Chapitre XXIX

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« Les trois palais de Madélion sont des impossibilités architecturales. Pareils édifices ne tenant que sur la pointe de ce qui devrait être leur sommet auraient dû s’effondrer depuis longtemps. L’épaisseur de la base par rapport à celle du sommet défie toutes les lois de la nature et seule la sorcellerie pourrait maintenir debout ces odieuses créations. Pourtant… Pourtant toutes les ésovirines de l’Empire peineraient à fournir l’énergie nécessaire au maintien de ces structures cyclopéennes. Alors comment ? Comment ces choses peuvent-elles exister et perdurer ? »

Journal d’Albio Jobin, architecte royale d’Ingolia.

La capitale avait gagné en calme depuis le départ en campagne du connétable Firmarin. Le palais militaire avait presque été déserté par l’ancienne caste d’officiers et leurs remplaçants étaient aux côtés du jeune Bilberin qui s’en allait mener campagne à l’est. Cependant s’il restait un endroit où l’activité n’avait pas baissé et s’était même accrue c’était bien le palais consulaire. Tous les fonctionnaires travaillaient d’arrache-pied pour que le fils Talmin ne manque ni de vivres, ni d’armes ni de renforts. Messagers, pigeons et hérauts allaient et venaient toute la journée sans discontinuer. Anrash et sa disciple n’avaient même plus l’occasion de se représenter ou plutôt plus personne n’était en mesure d’admirer leur art. Ce qui consistait en une folle agitation pour les gens d’ici résultait en une accalmie teintée d’ennui pour le maître et son élève.

Falia pourtant savait à quoi s’en tenir depuis sa dernière conversation avec son ami Pulpo. Ce dernier avait dû représenter son père au sénat en son absence et même ce bellâtre au teint d’émeraude, aux yeux vermeils et à la chevelure de bronze semblait avoir perdu sa gaieté naturelle.

« Le premier consul, lui raconta-t-il, s’avança jusqu’à l’estrade centrale sous les acclamations quelque peu tendues de la foule et tout particulièrement des représentants des provinces Rachnirs. La récente démission du connétable n’était pas pour rassurer le sénat et l’on craignait que cela ne laisse les provinces de l’est à la merci de l’envahisseur. L’appréhension était à son comble et chacun attendait que le premier consul détaille ces projets futurs et comment il comptait repousser peut-être la plus grande menace à n’avoir jamais pesé sur notre jeune nation. En réalité chacun savait déjà ce qu’il se passait mais il était important pour nous de connaître l’état d’esprit du père Talmin. Comme à son habitude il laissa planer un certain silence jusqu’à ce que des chuchotements commencent à se faire entendre.

- Mesdames, messieurs les sénateurs ! Vous cacher quoi que ce soit de la situation serait contre-productif en plus d’une trahison à votre égard. Notre position à l’est est critique. Nous avons repéré au moins deux armées grisâtres sur notre territoire dont l’une a déjà écrasé une de nos divisions. L’épidémie ne parvient pas à être endigué et l’on a recensé des cas jusqu’à Rougegarade. Pour l’instant nos mages et médecins les plus talentueux s’échinent à trouver des remèdes sans succès.

Prario laissa alors le vent de panique se répandre, juste ce qu’il faut pour que chacun ressente la nécessité de se raccrocher à ce qui allait suivre. Une vieille habitude à lui ! Heureusement que je connaissais déjà ces informations de mon père sans quoi j’aurai eu l’air aussi attardé que tous ces pauvres sénateurs.

- Cependant rien n’est perdu, bien au contraire ! Suite à l’inaction du connétable, à la veulerie des anciens officiers et à leur incapacité à défendre la frontière nous avons repris en main le commandement de l’armée ! Nous avons d’ores et déjà ordonné la levée de trois divisions d’infanterie, cinq divisions territoriales à l’est et quatre de plus à l’ouest afin de dissuader Ingolia de profiter de la situation. Mon fils a quant à lui entamé sa marche pour rallier Alpa avec six divisions d’infanterie, deux de cavalerie et une division de la garde. Il fera sa jonction sur place avec la treizième d’infanterie ainsi que deux des nouvelles divisions issues des levées. A la tête de plus de soixante-mille hommes il fondera ensuite sans attendre sur l’armée ennemie. Séparée par la chaine des Frandes l’autre horde sera incapable de soutenir sa consœur. En deux campagnes nous annihilerons une bonne fois pour toutes la menace qui pèse sur notre glorieuse nation ! Pour que vive l’humanité !

- Vive l’Empire, hurlèrent tous les sénateurs galvanisés !

Ce fut assez impressionnant. Une furie collective nous avait saisis et chacun voulait voir nos forces écraser celles des grisâtres, tout particulièrement chez les Salpes. Moi-même j’ai déjà perdu deux cousines dans cette guerre. Tous nous avons un proche qui a été tué, qui a dû fuir ou, pire, qui demeure paralysé dans un des innombrables mouroirs qui ont éclos à travers le pays. Je me souviens encore lorsque nos principaux sujets de préoccupation étaient le désagrément provoqué par la réquisition de nos demeures pour y loger les malades. Désormais tous nous hurlions vengeance. Protéger l’Empire n’entrait même plus dans nos considérations, nous voulions exterminer cette race qui nous avait fait tant de mal. Celle à cause de laquelle nous sommes dévisagés dans la rue comme des pestiférés. Celle à cause de laquelle nous avons perdu une mère, un père, une épouse, un mari, une fille ou un fils. Pour nous, les Salpes, plus que pour n’importe qui d’autre l’expédition à l’est revêt une importance capitale. »

Falia voyait son ami serrer le poing et les dents lorsqu’il lui racontait ça et elle voyait bien que sa gentillesse et sa générosité avaient définitivement disparus, dévorées par la tempête qui sévissait à l’est. Là où elle décelait auparavant de la bonté et du charme elle ne trouvait plus que de la haine et une folle envie d’en découdre. C’était bien parce que son père était parti avec l’armée qu’il avait dû rester à siéger au sénat mais, si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait volontiers troqué la robe de l’assemblée contre la cotte de maille, et la plume contre l’épée. Il reprit néanmoins son calme après la fureur qui avait un instant transparu dans son regard.

« Le premier consul se retira après un des déluges d’ovations dont il est friand et fut remplacé par le pontife Morchkam. Je ne sais pas si tu l’as déjà vu mais je t’assure que lorsqu’on sort d’une telle excitation voir ce vieux se trainer péniblement jusqu’à l’estrade puis parler aussi lentement qu’il marche est une véritable épreuve.

- Sénateurs, sénatrices, éminents représentants des provinces impériales et des peuples qui y vivent, balbutia-t-il d’un air peu assuré sans jamais cesser de triturer sa longue barbe. Des jours difficiles s’ouvrent devant nous. Fidèle à sa sainte mission, l’Eglise s’est penchée sur ce qu’il convenait de faire, dans le respect des lois célestes et des principes terrestres. Après moult débats, les sages et érudits du premier temple ont statué. La menace vitale qui pèse contre le saint Empire est une menace contre l’humanité elle-même. Refuser de lutter reviendrait à condamner notre espèce aux affres de la damnation. En vérité qu’importe que ces êtres soient humains ou non, quiconque s’attaque à ce qui est saint devient impie et doit être combattu sans repos ni relâche. Le ciel ne pourra pas tenir rigueur à ceux qui suivent ses enseignements de les défendre, par l’épée si besoin. Lutter contre le péché n’en est pas un. N’oubliez pas ce que nous enseigne le livre de la salvation : « Le ciel défendra là-haut ceux qui n’ont point trouvé de défenseurs ici-bas. Le ciel persécutera les persécuteurs et tourmentera les tourmenteurs. Nul ne peut se prévaloir d’accomplir ici-bas ce qui ne manquera pas d’arriver là-haut mais s’éloignera de la damnation celui qui défendra l’opprimé sans devenir oppresseur à son tour. » Tant que l’ennemi cherchera à nous asservir nous lutterons mais si ce dernier se convertit ou qu’il se rend alors nous rangerons à notre tour les armes. La guerre est, hélas, le moyen le plus mesuré de lutter contre ces hordes barbares qui rêvent de massacres et de carnages lorsque nous ne rêvons que de paix et de prospérité. Non seulement cette noble quête ne fermera pas les portes du paradis à ceux qui y participent mais elle les ouvrira même en grand à ceux qui mourront au combat au nom de leur foi, de leur souverain et de leur humanité. N’ayez donc nulle crainte, cette guerre est juste et la bénédiction du ciel touchera ceux qui la mèneront.

Tu t’en doutes, après que chacun eut fini de bailler tous applaudirent le fond du message à défaut de sa forme. Enfin, pas tous, il y avait quelques prêtres et archiprêtres qui firent la moue et qui se contentèrent de s’enfoncer davantage dans leur siège. Je les connais ceux-là. Pour eux même défendre sa famille si elle est attaquée est un crime. Ils laisseraient le monde sombrer dans les flammes plutôt que de lever la main sur un assassin. Voir ces couards ainsi se morfondre fut mon réconfort après cet interminable monologue. C’est à se demander comment ils ont survécu jusqu’ici. »

La jeune Fitale se doutait donc que le temps des spectacles et des réjouissances était révolu aussi profita-t-elle de ce répit pour repasser un peu de temps avec son vieux maître qui ne rejeta pas sa proposition. Contrairement à elle, il semblait presque soulagé par cette brusque accalmie. Il avait atteint cette forme de sagesse qui vient avec les ans et qui permet d’apprécier l’oisiveté et même la plus totale inaction à sa juste valeur. Là où Falia s’ennuyait lui se reposait et profitait de ces instants de vide. Il les comparait intérieurement à l’activité qu’il déployait sans cesse, à la fatigue qu’elle créait chez lui et se délectait de l’absence de tout tracas et de toute pression. Aussi ne bouda-t-il pas son plaisir lorsqu’il se retrouva avec son apprenti à déguster un gigot d’agneau chez Balior, une adresse réputée de la capitale.

L’ambiance à l’intérieur était calme et posée mais rapidement un fait sauta aux yeux de Falia : Il n’y avait que des Ganash, des Bilberins et quelques rares Akshus.

« - Je vois que tu as deviné pourquoi je nous ai emmené ici.

- Je pensais au départ que ce n’était que pour la qualité de la viande mais de toute évidence il y a une autre raison.

- Effectivement. Avec tous les récents évènements le bel idéal impérial se fissure de plus en plus et ce jusque dans sa propre capitale. Il y a des rixes entre Rachnirs et Bilberins dès qu’ils se croisent, les Salpes se voient refuser l’accès à tous les commerces qui ne sont pas tenus par l’un des leurs et même les Akshus ont de plus en plus de mal à se faire accepter. En silence les uses d’autrefois sont en train de s’effriter au profit d’une méfiance réciproque comme ressurgit des temps d’autrefois.

- Je n’arrive pas à y croire ! Il y a encore quelques mois tout allait si bien ! Comment des siècles d’enseignement de l’Eglise ont-ils pu se volatiliser aussi vite ?

- Ils ne se sont pas volatilisés, sans eux les violences seraient sans doute sans commune mesure avec ce qu’elles sont. Cependant, sans jamais transgresser formellement les saints enseignements, chacun vit autant qu’il le peut loin des autres races. Certains par peur de la contamination, d’autres par rancœur des récents changements survenus à la tête de l’état. Tous continuent de prier et de se rendre au temple mais si les formes de la dévotion persistent, le cœur n’y est plus.

- Vous n’êtes pas inquiets de tout cela ?

- A moitié seulement. La capitale reste bien tenue, la garde, les prêtres et l’Imoria veillent au grain. Les portes sont closes, l’épidémie demeure pour l’instant absente et, si notre nouveau connétable remporte la victoire, nul doute que la situation s’apaisera.

- Et dans le cas contraire ?

- Alors je pense que chacun, en prenant prétexte de la foi censée tous nous rendre égaux, trouvera prétexte à persécuter son prochain et que là où la capitale verra sans doute quelques échauffourées se produire, des villes entières de province pourrait bien se voir revenir au temps barbare des guerres raciales. »

Falia reconnaissait bien là le tempérament un tant soit peu pessimiste de son maître cependant elle avait vu comment les passants avaient regardé cet Akshus déambuler. Comment beaucoup lui avaient jeté un regard de travers et plein de suspicion. Cela lui rappelait l’époque où elle et lui vagabondaient à travers l’Empire en quête d’emploi. Les Akshus et leur mode de vie nomade, transpirant la pauvreté et la misère, n’attiraient sur eux que suspicion et dégoût. Ils demeuraient en bordure des cités et il n’y avait que dans les temples qu’ils étaient bien acceptés. Naturellement cela dépendait des endroits et des saisons mais il lui semblait être revenu en ce temps de subsistance où l’on se réjouissait de leurs spectacles autant que de leur départ.

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