Et c’est vrai, avoua le jeune homme.

Son regard passa tour à tour de ses pieds au chemin qui glissait sous eux, puis il sourit comme il le faisait tout le temps avant de répondre :

— En vérité, nous ne sommes pas tous égaux face à ces maux. Il semblerait que, pour une raison que j’ignore, je sois immunisé contre les maladies qui y rôdent. Cependant, j’ai failli y perdre la vie plusieurs fois, car personne n’est insensible aux crocs, aux dards et aux griffes qui guettent leur proie. Mais la bonne fortune m’a toujours souri et un chemin s’est toujours ouvert pour me permettre de m’échapper.

— Tu parlais de richesses, de ressources. Qu’as-tu vu exactement ?

— Je vais te le dire, Anna, cependant je pense que tu ne me croiras pas. J’ai marché plusieurs jours dans les plaines du nord. J’ai pu fouler des espaces gigantesques rayés par des cours d’eau limpides et bordés de montagnes basses. Il y fait froid, j’ai d’ailleurs vu des névés immaculés ponctuant l’herbe mauve ou coiffant les collines. La végétation y est assez timide, la monotonie de ces alpages est seulement rompue par des bosquets d’arbres aux feuilles pourpres. Des tapis de blé sauvage ponctuant ça et là l’étendue violacée me font penser que la terre y est particulièrement fertile. Mais ça n’est pas encore le clou du spectacle. Ces rivières qui coulent sur ces terres… elles charrient des joyaux et de l’or pur. Leur scintillement est visible depuis les berges, à travers les quenouilles, comme les étoiles à travers la fine brume.

Le regard de l’Étranger se planta dans celui d’Anna. Il brillait. Non pas d’avarice ou d’envie, mais de la lueur de la vérité et de l’espoir. La jeune femme dont les doigts s’étaient resserrés sur les rênes sans même s’en rendre compte, se surprit à le croire d’instinct. Impossible de dire si c’était les détails du récit ou l’émotion qu’y mettait le vagabond, mais le temps d’un instant, elle était avec lui au milieu de ces étendues herbeuses, à contempler l’immensité.

Elle cligna plusieurs fois des paupières afin de reprendre pied dans le monde réel. Les odeurs de sapins s’amenuisaient à mesure que les feuillus se faisaient plus nombreux. La végétation s’épaissit, mais la voie restait bien dessinée grâce aux nombreuses générations qui avaient déjà arpenté ce chemin.

— Et quel but nourris-tu exactement ? Si je suis persuadée que l’être humain est majoritairement foncièrement bon, j’ai peine à croire que tu te donnes tant de mal par pure empathie de ton prochain. Qu’en tireras-tu, lorsque tu auras renversé le Pape ?

— Disons que la portée de mon ambition est plus lointaine que les seuls villages de Karfeld. Je suis davantage versé dans la politique, et il m’est insupportable de voir ainsi l’Église créer de toute pièce une tyrannie aux dépens de l’État et du peuple.

— Que crains-tu tant qu’elle fasse ?

— Elle dirige déjà l’éducation, la médecine, les sciences, la magie... Je refuse qu’elle prive tout le royaume de son libre arbitre. Si tu décides de suivre les préceptes de l’Église, ça doit être un choix. J’ai peur, Anna. Peur qu’elle soumette la population. Contrairement à toi, je ne pense pas que l’être humain soit bon. Il y a une chose qui la défigure et l’entraîne dans les abîmes du mal.

— Quelle est cette chose ?

— Le pouvoir.

Ils continuèrent de discuter, au point qu’elle en oublia de fermer la carapace de principes qu’elle lui opposait jusqu’alors.

Le reste de la journée passa comme il le devait, interrompu par quelques animaux sauvages dont ils croisèrent la route. Ils ne prirent pas même le temps de chasser, car les provisions qu’ils avaient emmenées devaient largement suffire. Aussi le repas de la mi-journée fut-il relativement copieux. L’Étranger tendit à Anna la pipe de valériane qu’il allumait de temps à autre, mais cette dernière toussa à s’en décrocher les poumons et se jura de ne plus jamais tenter l’expérience. Le tout sous le regard amusé du curieux aventurier.

Peu à peu, les ombres des arbres s’étiraient et la jeune femme le remarqua.

— Il va être temps d’installer le camp, je crois. Nous avons pour habitude de passer la nuit dans une petite clairière un peu plus loin. Il y a peu de pierres et ma foi, le couchage n’y est pas si désagréable. Pour peu que tu n’aies pas les attentes d’un roi !

L’Étranger rit plus que ne le méritait la plaisanterie de la jeune femme et acquiesça, sans perdre son sourire caractéristique.

Mais alors qu’ils approchèrent de ladite clairière, pas plus grande que la placette de Val de Seuil, celle-ci présentait en son centre un talus qui n’existait pas avant. Ils arrêtèrent la carriole sur le chemin, et avant que l’Étranger ne pût dire un mot, Anna avait déjà mis un pied à terre et se dirigeait vers l’étrange cône.

Plus elle approchait, plus elle entendait un bruit, comme les craquements répétés d’une multitude de petits pieds sur des feuilles mortes. C’était d’ailleurs précisément le cas puisqu’en fait de tertre, il s’agissait d’une gigantesque fourmilière. Haute de près de deux mètres, ses millions de minuscules habitantes s’affairaient en ignorant parfaitement la drôle de créature bipède qui se tenait à quelques pas. Fabriquée de brindilles et d’aiguille de sapins, chacun des pas de ces formidables créatures se faisait échos, résultant un bruit perceptible de là où Anna se tenait.

Alors qu’elle se laissait aller à la contemplation hypnotique du ballet des insectes, une main la tira de sa rêverie et vers l’arrière.

— Tu ne devrais pas rester immobile.

Il pointa ses pieds du menton, et elle constata que ses chausses étaient presque recouvertes de fourmis. Par réflexe, elle sautilla en agitant ses jambes afin de s’en débarrasser. Pour la deuxième fois, l’Étranger se mit à rire, accompagné cette fois par la jeune femme. Le ridicule de cette danse incongrue contrastait avec la chaleur du tableau que dessinait la lumière rasante de la fin de journée sur ce cadre sauvage.

Une fois la gigue terminée, ils se retrouvèrent à nouveau sur la charrette, mais sans endroit où dormir. Car les roncières sur les abords du chemin n’invitaient pas au bivouac, et l’immense fourmilière les empêchait de profiter de la belle clairière.

— Il n’y a pas le choix, il va falloir continuer la route un peu plus longtemps pour trouver où se reposer, se lamenta la jeune femme.

— Et la nuit va tomber. Dans ces bois, j’imagine que nous ne pourrons que trop peu compter sur l’éclat de la lune pour nous éclairer.

Anna ne répondit pas. Elle s’était figée. Quelque chose n’allait pas, elle pouvait le sentir. Le vent était soudainement tombé, les oiseaux s’étaient tus, les chevaux avaient leurs oreilles dressées.

— Il y a un problème.

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