XXXIV - 2 [corrigé]

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Plusieurs heures passèrent avant qu’un horizon azuré ne s’ouvre devant elles, une fois la lisière de la jungle atteinte. Progressivement, la mousse qui tapissait le sol avait laissé place à une terre de plus en plus meuble, jusqu’à marcher dans un sable fin, encombré de débris végétaux.

D’abord il y eut ce bruit, cet incessant va-et-vient. Il avait accroché leurs oreilles avant toute chose. Une respiration sereine, bien qu’irrégulière.

Ensuite ce fut l’odeur. Une odeur discrète, iodée, que les deux femmes ne reconnaissaient pas. Par certains aspects, on retrouvait des fragrances du marché au poisson de Cyclone, mais il y avait tellement plus, ici…

Enfin elles le virent. Cet immense lac d’un bleu profond, que des vagues animaient en dansant à sa surface.

Des bourrasques d’un vent jusque là inexistant faisaient voler le jupon d’Anna tandis que celle-ci se perdait dans la contemplation infinie de cette nouvelle découverte.

Ça pour un lac… s’émerveilla Sélène.

Cette dernière, ragaillardie par la profusion d’eau qui s’étendait à ses pieds se rua sur la berge ensablée. Elle sortit une de ses outres de son paquetage et l’emplit d’un geste souple alors qu’une vague noyait ses pieds jusqu’aux chevilles.

Elle n’est même pas froide ! On pourrait s’y baigner ! exulta-t-elle en portant la gourde à ses lèvres.

Mais elle en recracha le contenu aussitôt. Une grimace de dégoût se grava sur son visage.

Pouah ! Elle est dégueulasse cette flotte ! Impossible de boire ça, c’est encore plus mauvais que la bouffe du couvent.

À regret, elle vida l’intégralité du contenant à ses pieds. Anna s’approcha de la jeune fille et s’accroupit. Les vagues humectèrent son jupon, mais elle ne s’en soucia pas. Elle recueillit le précieux liquide au creux de ses mains et en but une rasade.

Puis imita sa comparse en tirant la langue.

C’est salé, remarqua-t-elle. Terriblement salé.

Le duo regagna le sec de la plage et s’assit dans le sable un moment sans rien dire, le regard perdu vers l’horizon.

Finalement, d’une voix timide, Sélène brisa le silence relatif :

Nous n’allons vraiment pas parler des petites pierres qui sont apparues sur ta peau ? Ni du fait que la malédiction puissante d’un roi Agide et Échosiane par-dessus le marché, ne me fasse ni chaud ni froid ? Nous allons aussi ignorer le fait que si nous ne trouvons pas d’eau d’ici demain soir notre expédition dans l’Extérieur aura été aussi brève que ridicule ?

Je ne sais pas quoi te dire, mon amie, répliqua Anna. Ces cristaux sont apparus, je n’y peux rien, mais depuis, la source de mes pouvoirs me paraît plus naturelle. Zeäl-maïem avait raison. Ma place est ici. Sa malédiction m’a révélée telle que je suis réellement. J’ai l’impression d’être en maîtrise.

Sur ces mots, elle fit naître une flammèche dans la paume de sa main. Puis la flammèche se fit courant d’air qu’elle fit courir autour d’elle et dans les cheveux de sa comparse avant de se transformer en une pierre ronde et grise qui s’échoua dans le sable fin.

Quant au fait que cette malédiction ne t’affecte pas, reprit-elle, je ne sais pas non plus. Son sortilège est vieux, peut-être est-il moins puissant aujourd’hui qu’avant ? Où alors possèdes-tu toi aussi une part de sang Tän-agyd qui t’immunise ? Après tout, l’Étranger disait y être insensible également…

Et pour la flotte ?

Pour remplir un lac de cette taille, il faut des fleuves, des rivières, des torrents. Nous allons le longer et nous trouverons bien une eau vive buvable. Sinon…

Sinon on crèvera la gueule ouverte, tiens, la coupa la jeune fille. Et il faudrait aussi trouver de la bouffe.

De la bouffe, oui, répéta Anna. Mais pour le moment reposons-nous un instant. Je ne saurais dire pourquoi, mais cet endroit m’apaise. Par son vent, ses odeurs, sa musique…

Moi aussi, admit la jeune fille en bâillant. Moi aussi.

Bercées par le bruit des vagues et caressées par leurs embruns, les deux femmes s’endormirent sur l’épaule l’une de l’autre.

Anna émergea la première. Il faisait encore jour. Elle soupira, puis entreprit de réveiller son amie dont le ronflement peinait à couvrir la chanson des rouleaux qui s’échouaient sur la plage à quelques dizaines de mètres.

Elle se redressa sur ses deux jambes avec difficulté, laissant Sélène seule avec la sortie de ses songes.

Bon sang... je ne me suis pas sentie sombrer. Je suis désolée, Noiraude.

Ne t’en fais pas, répondit l’intéressée, je me suis endormie aussi. Viens, nous avons trop traîné. Profitons des dernières lueurs du jour pour avancer un peu. Par où devrions-nous…

Au nord, la coupa Sélène.

L’Échosiane dévisagea son amie, surprise et amusée.

Pardon, fit la jeune fille en se frottant les yeux. C’est juste qu’il fait tellement chaud ici, j’espère qu’en prenant la direction du nord, on parvienne un jour à trouver des températures qui ne me fassent pas suer sous les seins.

C’est un argument comme un autre. Direction le nord donc.

Puis elle entama la marche d’un pas rapide, savourant la sensation de ses pieds nus qui s’enfonçaient dans le sable doux.

Après moins d’une heure, la chance leur sourit : elles tombèrent nez à nez avec un petit ruisseau qui creusait sa course au milieu de la plage en des lacets paresseux. Méfiante, Sélène goûta l’eau, et la trouva salée. Moins, cependant que ce qu’elle avait bu à même le grand lac.

Remontons-le, proposa Anna. On y trouvera probablement de l’eau douce en amont.

La jeune fille acquiesça et prit les devants. Par deux fois, elle manqua de se prendre les pieds dans des racines affleurantes, tant elle était hypnotisée par le fond clair du ru qu’elles longeaient. À plusieurs reprises, ce dernier s’élargissait pour former de petits étangs où elles dérangèrent une faune atypique : un étrange animal à six pattes, couvert d’une fourrure grise s’enfuit en couinant, rependant derrière lui un nuage pestilentiel.

Les moufettes de Väl-rina sont encore pires que les nôtres ! s’indigna Anna. Mais au moins nous savons qu’il y a du gibier dans ces forêts. Trouvons un endroit propice pour monter un camp, et je construirai des pièges.

Anna…

J’ai cru voir une petite falaise un peu plus au nord, nous serons en partie à l’abri du vent, je pense que…

ANNA !

Soudain, la jeune fille se jeta sur son amie, la renversant sur le sol moussu. Elles roulèrent ensemble un instant avant de se relever. Anna fusilla sa compagne de voyage du regard :

Mais qu’est-ce qu’il te prend ?

J’ai vu un truc, Noiraude. Un truc que j’avais pas envie de voir.

Hé bien ? Explique-toi ! s’impatienta l’Échosiane.

Là bas, sur le tronc couché de travers, il y avait une créature bipède, faite de brindilles. Elle… elle m’a vue et a disparu subitement.

Anna épousseta sa gracieuse robe et jeta un coup d’œil aux alentours. En temps normal, elle aurait attribué cette vision à la déshydratation, mais au beau milieu de cette jungle inconnue, tout était possible.

Seulement elle ne voyait rien. Rien d’autre que des troncs blancs sans écorce et des fougères aussi roses qu’une aube d’hiver. Rien d’autre que le visage terrifié de son amie. Elle nota que la tâche liée à son vitiligo semblait s’être étendue ; elle gagnait maintenant les abords de son nez pointu, noyant un peu plus le bleu pâle de ses iris dans un étang de blancheur.

Bois un coup, proposa-t-elle. Nous sommes assez loin du grand lac, maintenant. Ne t’en fais pas : je veille.

Sélène s’exécuta. Elle tremblait de tout son corps.

Anna continuait de scruter les alentours. Plus elle faisait appel à ses sens, plus un sentiment suspect s’emparait d’elle. Une susurration subtile, mais certaine. Quelque chose clochait. Elle sortit son sabre sans un bruit, comme un serpent se glisserait hors de son ressui.

Puis elle la vit : une créature comme l’avait décrite Sélène. Elle rôdait à la périphérie de son champ de vision, mais Anna la détailla sans mal. Haute de près de deux mètres, elle se tenait sur deux longues jambes aussi fines que des branches de rosier. Son corps n’était d’ailleurs guère plus épais. Seule sa tête ovale et large détonnait, à la manière d’un épouvantail grossier. Mais ce qui manqua de lui soulever le cœur, ce fut ses yeux. Ils n’étaient logés dans aucune cavité oculaire : ils pendaient au bout de leur nerf optique, chacun animé de manière indépendante, rappelant des algues battues par le courant.

La créature se déplaçait latéralement dans un silence parfait. Ses membres supérieurs, terminés par trois griffes de taille démesurée claquèrent, signal d’un assaut imminent.

Le monstre se jeta soudain en avant, ciblant sans nul doute une Sélène encore occupée à boire. Dans un réflexe félin, Anna fit un moulinet avec son arme et la bête s’écroula dans un linceul de feuilles mortes.

La jeune fille sursauta et tomba la tête la première dans le ruisseau :

Bordel, mais qu’est-ce que…

Puis elle cria en apercevant la créature étendue au sol, face contre terre.

C’est bon, mon amie, c’est fini, la rassura Anna. Elle est morte.

L’Échosiane rangea son arme dans son fourreau sans même prendre la peine de nettoyer la lame : ça n’était pas nécessaire.

Sélène, assise dans le ruisseau, ne quittait pas des yeux la monstruosité. Puis Anna la vit froncer les sourcils avant de demander :

Anna. Comment est morte cette bestiole ?

Je l’ai tuée. Avec mon sabre.

Tu l’aurais tranchée en deux, vu l’épaississeur du machin.

Si tu sais déjà, comment. Pourquoi me poses-tu la question ?

Tu es devenue comme ce prêtre dont nous avons lu le journal, pas vrai ? Tu es capable de voir le lien de vie ? C’est comme ça que tu l’as tuée...

Oui, répondit sobrement Anna. Maintenant sort de cette rivière que je puisse boire à mon tour.

Elle tendit sa main vers Sélène, mais cette dernière eut un mouvement de recul instinctif.

Je me souviens de Namir, souffla la jeune fille avec une voix tremblante. Je me souviens de ce que ce moine lui a fait. Je… tu me fais peur, Anna.

Je comprends.

L’Échosiane s’assied au bord de l’eau, plongeant ses pieds nus dans l’eau fraîche du ruisselet.

Mais tu n’as rien à craindre, tu le sais. Nous sommes amies.

C’est pas la question. J’ai toujours su que tu avais un pouvoir de vie ou de mort sur moi. Ou sur n’importe qui, pour ce que ça change. Je t’ai vu tuer des milliers de personnes en une fraction de seconde, je t’ai vu détruire un barrage en chantant. Mais cette fois… je ne sais pas. Tu as juste à bouger le poignet pour m’anéantir. Une pulsion, un geste maladroit… ma vie ne tient littéralement qu’à un fil lorsque je suis près de toi.

Ce pouvoir je m’en sers pour te protéger. Pas pour te nuire. Je ne te ferais jamais de mal.

Tu n’en sais rien, Anna. Tu voulais partir seule, sans moi. Souviens-toi ce que tu as dit à Estelle. Tu as peur de faire à nouveau du mal à ceux que tu aimes…

C’est différent maintenant. Regarde-moi. En Kär-feld, je suis esclave, faible, malade. Ici, à Väl-rina, je suis une reine, presque une déesse ! Je ne connais pas encore l’étendue de mes pouvoirs, et je ne sais même pas s’ils ont une limite. Mais ici je me contrôle, car je suis réellement celle que je devais être. Celle que je dois être.

Sélène se releva fébrilement, sans quitter le milieu du ruisseau. Ses yeux transpiraient la terreur. Bien plus que lorsqu’elle avait aperçu le monstre qui gisait sans vie non loin.

Je… je ne sais pas, hésita-t-elle.

Si tel est ton souhait, je te raccompagnerai jusqu’à Mär-völ. Tu pourras rentrer, retrouver l’étranger. Mais je t’en supplie, n’aie pas peur de moi.

Je crois… je crois que j’ai besoin d’y réfléchir. C’est juste… tout est si différent. J’ai l’impression que le danger rôde partout, mais tu as toujours été là pour m’épauler. Seulement maintenant, je crains que cet endroit n’ait fait de toi le plus grand des dangers.

Elle marqua une pause et soupira en se rapprochant prudemment du bord.

Mais pour le moment, continuons. Il nous faut trouver de la nourriture et un endroit pour monter un camp. Tu disais avoir vu quelque chose ?

Oui… répondit simplement Anna.

Elle but l’eau du ruisseau à son tour et remplit ses outres. Elle tenta plusieurs fois d’attraper l’attention de Sélène, mais cette dernière fuyait son regard.

Par curiosité, elle leva les yeux au ciel, se demandant si elle y verrait son propre fil de vie briller sous la lumière rasante de cette fin d’après-midi. Mais elle ne vit rien. Rien d’autre qu’un ciel bleu parsemé de nuages menaçants, et un rapace aux deux paires d’ailes qui tournait en rond à la recherche d’une proie.

Sans rien dire, elle prit la direction du nord, vers la petite falaise qu’elle avait aperçue plus tôt, suivie à bonne distance par sa comparse dont la main ne quittait pas la crosse de son arbalète.

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