XIII - 2 [corrigé]

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L’Échosiane fut laissée libre de déambuler au gré des allées du couvent plusieurs jours durant. Temps qu’elle mit à profit pour lire le plus possible entre les murs de la bibliothèque. Si ça n’était toujours pas l’immense recueil d’ouvrages qui dormait dans la grande librairie de l’académie, celle-ci restait bien plus fournie que les quelques étagères d’Estelle.

Elle lut tout ce qu’elle put trouver au sujet des Échosianes, hélas, sans en apprendre beaucoup plus. Sur ce point, l’Étranger n’avait pas menti : les cas recensés dans la littérature s’avéraient rares et bien souvent tournés sous forme de fables. Elle chercha aussi à en apprendre davantage sur les différents rois et dynasties de Karfeld, en particulier le règne de Edmond III et, pourquoi pas, le fameux manifeste qui avait poussé son compagnon de naguère à monter une révolution. Mais bien évidemment, sans succès.

Un matin qu’Anna prenait son petit-déjeuner seule dans l’immense réfectoire pourtant animé, Sélène vint la trouver, une prune à la main.

— Hé Noiraude ! Le prélat veut te voir. Faut que tu montes dans son bureau. Viens, je t’accompagne.

— Tout de suite ?

— Bah oui. Crois-moi, il vaut mieux ne pas trop faire attendre le père Morald.

Déçue de laisser derrière elle son lait et ses biscuits, Anna emboîta le pas de la fille sur laquelle dardaient tous les regards de la pièce.

Elles grimpèrent les trois étages du vaste édifice aux murs blancs jusqu’à se retrouver devant la porte ouverte du cabinet du prélat. Malgré les deux fenêtres, ouvertes elles aussi, il régnait dans la pièce une odeur âcre et vinaigrée dont Anna attribua l’origine aux nombreux pots remplis d’un liquide verdâtre. Ces pots contenaient des choses anatomiques indistinctes dont l’Échosiane préférait ignorer la nature.

— Vous vouliez me voir ? osa Anna à la silhouette penchée sur une quantité folle de parchemins.

Le prélat se redressa et répondit de sa voix si particulière :

— Anna. Merci d’être venue. Sélène, oust.

— Oui m’sieur ! fit la concernée.

— Bien. Tu es ici depuis quelques jours maintenant. Tu as pu prendre quelques repères ?

— Oui, répondit Anna. Sélène m’y a beaucoup aidée.

— Je n’en doute pas. Et c’est tant mieux. Oui. Tant mieux.

Il enroula un parchemin qu’il entassa au milieu des autres, et reprit en joignant ses mains.

— Nous allons bientôt commencer tes entraînements. Demain, pour tout dire. Comme prévu, je m’en occuperai personnellement. Ta nature d’Échosiane est certes miraculeuse, mais pour le moment, le Pape préférerait que cela reste… discret. Beaucoup de légendes gravitent autour des Échosianes et il te serait plus néfaste qu’autre chose que tu deviennes une célébrité. Gardons ça pour nous. Compris ?

— Oui monsieur.

— Appelle-moi Morald.

Il se recula au fond de sa chaise.

— Demain nous commencerons non seulement tes classes de magie, mais tu devras aussi participer aux activités usuelles du couvent. Je t’ai affectée aux copistes. Comme Sélène. Vu le temps que tu as passé à la bibliothèque, je gage que tu sais écrire.

— En effet.

Anna ignorait quoi penser de ce flot d’informations. Devait-elle redouter les premiers entraînements avec Morald, ou être impatiente ?

— Très bien, conclut-il en soupirant. Tous les matins, tu te rendras donc à la chapelle au lever du soleil. Après la prière, la mère supérieure vous conduira toutes au scriptorium. Tu y travailleras jusqu’au déjeuner. Après manger, tu me rejoindras ici, devant mon bureau. Si tout est clair pour toi, tu peux disposer, Anna.

— Bien. Merci, Morald.

Il ne répondit pas. La jeune femme se dirigea vers la porte tandis que l’homme retournait à la contemplation de ses parchemins.

De retour dans l’enceinte verdoyante de son cloître, elle vit Sélène, perchée sur une branche de l’arbre central.

— Il ne t’a pas mangée ? lança cette dernière en arrachant un fruit de l’arbre. T’en veux ? C’est des prunes, elles sont bien mûres.

— Non je…

Mais Anna n’eut pas le temps de répondre qu’un fruit traversa le ciel. Elle l’attrapa d’une main et haussa les épaules avant de croquer dedans.

— Mh, délicieuse en effet, constata-t-elle.

La jeune fille descendit de son perchoir par une adroite pirouette dont elle s’autofélicita par un applaudissement satisfait. D’un pas quasi félin, elle se rapprocha de sa comparse, un sourire taquin sur les lèvres.

— Alors comme ça la Noiraude est une Échosiane !

Anna ouvrit grand ses yeux. Pour un secret, c’était une très mauvaise chose que Sélène soit au courant.

— Mais comment…

— Si Morald avait vraiment voulu garder ça pour lui, il aurait fermé sa porte. Il sait parfaitement que je ne peux pas m’empêcher d’écouter tout ce qui traîne à portée d’oreille. Donc c’est d’sa faute.

Elle haussa les épaules.

Effectivement. Anna connaissait la fille aux cheveux platine depuis quelques jours seulement, pourtant elle aurait pu parier sur sa curiosité mal placée.

— Surtout, n’en parle à personne. Je t’en conjure.

— Boarf, t’inquiète pas. Même si je venais à le hurler haut et fort personne ne me croirait. Déjà que personne ne sait ce qu’est une Échosiane…

— Peu importe. Je compte sur ta discrétion.

— Oui Noiraude ! cria-t-elle au garde-à-vous.

— Merci.

Inquiète, le cœur serré, la jeune femme prit la direction de sa cellule. Elle y passa le reste de la journée allongée sur sa paillasse. Elle se remémora Val-de-Seuil, Valian, Esther. Elle sourit. Puis elle revit le bûcher. Elle pleura.

***

La prière s’avéra être une corvée plutôt supportable. Quelques cantiques adressés aux Anges, au Pape, un couplet sur l’enfance, un autre sur le sacrifice et la mère supérieure accompagna le groupe de quinze femmes jusqu’au scriptorium.

La pièce était immense, juste au-dessus de la bibliothèque et parfaitement éclairée grâce à la verrière démesurée qui ornait le plafond. Des tables alignées garnies d’ouvrages en piteux état meublaient l’espace.

Sans un mot, la marâtre attribua une place à chaque élève copiste, lequel se mettait instantanément au travail.

Anna se prit à apprécier la rigueur de l’exercice. Elle ne pensait à rien, se concentrait uniquement sur cette tâche répétitive. Elle y trouvait une forme d’apaisement, de soulagement. Ce fut après quelques heures qu’elle s’aperçut de l’absence de son amie.

Sélène qui avait pourtant assisté à la prière s’était volatilisée.

Lorsque toutes les cloches de la ville se mirent à tinter à l’unisson, la marâtre, d’un geste solennel, mit fin à la session. Dans un silence religieux, toutes se levèrent et quittèrent la pièce pour gagner le réfectoire. Ou Sélène dévorait déjà son assiette.

Anna sourit et s’en alla la rejoindre.

— Par quelle ruse as-tu réussi à t’éclipser ? demanda-t-elle, curieuse.

— Il suffit de se cacher derrière les bancs de la chapelle. Quelqu’un a dit quelque chose ?

— Pas que je sache.

— Tant mieux. M’enfin au pire, je ne risque pas grand-chose. Que vont-ils me faire ? M’enfermer ?

La jeune fille se saisit d’un pois qu’elle lança en l’air. Elle tenta de le réceptionner avec sa bouche, mais échoua. Anna se prit à rire.

— Tu es une personne bien étrange, Sélène, laissa-t-elle échapper.

— Merci !

— Je… de rien.

Anna se gratta le menton, puis piquée de curiosité, finit par demander :

— Pourquoi es-tu ici ? Enfin, ne le prends pas mal, mais tu n’as pas le profil type d’une bonne sœur.

— Je ne me vexerai pas. Ne pas leur ressembler est davantage un compliment… Pour te répondre, je suis une réfugiée. Tu vois ce truc sur ma tronche ? C’est rien que des tâches qui sont apparues sur mon corps quand j’étais gamine. Personne ne sait d’où ça vient, mais c’est là. Ça ne gratte pas, ça n’est pas de la crasse et c’est pas contagieux. Ça ne sert vraiment à rien. Sauf à faire peur aux gens.

» Au début ma famille, une troupe de cirque, n’en a pas vraiment tenu compte. Mais plus je grandissais, plus la M’ma lorgnait sur moi comme un renard sur un poulet. Parce que les taches étaient de plus en plus visibles… visibles depuis les gradins.

Elle gigota un peu sur sa chaise, mal à l’aise. Mais elle reprit malgré tout :

— Un matin ils m’ont attrapée, ils m’ont ligotée et m’ont foutue une muselière avec une boule dans la bouche pour que je ne puisse rien faire d’autre que grogner. Quatorze ans que je vivais parmi eux. Quatorze ans que je côtoyais ces personnes tous les jours. Je partageais leurs repas, leurs jeux. J’en ai même dépucelé plusieurs, bordel. Mais eux ils m’ont exposée comme une abomination pour faire peur aux gosses. Ils m’ont foutue en cage. Parce que j’avais des tâches sur la gueule.

» Alors à la première occasion je me suis tirée. J’ai rejoint Cyclone où j’ai vécu un peu comme je pouvais, jusqu’à rencontrer Morald. Il m’a fait entrer ici en échange de quoi il pourrait m’examiner. Moi je ne voulais pas passer l’hiver dehors alors j’ai dit oui. Bilan il m’a lorgnée dessus une paire de fois puis plus rien. « Ya rien qu’on puisse faire », m’a-t-il dit. Bordel, je le savais déjà moi qu’il n’y avait rien à faire. Enfin bref, en attendant, j’ai de la bouffe, un toit et j’ai appris à lire et écrire… si seulement je ne me faisais pas autant braire.

— Je… je suis désolée.

— Ne le sois pas. T’as déjà entendu l’histoire du prêtre, de l’enfant et de la chèvre ?

Le reste du repas se déroula dans une ambiance légère que Sélène agrémenta de plusieurs blagues au goût douteux.

Anna était émerveillée par ce petit brin de fille. Elle était passée par des épreuves terribles, mais elle se retrouvait là, à rire, chanter et défier la mère supérieure sans penser ni à hier, ni à demain.

Alors que l’Échosiane ne pouvait s’empêcher d’appréhender l’après-midi à venir...

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