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Une nouvelle aube se leva sur Felerive. Une inéluctable aube grise, terne et sans chaleur, qui se moquait bien du cours des choses.

Anna avait offert sa charrette à Cassandre. En échange, le village les avait équipés en filets, selles, et étriers. La montagnarde chevauchait une gracieuse jument à la robe bai. Ses oreilles toujours pointées vers l’avant lui conféraient un air joueur, presque taquin.

À l’inverse, la monture de l’Étranger était un immense hongre relativement inexpressif, mais robuste comme il le fallait.

Dès qu’ils laissèrent Felerive derrière eux, Anna ne tint plus :

— Bon, ici nous sommes seuls. Et pour un bon moment puisqu’il nous faut joindre la capitale. J’aimerais que tu m’expliques. Que tu m’expliques tout.

— J’y comptais bien, mon amie. Par où commencer ? Te rappelles-tu lorsque tu m’as demandé si j’avais une quelconque affinité avec la magie ? Au delà du côté étrange de cette question, celle-ci a confirmé quelques doutes que je nourrissais te concernant. Si je suis effectivement incapable de la modeler ou de l’invoquer, j’arrive souvent à la percevoir. C’est pour cela que je peux t’affirmer que les créatures que nous avons affrontées — et que tu as vaincues — étaient de nature magique.

» J’avais cru percevoir quelque chose d’étrange en toi, je ne savais pas mettre le doigt dessus. Comme un pressentiment. Et lorsque tu m’as posé cette question, j’ai compris. Tu possèdes une affinité particulière avec l’ésotérisme. Mais j’ignorais encore à quel point.

Il marqua une pause, dévisageant la jeune femme sans pudeur, puis reprit :

— Tu n’es pas simple magicienne, Anna. Je crois que tu es une Échosiane. Contrairement aux mages qui utilisent des forces invisibles qui circulent autour de nous, toi tu arrives à créer de la magie pure.

— Comment ça ?

La jeune fille buvait les paroles du rôdeur sans en perdre une goutte.

— Prenons l’exemple de l’eau. Dans son état le plus basique, elle forme des lacs, des rivières, des flaques. Avec le temps et la chaleur, nous savons désormais qu’elle se transforme en minuscules gouttes qui s’envolent et créent les nuages. Lorsque ces gouttelettes deviennent trop lourdes, elles retombent au sol, il pleut. Mais cette eau ne vient pas de nulle part. Elle était déjà là à la base ; elle s’est simplement transformée. La magie c’est un peu pareil. Lorsqu’un sorcier la matérialise, il transforme celle qui est autour de lui et la modèle selon son souhait.

» Toi en revanche, tu es une anomalie. Tu es capable de créer ce qui n’existe pas, en plus d’utiliser l’existant.

— Je suis une anomalie… répéta-t-elle, songeuse. Combien y a-t-il d’Échosianes en Karfeld ?

— Une seule pour autant que je sache. Toi. C’est un phénomène extrêmement rare seulement décrit dans quelques livres. Mais même si je suis pratiquement sûr de mon diagnostic, je ne puis en être absolument certain. C’est pourquoi nous devons aller à Cyclone. Il y a là-bas un réseau clandestin qui forme des magiciens sans l’aval de l’Église. Et c’est leur professeure que nous allons quérir. Elle s’appelle Estelle, c’est une amie fiable.

— Mais pourquoi moi ? Comment ai-je attrapé ça ?

L’Étranger se fendit d’un rire qu’il se força à calmer bien vite devant l’air déconfit de sa partenaire.

— Non, non, ça n’est pas une maladie Anna. Tu ne l’as pas attrapée et, pour autant que j’en sache, ça ne peut pas se guérir. Quant à ta première question, pourquoi toi, personne ne le saura jamais, je le crains. Le phénomène est relativement peu documenté. Je sais seulement que tous les Échosianes ayant foulé le sol de Karfeld n’ont pas eu des destins incroyables comme dans les contes. J’ai souvenir avoir lu l’histoire d’un forgeron qui se servait de son pouvoir simplement pour faire rougir le fer avant de le battre. Mais perdant le contrôle, il fit fondre la moindre pièce de métal des trois villages à la ronde sans s’en apercevoir, causant des incendies et tuant plusieurs personnes. Un autre au dessein moins… trivial voulut prendre le pouvoir en rasant Cyclone dans une vague de sang...

— ... mais un autre mage, Ulmë, s’opposa, transformant le sang en jade, tuant l’apostat au passage, compléta Anna.

— Un duel d’Échosianes, tout à fait.

— J’ai déjà lu cette histoire sans mention de ce terme…

— Et as-tu souvent lu des histoires de magiciens noblions faisant apparaître des vagues de sang de trente mètres de nulle part et d’autres capables de changer le sang en jade ? La magie est pratique, mais elle ne fait pas de miracle. Ou de châtiment. Pour réaliser une œuvre pareille, il aurait fallu deux cents adeptes. Au moins. D’ailleurs, peut-être qu’en te rendant au pied du phénomène tu t’en rendras compte.

— Que veux-tu dire ? Au pied de la vague ?

— Exactement. C’est sur notre route, pas de détour à faire, peu de temps à perdre.

Le voyage se passait sans encombre. Anna eut un peu de temps, seule sur son cheval, pour relier les points. La force incommensurable en elle semblait apaisée et ne se manifesta pas une seule fois. Ils consacraient leurs soirées à la pratique de l’escrime, à laquelle Anna finit par prendre goût. Il s’agissait de l’un des rares moments où elle parvenait à ne plus penser à son pouvoir, à son village, à Esther, Valian, Cassandre, Sebastian… ou Irène, Anton et Guiz.

Respectant l’adage, les deux cavaliers sillonnaient la campagne au petit trot afin de ménager leur monture. Ils empruntaient des pistes qui contournaient les collines les plus abruptes, longeant les ruisseaux qui creusaient leur voie dans la terre meuble depuis des millénaires. Au crépuscule du deuxième jour, ils aperçurent sur leur gauche, le clocher de Sigurd qui dépassait légèrement au-dessus d’un tertre verdoyant. Ils purent même en entendre les cloches tinter gaiement pour célébrer un mariage. En tout cas c’est ce qu’imagina la jeune femme.

Depuis Felerive l’Étranger avait estimé à sept jours la durée de leur périple vers Cyclone. Passés les deux premiers, jusqu’à ce que Sigurd disparaisse de leur horizon, le paysage se fit monotone. Les prairies sauvages se succédaient aux champs dorés. Quelques villages ponctuaient parfois le sommet d’une colline dont les contreforts s’accompagnaient de bocages vivaces. Ils traversèrent des forêts, dormirent sous la berceuse d’un ruisseau...

Finalement, au beau milieu de l’après-midi du cinquième jour, Anna distingua au loin comme un relief étrange, artificiel. Au sourire de son compagnon, elle pensa deviner de quoi il s’agissait. Et plus ils approchaient, plus ses soupçons se confirmaient. Quand il ne fut plus possible de douter, ils arrêtèrent leurs chevaux, les laissant paître joyeusement l’herbe jeune.

La vague d’Ulmë. Une immense vague verte translucide aux reflets d’or. Elle se dressait là, au milieu d’une combe nue à l’herbe rase, sans aucun signe annonciateur. Une houle furieusement dirigée vers le sud, vers Cyclone.

Elle était plus haute que la tour de Felerive, et plus large que l’Église de Sigurd. Nul doute que si le tsunami avait atteint sa cible, il ne resterait plus grand-chose de la capitale. Des gardes armés de hallebardes patrouillaient autour de la singularité, empêchant quiconque d’altérer le précieux minéral qui la composait.

Sur la crête blanchâtre, Anna croyait voir des formes figées dans le temps. Des visages tordus par la colère ou la peur, des bustes sans têtes et des bras qui tendaient leurs poings furieux vers les cieux.

L’Étranger surprit son regard curieux et expliqua d’un air professoral :

— L’Échosiane anonyme à l’origine de cette vague y avait insufflé toute sa haine et son désespoir. C’est ce qui explique les formes semi-abstraites que tu crois deviner. L’on raconte que le pouvoir magique l’avait rendu fou. Une sombre histoire de cœur concernant la reine de ces âges lointains aurait nourri ses sombres ambitions.

— Et ici, face à cette... chose, ressens-tu la magie qui imprègne les lieux ? Je sens jusqu’à ma peau qui me démange et un tourbillon dans les tripes.

— Oui, malgré les siècles, la quantité de magie accumulée ici reste palpable. Beaucoup de phénomènes étranges ont lieu dans les alentours. Certains paysans voisins racontent avoir vu des dragons, attirés par les arcanes.

— Les dragons existent ? hoqueta Anna.

— Ils ont existé oui. Avant que l’Église ne les extermine, comme toutes les créatures magiques de Karfeld. J’aurais tant aimé en voir de mes yeux. Mais passons, viens, je veux te montrer quelque chose.

Il prit Anna par la main et l’amena vers le milieu de la vague, là où elle atteignait son point culminant. À son sommet, un buste d’homme dépassait des flots fossilisés. Les yeux rivés devant lui, les bras levés, la bouche grande ouverte à jamais figée dans un râle infini.

— Son nom a été perdu, oublié par les écrits, dit l’Étranger. Seul reste son acte. Et le nom du héros qui empêcha la catastrophe.

— Ulmë.

— Lui-même. Et n’oublie pas que cette vague était faite de sang. Aucun magicien de nos jours ne saurait invoquer seul une vague d’eau de cette taille. Voici le pouvoir d’un Échosiane lorsqu’il n’apprend pas à le maîtriser ou qu’il laisse parler ses émotions brutes.

— Et Ulmë, il était un Échosiane, lui aussi... que lui est-il arrivé ?

— Nul ne le sait réellement. La légende raconte qu’en changeant le sang en jade il se serait lui-même condamné et que son corps cristallisé reposerait dans les quartiers du Pape, dans la grande Cathédrale de Cyclone.

— Encore un qui a mal fini (elle serra les dents).

— Exactement.

Il passa un moment à contempler en silence la gigantesque œuvre. Puis ajouta :

— Bien, reprenons la route. Je ne suis pas certain que ce soit un bon endroit pour une Échosiane pour passer la nuit.

— Volontiers…

Les démangeaisons sur sa peau ne tenaient plus simplement de l’illusion de l’esprit. Elle commençait à se gratter vigoureusement ses bras rougis.

Alors qu’elle remontait sur sa jument, elle aperçut du coin de l’œil quelque chose briller au sommet de la vague. La jeune femme plissa les yeux, et s’approcha un peu, au pas, sous les regards peu commodes des gardes.

En fait, plusieurs points lumineux avaient attiré son attention. Sur le visage du mauvais sorcier, des cristaux qui n’étaient assurément pas du jade brillaient intensément. Des cristaux comme du quartz. Comme celui dont elle avait rêvé qui lui sortait du nombril, seulement beaucoup plus petits.

Elle rejoignit l’Étranger qui avait déjà pris un peu d’avance et le questionna à ce sujet :

— Probablement un effet du soleil sur les reliefs, répondit le jeune homme en haussant les épaules. Je ne les ai pas remarqués, et il n’en est pas fait mention dans les écrits. Allez, avançons tant que la lumière nous le permet.

La réponse ne satisfaisait pas du tout Anna dont les irritations s’amélioraient à mesure que la distance entre ce lieu étrange et eux se creusait. La force en elle s’apaisait également et retournait au sommeil.

— Dis-moi, mon ami, pourquoi faire appel à une mage renégate ? s’enquit-elle sur un ton un brin effronté. Ne serait-ce pas plus sûr pour moi d’apprendre auprès de ceux qui t’ont appris ? À savoir l’Église si je ne m’abuse, puisque tu as suivi les cours de l’Université. Je sais que tu ne la portes pas dans ton cœur, mais si ce que tu dis est vrai, j’aimerais autant confier mon destin aux plus éduqués sur le sujet.

— Oh ne t’inquiète pas, Estelle est bien renseignée. C’est une ancienne professeure de l’Église. Elle est l’une des pionnières de notre mouvement. Tu n’apprendras pas moins bien à ses côtés qu’au sein de l’Université, tu peux me croire.

— Mais je n’aurai pas accès à la bibliothèque de Cyclone… insista la jeune femme. Contrôler ces pouvoirs est une chose. Une chose primordiale certes. Mais être si proche de tant de savoirs, de connaissances sans pouvoir y goûter, cela s’apparente à de la torture, en ce qui me concerne.

— Estelle a des livres.

Le vagabond tira un peu nerveusement sur sa pipe de valériane.

— Oui, mais ça n’est pas la bibliothèque... renchérit Anna. Tu as énormément de connaissances sur beaucoup de sujets, l’Étranger. Cela m’impressionne, mais je suis aussi jalouse. J’aimerais connaître autant de choses que toi. Plus même. J’aimerais pouvoir te dire que j’ai vu de mes yeux vus des cristaux sur le front de ce gars là-bas, et te dire d’où ils viennent et pourquoi. J’aurais aimé savoir si une malédiction pesait sur les enfants de Felerive et comment la lever. Je refuse d’être emmenée à Cyclone, si loin de ma famille et de mes amis simplement pour rejoindre les rangs de ton armée.

L’Étranger se retourna brusquement vers la jeune femme. Ses yeux brillaient, cependant son sourire se fit plus crispé qu’à l’accoutumée :

— Écoute-moi Anna. Tu es une Échosiane. Un prodige. Une arme fantastique. Grâce à toi nous pourrions renverser l’Église. Déchoir le Pape et redonner aux habitants de Sigurd un enseignant. Aux villageois de Val-de-Seuil un médecin pour soigner ta meilleure amie malade. Nous formerions de nouveaux mages qui arpenteraient ces terres comme autrefois pour aider les plus faibles. Nous allons révolutionner ce monde qui part à la dérive. Estelle te dispensera tout le savoir qu’elle peut, je te le promets. Elle a été ma professeure, tout ce que je sais, c’est elle qui me l’a transmis, bien plus efficacement que les enseignants de l’Université. Cela te convient-il ?

— J’ai horreur des promesses, grogna Anna. Mais je n’ai pas vraiment d’autre choix que de te croire, où te fausser compagnie et prendre encore plus de risques. Je te suivrai, l’Étranger... Mais ne parle plus jamais de moi comme une arme.

Il ne répondit pas. Tira une nouvelle bouffée sur sa pipe et plongea son regard vers le lointain. À l’ouest, le soleil terminait sa course, encore une fois. Ce soir, il n’y aurait pas de classe d’escrime.

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