Chapitre XXXVIII

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« Le royaume d’Amadre est le plus vieux du monde, devançant même la création d’Aïshon. C’est à l’épée que nous devons sa naissance, c’est à l’épée que nous devons sa longévité mais est-ce à l’épée que nous devrons son avenir ? Sans renier notre héritage il est aujourd’hui grand temps d’ajouter la plume à notre arsenal. La diplomatie n’est pas une faiblesse. Si par quelques traités, fut-ce avec l’Empire, je puis assurer le bonheur et la prospérité de mon peuple sans avoir à verser le sang alors je m’y résoudrai. Puisse Alaric bénir tous les Amadins et nous accorder la sagesse en plus de la force qu’il n’a jamais cessé de nous conférer. »

Discours du roi Armand V lors de son sacre.

Pour occuper le temps qui lui restait avant sa mission en Amadre, Alina parcouru avec ses patrouilles toute la province d’Orme. Elle s’était déjà rendue dans bien des lieux mais toujours accompagnés de rebelles. S’ils étaient actifs, influents et motivés, ils ne représentaient pas pour autant l’ensemble de la population et Alina souhaitait connaître ces gens qui ne prenaient pas parti, les inaudibles qui ne prenaient pas les armes. Regrettaient-ils le royaume d’Amadre ? Soutenaient-ils les séparatistes ? Se contentaient-ils de vivre comme ils le pouvaient ou est-ce que certains commençaient à s’attacher à l’Empire ? Qui plus est, avec les déportations, il commençait à y avoir des résidents Ganash et surtout Salpes qui s’installaient. Ces derniers, pour beaucoup exilés de leurs terres de l’est, avaient été envoyés ici afin de favoriser l’intégration de la dernière province de l’Empire.

Dans le premier village où la jeune capitaine se rendit vivait d’ailleurs une de ces communautés. Le hameau se nommait Brunbourg. Ce dernier était composé de petites maisons en bois, reconstruites après la guerre, et était à cheval sur un petit court d’eau. Entre deux et trois-cents âmes y résidaient ce qui n’empêchait pas le village d’être clairement coupé en deux. Installés autour de l’ancien temple d’Alaric, une tour de pierre sans toi avec un arbre en son centre, reconverti en lieu de culte par l’Eglise de la salvation, la cinquantaine de Salpe vivaient comme assiégée par les Amadins relégués en bordure. Lorsqu’Alina arriva avec sa troupe ce fut donc naturellement à eux qu’elle eut à faire en premier. Elle demanda à ses gardes de rester hors du village et se présenta seule au premier passant qui croisa son chemin, une vieille femme d’une soixantaine d’année au teint bleu pale caractéristique des personnes âgées. Cette dernière la regarda avec circonspection. Une Amadine en uniforme impériale attirait la sympathie autant que la méfiance.

« - Bonjour madame, comment allez-vous, s’enquit l’officier ?

- Vous venez encore déplacer des villageois c’est ça ? Nous n’avons rien à voir avec les rebelles ! Nous vivons paisiblement ! Nous allons au temple de la salvation toutes les semaines. Nous sommes d’honnêtes gens, déblatéra l’Amadine affolée !

- Telle n’est pas mon intention, la rassura Alina. Je viens seulement faire une visite de routine, voir si la cohabitation avec les nouveaux venus se passent bien. »

La vieille dame eut un regard hésitant et craintif. On pouvait déceler en elle les horreurs qu’elle avait vécues et qu’elle soupçonnait sans cesse d’être sur le point de réapparaître.

« Parlez sans crainte, murmura le capitaine en lui posant une main sur l’épaule. »

Un silence gênant s’installa pendant de longues secondes. La vieille femme était mal à l’aise et cela contaminait même Alina. Elle se décida néanmoins à répondre.

- On ne peut pas dire qu’on les ait accueillis de gaieté de cœur, surtout après le départ forcé de nos anciens voisins et amis… mais je vous assure qu’il n’existe rien entre nous à part une inimité franche. Il n’y aura pas de massacres comme il y a pu en avoir ailleurs ! Je vous le jure ! J’ai vu assez de carnages dans ma vie pour ne pas en provoquer ou même en laisser provoquer de nouveaux. Cependant, vous êtes une Amadine… Je pense pouvoir vous le dire, oui, vous me paraissez honnêtes… Vous ne pourrez jamais forcer les peuples à vivre ensemble, surtout après ce que les autres races nous ont fait ! Vous aurez beau nous installer côte à côte nous ne nous mélangerons jamais. Tout le monde ici a perdu un proche lors de la dernière guerre. Moi-même j’ai perdu deux fils. Je suis sûre que même vous, vous avez perdu des amis ou des parents. Vous avez fait un choix et je ne vous jugerai pas mais les gens d’ici n’ont que haine et rejet pour l’Empire. Après nous avoir fait souffrir dans notre chair il nous fait souffrir dans notre âme en nous retirant notre Dieu pour nous imposer une foi stupide. Ensuite on nous ordonne de fraterniser avec nos oppresseurs alors qu’ils amènent avec eux la maladie en plus de leur constant mépris ? On ne peut pas abaisser un peuple à ce point. Je vous en prie. Il n’y aura aucun meurtre ici mais daignez comprendre que nous sommes incapables de considérer ces étrangers comme s’ils étaient des nôtres !

- Eux aussi ont connu la guerre vous savez. Ils ont fui leur terre et si demain un conflit éclatait ici nous vous aiderions comme nous les avons aidés. »

Alina réalisa trop tard la bêtise qu’elle venait de faire.

« Si demain une nouvelle guerre éclate ici je doute que les gens d’ici fuient. »

Le sous-entendu était clair. Les Salpes étaient tolérés pour l’instant mais, si l’armée d’Amadre intervenait, elle trouverait chez les Amadinsd’ici des soutiens déterminés. Ce n’était pas l’envie mais l’impuissance qui les retenait de se révolter. La vieille femme craignit alors d’en avoir trop dit et d’avoir provoqué sur son hameau le courroux de l’Empire. Alina la regarda simplement dans les yeux et lui répondit du ton le plus affectueux possible : « Je vous remercie ».

Sous un dégradé de regard qui allait du curieux à l’hostile elle se dirigea ensuite vers le quartier Salpe. Ces derniers étaient ravis de voir un soldat venir à eux bien que cet enthousiasme fût tempéré par la couleur de peau de l’émissaire.

« Bonjour et bienvenu capitaine ! Nous sommes toujours honorés de recevoir les glorieux soldats de notre Empire ! Avez-vous quelques nouvelles de la province d’Alba ? »

Le Salpe était jeune, pas plus de vingt ans, et tous les autres l’entouraient comme si sa parole était la leur.

« Hélas non, je ne suis pas là pour cela. Je venais juste m’assurer que tout allait bien ici et avoir votre ressenti sur votre nouvelle vie. »

L’homme à la peau verte se tourna alors et, soutenu par sa communauté, répondit d’un ton franc :

« - Sans vouloir vous offenser je crains que les Amadins ne soient pas bien intégrés à l’Empire. Rares sont ceux qui vont au temple et ce malgré leurs malades…

- Le grismal sévit donc bien ici aussi ?

- Hélas oui, comme partout, mais les Amadin d’ici sont persuadés que c’est nous qui avons apporté le mal dans nos bagages ! Il n’y avait pas de malade dans notre groupe, je vous le jure ! Ils refusent juste d’admettre que ce fléau se répand partout.

- Je vois… Et quel rapport a le fait qu’ils aient des malades et qu’ils n’aillent pas au temple ?

- Voyons, vous n’êtes pas au courant ? Les miracles reprennent ! Il y a deux mois Iolpe, un petit de chez nous, était grièvement atteint. On l’a emmené au temple et en ressortant il était guéri !

- Il y a des cas de guérison partout non ? pas seulement dans les temples.

- Certes mais à ma connaissance personne n’a encore retrouvé l’usage de membres paralysés ! »

Cette dernière phrase provoqua un véritable séisme dans le cœur de l’Amadine.

« - En êtes-vous sûr ?

- Evidemment, j’étais là ! Notre prêtre nous a même assuré que cela était arrivé plusieurs fois ailleurs ! Rendez-vous compte ! En ces heures sombres où tout semble prêt de s’effondrer les miracles réapparaissent ! Et, malgré cela, les Amadins refusent de venir prier avec nous ! Vous savez, s’ils faisaient des efforts nous serions prêts à les accueillir. Les rares qui viennent sont d’ailleurs bien reçus. Il s’agit généralement de malades qui agissent en espérant une guérison. Ce n’est certes pas tout à fait désintéressé mais force est de reconnaître qu’ils bravent l’interdit tacite que les leurs leur imposent.

- Cela a-t-il marché ? Ont-ils été guéris ?

- Cela ne fonctionne hélas pas à chaque fois. Sur les trois qui sont venus deux ont guéri mais impossible de savoir s’il s’agissait d’un miracle ou du hasard. Le troisième est actuellement toujours atteint et le mal se répand en lui. Même chez nous il y a des malades qui ne guérissent pas. Cependant cela n’enlève rien à ce que nous avons vu : l’impossible s’est produit et, si cela a bien eu lieu dans un ancien temple d’Alaric, c’était surtout durant un de nos offices sous les yeux d’un prêtre de la salvation !

- Puis-je le voir, avec l’enfant, s’il vous plaît ?

- Naturellement, les voici. »

Il pointa alors le seul Akshus de l’assemblée. Un petit être visiblement intimidé. Il s’avança timidement sous les regards approbateurs des Salpes. Sa tenue blanche faisait ressortir la saleté accumulée par son exode et les trous rafistolés à la va vite laissaient deviner le manque de moyens dont il souffrait. L’Eglise n’en manquant pas, cela n’avait qu’une seule explication, il faisait partie de l’ordre des ascètes qui refusaient toute richesse et tout plaisir terrestre. Bormo lui avait parlé de cette caste minoritaire pour qui le salut était entravé par les biens matériels. Il les trouvait étranges. Ce fanatique qui restait dubitatif devant d’autres formes de fanatisme l’avait amusé à l’époque. Cependant, si ces gens étaient capables de telles prouesses, alors peut-être que leur attitude n’était pas aussi absurde que cela ! Dans les jupons du clerc se cachait le fameux Iolpe dont les longs doigts s’enroulaient autour de la toge du prêtre. Difficile de dire lequel des deux était le plus intimidé par la foule et le capitaine.

« Bonjour, c’est donc vous qui avez accompli ce miracle, demanda Alina en tâtant le miraculé. »

Rien ne laissait supposer qu’il ne fut jamais tombé malade. Soit il s’agissait effectivement d’un miracle soit tous ces gens essayaient de l’entourlouper.

« - Oh non ! Je n’y suis pour rien ! C’est une bénédiction du ciel et le ciel seul doit être loué pour cela.

- Êtes-vous bien sûr de ce que vous avez vu ?

- Aussi sûr que je vous vois mais je comprends que vous soyez dubitatives. Les hommes de jadis ne l’étaient pas moins au temps des premiers miracles. Croire sans voir est absurde. Beaucoup de gens pensent que la foi est l’ennemi de la raison mais c’est faux. Enquêtez, renseignez-vous, vous verrez que nous ne sommes pas un cas isolé.

- Et toi mon petit, où étais-tu malade !

- Ici et là madame, répondit-il en montrant sa jambe et son bras droit. »

Il n’avait pas l’air de mentir tant son enthousiasme et son évident soulagement d’avoir récupéré ce qu’il croyait irrémédiablement perdu étaient immenses.

« - Ne nous croyez pas sur parole, vérifiez par vous-même. Si les témoignages du passé n’ont pas suffi à vous convaincre alors peut-être que ceux du présent y parviendront ! »

Alina le prit au mot et c’est grandement déboussolée qu’elle quitta ce hameau. Elle continua à voyager à travers la province et plusieurs fois des histoires similaires lui furent contées, corroborrant les dires du prêtre. Des gens guérissaient. Des membres à jamais paralysés se mouvaient à nouveau et ces nouvelles se répandaient. Les Amadins eux-même se convertissaient de plus en plus souvent, malgré la pression sociale exercée par leurs congénères. Un espoir naquit alors en elle ; comme un souffle diffus auquel elle refusait de prêter attention de peur d’être déçue. Son frère avait peut-être encore une chance de guérir.

La jeune Amadine était perdue. Elle qui espérait trouver, à travers ces pérégrinations, une réponse quant au camp à choisir ; nulle évidence n’émergea et le temps de la réflexion allait cesser. On avait fini par lui transmettre un message : Alphonse Marginet la convoquait dans une semaine. C’était à la fois long et court mais trop d’informations, si ce n’était de révélations, se bousculaient en elle. Surtout, et plus surprenant que tout, une chose qu’elle n’aurait jamais soupçonné était en train de naître en elle et de vibrer en son cœur : un début de foi.

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