III [corrigé]

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Onze années s’étaient écoulées, pendant lesquelles l’enfant était devenue adulte. Plutôt grande même pour les siens, la vie en montagne avait fait d’Anna une jeune femme à la carrure solide. Ses cheveux noirs et mi-longs cerclaient un peu maladroitement son visage fin. Deux yeux bleus tirant sur le vert lui offraient un regard profond et pétillant.

Aidée de son frère, ils avaient bâti leur propre maison à partir des matériaux de celle de leurs défunts parents. Comme pour marquer un deuil symbolique, et la renaissance de quelque chose de différent.

La vie à Val-de-Seuil avait changé durant cette longue décennie. Les mages itinérants, envoyés par l’Église pour aider les communautés les plus isolées avaient cessé de venir. Et les conséquences étaient dramatiques : sans pratiquant des arcanes, les plus faibles tombaient malades et le village se dépeuplait. Certaines maisons abandonnées tombaient en ruine, tels les vestiges d’un passé trop vite révolu. Si la vie à Val-de-Seuil avait pu être douce, cette ère s’était envolée.

Le village se logeait pourtant près d’un généreux torrent de montagne, sur une esplanade naturelle, entourée de végétation rase, typique des climats d’altitude. Les villageois n’avaient pas à se plaindre du manque de matière première, car la forêt de sapins qui bordait l’est du bourg fournissait tout ce dont ils avaient besoin. De l’autre côté de la rivière, le flanc de la montagne s’élevait sur un à-pic rocheux d’une quarantaine de mètres, offrant un abri au vent providentiel. En aval, le torrent avait creusé une vaste combe richement arborée, où le cours d’eau s’écoulait jusqu’à la ville de Sigurd. À l’opposé, la vallée d’Aralie continuait de monter vers le nord jusqu’au Pic Noir, où se trouvait le terrain de chasse favori des trappeurs. Et la tombe de ses parents.

Anna fut tirée de sa torpeur matinale par le bruit de clameurs à l’extérieur de sa maison. Elle attrapa une robe de lin sans couleur et une épaisse cape en laine verte, enfila ses chausses remplies de paille et sortit sur le seuil. Elle se protégea un moment les yeux de l’éclat du soleil, puis dirigea ses pas vers le tumulte.

Sur la place centrale du village, un attroupement semblait coupable de la braille collective. Était-ce la venue d’un mage ? Enfin ! Mais à mesure qu’elle se rapprochait de la scène, Anna comprit qu’elle se trompait.

Près du puits se trouvait une charrette qui avait dû arriver pendant la nuit à laquelle étaient attelés deux chevaux bais. Debout sur le plancher de son chariot, un homme, qui n’était ni un magicien ni un marchand s’adressait à la foule :

— Depuis combien de temps n’avez-vous pu consulter un apothicaire ? À quand remonte la dernière visite d’un arcaniste dans vos terres isolées ? L’Église vous a abandonnés, elle ne se souci plus des villages et les laisse à leur sort, pendant que le Pape profite de ses privilèges pour piller les ressources de l’Extérieur. J’y suis allé ! J’ai vu ce que renfermait cet endroit soi-disant maudit !

Anna remarqua dans sa main gauche une pierre de la taille du poing d’un noir surréaliste, avec des arêtes tranchantes comme un bris de verre. Mais plus incroyable encore, il tenait dans son autre main, une corne torsadée droite comme un fût de flèche, longue d’un mètre et effilée telle une lance. L’étrange objet brillait d’un blanc irisé presque irréel, de ces blancs que l’on imagine seulement dans nos songes.

Un murmure parcourut l’attroupement d’une vingtaine de personnes. Anna aperçut son frère en compagnie d’Esther un peu plus loin. Ils semblaient subjugués par l’étrange orateur.

Retournant son attention sur ce dernier, Anna prit enfin le temps de le dévisager. Rien qu’à sa posture, quelque chose dénotait. Il se tenait très droit, le menton haut et regardait les gens du village en baissant les yeux, non la tête. Grand, ses cheveux légèrement bouclés semblaient danser à chacun de ses gestes au-dessus d’un visage tout en longueur. Il portait un pourpoint bleu de très bonne facture, mais qui semblait avoir traversé bien des âges et des lieux, ainsi qu’un pantalon en cuir brut probablement plus récent. Par ailleurs, ses traits lui donnaient un air naturellement moqueur, accentué par le ton quelque peu espiègle qu’il employait sans s’en rendre compte lorsqu’il parlait.

— Cette Église vous vole. Tous les jours, elle vous dérobe un peu de vos libertés, de vos acquis. De manière fourbe, sans que vous le remarquiez. L’État l’obligeait à servir les plus faibles, vous aviez des professeurs, des apothicaires… mais tout ça est révolu depuis la mort de notre roi.

Le murmure dans l’assemblée montait en intensité au fur et à mesure de ses propos.

Le vieux Pom, doyen de Val-de-Seuil, s’éclaircit la voix et prit la parole :

— Qu’est-ce que ça change pour nous, bon sire ? Nous sommes des chasseurs, des cueilleurs, des paysans. Nous vivons loin des autres, loin des villes. Peu importe le Pape, peu importe l’État, notre quotidien reste le même.

— Vous m’avez l’air d’un sage, mon ami, répondit l’étranger en souriant. Vous avez dû vivre nombre d’années dans ce village. Alors, dites-moi : il y a dix, peut être quinze ans, à quelle fréquence voyiez-vous des mages ou des médecins passer par ici ? Je suis certain qu’à cette époque-là, vous étiez moins malades, et vos femmes ne mourraient pas en couche.

— Je... oui des mages de l’Église passaient régulièrement, admit le vieillard. Des médecins aussi. Et puis un jour plus rien. Vous savez pourquoi, vous ?

L’assemblée se mit à frémir. L’étranger planta son regard dans celui de l’ancêtre et sourit de plus belle.

— Parce que le Pape ne souhaite qu’une seule chose : le pouvoir. Il rêve de voir flotter partout la bannière de l’étoile à onze branches. Il a déjà évincé notre regretté roi et s’est assuré que personne ne le remplace. Ce qu’il reste de l’État lutte pour maintenir un semblant de contre-pouvoir, mais ça ne durera pas. Les mages que vous voyiez autrefois sont envoyés là bas (il pointa le nord, par delà les montagnes), amasser des richesses et des ressources afin de constituer une armée et régner sans partage sur Karfeld. Une guerre approche mes amis. Une guerre dont vous serez les perdants.

— Hé, j’ai du mal à vous croire, messire. objecta Pom. L’Extérieur, ça grouille de bestioles et de maladies. Un mal ronge cette région et c’est pour ça que l’endroit est interdit.

À cette évocation, le brouhaha s’intensifia. Un mouvement de recul instinctif manqua même de faire perdre l’équilibre à Anna. Le vagabond reprit théâtralement :

— Non… l’Église ne ment pas sur ce point, en effet. Cependant, ce qu’elle ne vous dit pas, c’est qu’elle dispose du remède à ce mal. Et c’est bien de cela que je vous parle, mes amis : l’Église a tant, mais donne si peu. Accepterez-vous encore de voir vos femmes mourir en mettant vos enfants au monde ? Laisserez-vous trépasser vos amis, vos pères, vos fils aux maladies de l’hiver ? Rejoignez-nous dans la lutte. Vous n’êtes pas seuls. Tant marchent déjà derrière moi...

Ce fut au tour de Valian de prendre la parole de sa voix grave et portante :

— Vous débarquez de nulle part un matin de printemps et vous nous demandez de vous rejoindre dans une révolte. Mais qui êtes-vous à la fin ? D’où venez-vous, et pourquoi devrions-nous vous croire ?

Le sourire sur le visage de son interlocuteur s’agrandit encore.

— Ça mon ami, nous pourrons en discuter ce soir autour d’un repas chaud. Si toutefois vous m’acceptez parmi vous jusqu’au lever, demain. J’ai dans ma charrette des cerfs bien dodus pour la saison, chassés plus tôt. Je serais ravi de les partager avec vous.

***

De la place avait été faite sur l’agora du village. Le bûcher était allumé et les carcasses de deux cervidés rôtissaient calmement, entraînées dans un lent ballet par le vieux Pom qui tournait la pique à un rythme régulier tout en fumant sa pipe. Le monde allait et venait à sa guise. Certains sortaient quelques plats de chez eux afin de contribuer au grand repas commun. Car c’était une tradition dans les villages du nord. Les villégiateurs étaient si rares que chaque visite donnait lieu à un repas où l’on oubliait un moment les affres de l’hiver, la maladie et la pauvreté.

Sans sombrer dans l’opulence, ce soir chacun pourrait manger à sa faim, principalement grâce au gibier apporté par leur invité. Les odeurs de viande parfumées aux herbes locales, de carottes et de poireaux se mariaient à merveille dans un fumet appétissant qui flottait jusqu’aux narines de chaque villageois. Une tuile en ardoise en guise d’assiette, Anna se servit une portion raisonnable sur le cerf toujours au-dessus du feu, puis compléta avec un peu de ragoût posé sur une table improvisée, dont elle trouvait le nez intéressant. Bien armée, elle retourna auprès d’Esther, sur le seuil de leur maison.

— Que penses-tu de cet étranger ? fit la jeune femme en désignant ce dernier, qui semblait plongé dans un débat passionné avec Valian et le vieux Pom.

— Je ne sais pas vraiment. admit sa meilleure amie, ingénue. Anna sourit.

— Pas commun comme discours, n’est-ce pas ? J’ignore ce qu’il cherche ici. Des partisans pour une cause ? Des rebelles ? Des soldats, peut-être.

— Je crois qu’il pourrait les trouver.

Esther eut un petit rictus et s’expliqua :

— Tu sais, Hilda est morte cet hiver en mettant son fils au monde. Avant elle, Mina a succombé à une simple fièvre qui ne paraissait pourtant pas bien féroce. Ce qu’il dit… c’est vrai. Les mages ne passent plus. Les médecins non plus, nous sommes seuls. Tu te souviens lorsque nous étions petites ? Dès qu’un magicien était de passage, nous nous précipitions auprès de lui. On ne le lâchait pas sans qu’il nous cède un livre, un parchemin ou une carte. N’importe quoi pourvu qu’on puisse le déchiffrer. C’est grâce à l’un d’eux qu’on a su où creuser le puits. C’est un autre qui nous a appris à fabriquer des alambics pour nos alcools. Tu as même été soignée par un médecin la dernière fois que l’un d’eux est venu. C’était il y a huit ans, Anna. Huit ans. À quoi bon l’Église si elle ne sert à rien ?

La flamme qui brillait alors dans les yeux d’Esther ne rassura pas Anna. L’Église gardait jalousement ses droits. Garante tant des sciences que de la magie, elle se mêlait de moins en moins de la vie des bourgades isolées dont l’agenda laissait peu de place aux croyances. Les habitants de ces villages s’en trouvaient généralement plus pauvres, illettrés et en mauvaise santé. De cet état de fait, était depuis peu né un ressentiment latent que l’étranger cherchait de toute évidence à exploiter.

— Je peux comprendre une certaine rancœur. Mais qu’y pouvons-nous ? Ces choses nous dépassent. L’Église, l’État... ce sont des notions abstraites. Quels choix avons-nous ? Nous rallier aveuglément à cet homme et partir à la guerre ? Abandonner le village et descendre dans la vallée ? Ou faire de notre mieux et nous adapter comme l’ont toujours fait les montagnards. De toute façon nous ne sommes qu’une centaine, pas de quoi inquiéter le Pape...

— Et c’est là que tu te trompes, mon amie !

Anna sursauta. L’étranger, flanqué de Valian, s’était rapproché du duo sans qu’elle ne s’en aperçoive. Il la dévisageait de ses yeux noisette, son air rieur n’avait pas disparu.

— C’est là que tu te trompes, reprit-il en croisant les bras sur son torse. Vois-tu, ce hameau doit être le quinzième par lequel je transite. Et c’est la quinzième fois que j’entends le même son de cloche : nous ne sommes qu’un village, que pouvons-nous face au Pape ?

» Il faut admettre, en qualité de petite bourgade du Nord, que même si vous vous rendiez au pied de la cathédrale de la capitale, votre voix ne porterait effectivement jamais jusqu’au balcon du Pape. Mais si quinze, trente, peut être même cinquante hameaux unissaient leur voix en une seule…

Il laissa sa phrase en suspens de manière intentionnelle, c’était évident. Et cela eut l’effet escompté sur son auditoire : la petite troupe qui s’était assemblée autour d’eux commentait à voix basse les insinuations de l’orateur.

Anna, Valian et Esther savaient lire, et aimaient ça. Parmi leur maigre bibliothèque, l’ouvrage que tous trois affectionnaient le plus s’avérait être un atlas de Karfeld, recueil d’une vingtaine de cartes plus ou moins exactes qu’un marchand aux habits ostentatoires leur avait offert sans en comprendre la valeur. Ces cartes leur avaient permis de développer une imagination fertile. Ils se voyaient tantôt conquérants, utilisant des petites pierres et des bouts de bois pour représenter leurs armées ou archéologues, à imaginer le passé de ces régions du monde, inventant la flore et la faune proches des déserts d’Ain Salah...

De fait, ils possédaient un savoir conséquent sur la géographie de Karfeld. Et ce savoir, en cet instant, leur rappela que les villages des bordures étaient nombreux. Pour ne pas dire considérables. Rien qu’ici, dans l’extrême nord, le bourg riverain le plus proche, Grid, était à moins d’une journée de marche — et les relations avec ses habitants étaient exécrables. Il y avait fort à parier qu’unis, l’ensemble de ces hameaux représentaient plus d’âmes que la capitale.

— Et comment pourrions-nous tous nous réunir sous une même bannière ? demanda Valian. Nous sommes trop éloignés les uns des autres, trop différents, trop…

— Même les petites villes perdent leur foi, l’interrompit l’étranger. À Sigurd, qui n’est qu’à quelques jours à pied d’ici, l’Église a rendu le pouvoir de l’État fantoche. Car quand on a l’argent, on peut tout acheter, même la loyauté. Mais les croquants n’aiment pas cela. L’instituteur a succombé voilà deux hivers, ils attendent encore qu’un autre le remplace. Et si un badaud s’y emploie, il y a fort à parier qu’il finisse derrière les barreaux… au mieux. Car le savoir de l’Église est sévèrement encadré et gare à quiconque marche sur les plates-bandes du Pape.

Il fit une pause. Scrutant les regards de son auditoire, l’homme se rendit compte qu’il n’avait pas répondu à la question du frère d’Anna et se reprit :

— Ce nombre fait votre force, en vérité. J’ai remarqué que vous interagissez souvent avec les villages voisins. Pour du troc, ou quand vous vous réunissez aux villes pour les grands marchés. Il suffit à chacune de ces occasions d’échanger les messages et n’importe quelle information se diffuserait plus vite que ne galopent les coursiers.

Il marqua une nouvelle pause. Esther et Valian hochèrent la tête, même si les plans du vagabond ne demandaient pas de validation.

À l’inverse, Anna restait dubitative :

— Je ne comprends toujours pas l’objectif derrière tout cela. Que comptez-vous faire exactement ? Prendre les armes et mener une révolution ? Jeter à bas le Pape et nous emparer de ses secrets ?

Mais son interrogation ne trouva aucune réponse. Esther se leva brutalement, secouée par une toux violente. Reprendre son souffle semblait lui demander un effort considérable. Elle titubait, cherchant aveuglément un appui. Valian se précipita auprès d’elle et la fit s’asseoir à même le sol. L’assemblée autour d’eux regardait, impuissante, le corps de la jeune femme être secoué par une nouvelle quinte.

— Poussez-vous ! Laissez-la respirer !

Valian avait hurlé ces mots avec tant de ferveur que personne ne contesta et tout le monde s’écarta. Il aida Esther, dont la crise ne se calmait pas, à se relever et l’emmena dans leur logis. Anna, inquiète, leur emboîta le pas.

Lorsqu’elle les rejoignit, Esther était assise sur une souche posée là, près de l’âtre, en guise de tabouret. Elle toussait toujours par intermittence dans une étoffe écrue maculée de sang. Valian, blême, essayait tant bien que mal de raviver une flamme agonisante dans le foyer de la cheminée.

Cette maison, ils la partageaient tous les trois, et cela faisait maintenant bien un mois qu’Anna entendait son amie se perdre dans des quintes de toux brutales plus ou moins régulières. Mais à part ce symptôme, rien ne trahissait une quelconque maladie. Ni fièvre, ni faiblesse d’aucune sorte, ni même la moindre perte d’appétit.

Anna s’accroupit à côté de son amie et posa une main réconfortante sur son dos. La crise commençait à passer et sa respiration se faisait moins assibilante. Esther se tourna vers Anna et lui accorda un sourire timide.

— Il était temps d’aller dormir de toute façon.

Elle essuya les commissures de ses lèvres, tachant un peu plus le bout de tissu de son sang.

— Cependant, je crains ne pas pouvoir mener la charrette demain.

— Ne t’en fais pas pour ça, ma mie, intervint Valian. Nous trouverons quelqu’un pour le faire. Repose-toi.

Il se rapprocha à son tour. Il avait finalement réussi à sauver le feu et de l’eau frémissait déjà dans un bol en bronze posé sur une grille au-dessus de l’âtre.

— Peut-être pourras-tu prendre sa place, Anna. Qu’en penses-tu ?

— Bien entendu, répondit l’intéressée. Et toi, reste à son chevet, elle en aura besoin. Je trouverais quelqu’un pour m’accompagner.

Anna se leva et bâilla sans retenue.

— Il est temps de clore cette journée, je vais me coucher. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout n’hésitez pas.

Esther sourit et posa un regard bienveillant sur sa meilleure amie :

— Ne t’inquiète pas, c’est fini maintenant. Bonne nuit.

Avant de prendre congé, elle put voir Valian servir le contenu du bol dans une tasse et la tendre à Esther. Du miel, des plantes des montagnes et de l’eau chaude. À défaut de réelle médecine, c’était le remède universel des villages reculés.

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