Chapitre XXIV

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« Ici se dresse la cité éternelle bénie par le ciel. »

Inscription sur la porte d’Angefeu.

« Quelle hérésie ! » se dit Bormo en descendant du navire et en posant pied à terre sur les docks du port d’Angefeu lorsqu’il découvrit face à lui l’immense statue de l’ange fondateur. Qui sait combien d’âmes étaient condamnées aux tourments éternels à cause de cette silhouette androgyne à quatre ailes, dotée d’une épée dans la main gauche et d’une flamme dans la droite ? Comme pour souligner la duplicité de cette fausse idole se répandait autour d’elle la puanteur des excréments déversés en pleine rue mêlée à l’odeur des épices du marché, dont il semblait que la ville entière était recouverte. Pas une rue ne possédait son étalage. Tantôt un Babikara à forte carrure vendait des poissons prétendument pêché le jour-même, qui pouvait vérifier ? Tantôt une Amadine, fort élégante au demeurant, exposait des babioles toutes d’un bleu semblable à celui de sa peau, comme si cette similarité pouvait servir de gage de qualité. L’écu, plus encore que l’ange fondateur, semblait être la véritable divinité de ces lieux. « Quitte à brûler en enfer, autant être riche de son vivant songea l’éprouvé. »

Cependant le Bilberin n’avait pas de temps à perdre. A peine arrivé il demanda à quelque passant où se situait l’auberge des deux phoques, qu’on lui avait vivement conseillé selon ses dires. Il fut rapidement dirigé dans la bonne direction par un couple de Salpes. L’établissement consistait en une immense bâtisse dont les murs étaient faits de pierre et le toit de brique. De toute évidence plus estivale qu’hivernale, de par l’immense terrasse qu’elle abritait et qui donnait une vue imprenable sur la mer, la villa transpirait le luxe et la débauche. Il apparut bien vite que la bourse, certes fournie, que Bormo avait apporté ne lui permettrait de séjourner ici que peu de temps. Or rien ne garantissait que son enquête ne s’achève vite aussi décida-t-il de dormir dans un lieu un peu plus humble et de ne venir ici que pour mener son enquête. Ainsi, après avoir repéré le lieu, s’en retourna-t-il vers un endroit où dormir serait moins onéreux. Ses pas le conduisirent à l’auberge des sans soldes, repère de miséreux incapable d’avoir leur propre toit. La masure était en bois, mal entretenue, et enveloppée d’une odeur mêlant crasse, sueur et nourriture à la comestibilité douteuse, le tout lui donnant un cachet tout à fait unique. La clientèle était quant à elle essentiellement composée des mendiants n’ayant pas été trop malheureux dans leur quête du jour.

Ni lui ni quiconque ne savait combien de temps durerait sa mission aussi décida-t-il de loger ici malgré les inconvénients évidents. Moins d’argent il dépenserait, plus longtemps il pourrait se consacrer à son enquête. Il se retrouva donc dans un dortoir exigu dans lequel était entassés une vingtaine de bougres qui ne lui inspiraient aucune confiance. Il avait été habitué à dormir en tout temps tout lieu pendant son entrainement toutefois son organisme n’était pas devenu insensible à la maladie pour autant et nul doute que cet endroit en regorgeait. Qui plus est, qui sait combien de criminels partageaient sa chambre ? Fermer un œil serait des plus risqués et alors que la nuit n’était pas tombée un autre groupe, de saoulards cette fois, entrèrent ivre dans la chambre ce qui provoqua une brève mais intense bagarre entre eux et le groupe de personnes qu’ils voulurent dégager de leur lit. Il n’en fallu pas plus pour que Bormo se lève, saisisse toutes ses affaires et s’en aille sans demander qu’on lui rembourse la maigre pièce qu’il avait cédé. Il ne jeta pas un regard en arrière, convaincu qu’il était qu’il lui fallait trouver un autre logis. Ce fut là sa première erreur dans cette ville emplie de secrets qu’était Angefeu. Serait-ce la dernière ? Qui sait ? Toujours est-il qu’il finit par trouver, tard le soir, ce qui semblait être un bon compromis entre le coût prohibitif des deux phoques et l’insalubrité des sans soldes. Ce qui allait devenir sa demeure pour quelque temps se nommait « Chez Oushkara », du nom de la veuve qui avait hérité de son mari cette bâtisse et qu’elle avait reconverti en maison d’hôte. Evidemment il ignorait ce détail. Il ne l’avait trouvé que par hasard aux alentours de minuit en suivant un marchand dont la caravane était arrivée peu avant.

Il se contenta de payer les quelques sous qu’aller lui coûter la nuit et profita d’un repos bien mérité dans une chambre décemment nettoyée, convenablement rangée, fermée à clef et où il pouvait dormir seul.

Le Soleil levant le trouva à sa prière malgré le peu de sommeil dont il put profiter. Jamais il ne négligeait sa discipline spirituelle, pas moins d’ailleurs que sa discipline physique. Après une heure de recueillement, de méditation et de relecture du livre de la salvation il répétait les mouvements qu’il avait déjà vu et revu lors de ses entrainements. Tel un automate ils étaient devenus aussi naturels pour lui que la marche pour le reste de ses contemporains. Après avoir achevé son rituel matinal il descendit et se nourrit des deux œufs que la vieille Akshus lui servit. Il la remercia en levant à peine le regard puis se dirigea vers l’auberge des deux phoques, après avoir acheté des atours à la mesure du lieu où il se rendait, en l’occurrence une tunique de velours rouge, un petit chapeau en forme de tarte et un caban vert. Pour la première fois la curiosité s’ajouta au sens du devoir comme motivation. Qui ici pouvait avoir intérêt à lutter contre son pays ? Qui tenait à attiser une révolte que d’autres nourrissaient déjà amplement ? Ces questions trouveraient toutes réponse, il en était convaincu, et ces dernières commenceraient à se révéler dans cette immense demeure dont les riches parures renfermaient de toute évidence de bien sombres secrets. Il passa donc la porte grande ouverte et vit s’incliner devant lui deux valets. Une immense pièce toute de marbre faite se découvrit alors à lui. Chacun ici était au moins aussi richement paré que lui et les bribes de discussion qu’il entendait ne parlait que d’affaires, de commerce et d’argent.

Il garda l’air stoïque et progressa de quelque pas vers un groupe d’Akshus avant que l’un d’eux, dont le dégradé était peu marqué, la moustache fine et les yeux, comme la peau, presque de la même couleur des deux côtés, ne s’interpose entre lui et sa route :

« Veuillez m’excuser mes puis-je savoir à qui ai-je l’honneur, demanda-t-il au nouveau venu. »

Bormo s’attendait à ce genre de question. Rares devaient être les parfaits inconnus à franchir ces portes.

« Bonjour, je me nomme Bormo Albio, Je suis un ami de monsieur Alberic Chauneau, je suis ici pour affaire. »

L’Akshus ne détacha pas son regard de lui comme s’il attendait davantage d’informations pour prendre une décision.

« - Il m’a parlé de quelqu’un se faisant appeler le Luron, il m’a dit que c’est à lui que je devrais parler.

- Et pourquoi n’est-il pas là en personne en lieu et place de vous ?

- A moins que vous ne soyez ce Luron je n’ai pas à vous révéler quoi que ce soit si ce n’est qu’il est dans l’impossibilité physique d’être ici sans quoi il serait naturellement venu. »

L’Akshus jugea l’éprouvé du regard puis, après un long silence qu’il fit tout pour rendre gênant, lâcha :

« Fort bien, je vais transmettre à qui de droit. Je vous invite à patienter quelques instants. »

Bormo savait qu’il avait l’air suspect mais, jusqu’ici, tout se déroulait plutôt bien. Il avait suffisamment questionné Alberic pour tout savoir de ses missions et de ses méthodes. La pierre de vérité lui avait en cela été d’un grand secours car il avait l’absolu certitude que tout ce que lui avait révélé le prisonnier était vrai. Il connaissait l’établissement. Il savait que cet individu allait venir l’interroger, comme il l’avait fait pour Alberic la première fois qu’il avait mis les pieds ici. Il était en quelque sorte l’entremetteur entre les nouveaux arrivants et les personnes ou type de personne que ces derniers recherchaient. Enfin, il savait qu’Alberic ayant, comme chacun dans cette ville, le gout du secret, il n’avait jamais rien dit qui eut pu contredire l’existence d’un éventuel associé. Il serait, selon toute vraisemblance, suspect aux yeux du Luron ou de n’importe qui ici comme tout étranger l’est lorsqu’il arrive dans un lieu aux gens et aux habitudes bien établis mais ne tenait qu’à lui de transformer cette méfiance en confiance, au moins limitée.

L’homme qui s’était interposé revint rapidement et le conduisit dans une sale de l’établissement, éclairée par une dizaine de bougies ainsi qu’une large fenêtre. Il s’agissait d’un petit lieu avec une table en bois et une banquette qui longeait le mur. En face de l’entrée était assis le Luron, tel qu’Alberic l’avait décrit. C’était un Akshus dégarni d’une trentaine d’années avec une petite bedaine, de grosses joues et un air jovial.

« Entrez, entrez monsieur Albio si ma mémoire ne me joue pas des tours ! »

Bormo s’exécuta sans être suivi par son guide mais il n’eut pas même le temps de dire un mot que le Luron reprit la parole, d’un air attristé cette fois :

« - Dites-moi, j’espère que vous ici ne signifie pas qu’il est arrivé des problèmes à mon bon ami Alberic ?

- Je crains que si hélas… La dernière fois que je l’ai vu il voguait, comme à son habitude, vers l’Empire. Auparavant il s’était arrêté sur les îles sœurs où nous avions l’habitude de faire affaire : Il me déposait les marchandises qu’il ramenait d’Angefeu ou de l’Empire et je les écoulais au royaume d’Amadre où leur rareté nous garantissait des profits juteux.

- Les îles sœurs n’appartiennent-elles pas au royaume d’Amadre justement ? Un Bilberin dans ces contrées n’attire-t-il pas les regards ?

- Pas plus que cela en réalité. Les désirs de l’aristocratie n’ont pas disparu avec la fin des relations commerciales qu’entretenaient jadis les deux nations. Ces deux îles, un peu excentrées, servent donc de porte d’entrée officieuse aux marchandises dont les nobles d’Amadre n’arrive pas à se passer. Les contrebandiers impériaux y sont donc tolérés pourvu que l’on soit discret et que l’on apporte des produits de qualité. Disons simplement que j’avais mes entrées là-bas et que, paradoxalement, il vaut mieux être Bilberin qu’Amadre si l’on souhaite vendre les richesses de l’Empire. Par soucis d’authenticité j’imagine. D’où l’arrangement qui nous unissait, Alberic et moi.

-Hmmm… J’ignorais cela. Enfin, il aurait été naïf de ma part d’imaginer que j’étais son seul partenaire ! Et donc, savez-vous ce qui lui est arrivé ?

- Absolument pas. Je sais simplement que je n’ai jamais vu son navire revenir et qu’un tel cas de figure signifie qu’il s’est vraisemblablement fait prendre… ou pire.

- C’est en effet probable. Quoique j’aurai pensé que le pire résidait dans la première option. Buvons à sa mort car sa santé entre les griffes de ces fanatiques serait de bien mauvais augure pour lui !

A ces mots il remplit le verre posé face à Bormo puis leva le sien.

- A sa mort ! »

Chacun des deux hommes se regardèrent un instant puis le Luron s’esclaffa :

« - Allons ! Vous n’allez pas garder cette tête toute la journée ! Ce sont des choses qui arrivent dans ce métier ! Dites-moi plutôt ce qui vous amène ici !

- Veuillez me pardonner, je ne suis pas d’un naturel loquace. Comme je vous l’ait dit, je m’efforçais de vendre les cargaisons qu’il ramenait de l’Empire cependant, contrairement à lui, je n’avais pas d’autres partenaires pour rattraper la perte de celui-ci. Il m’avait cependant déjà parlé de vous et j’ai pensé qu’un trafiquant comme moi pourrait trouver ici de quoi reprendre les affaires. »

Le Luron se gratta la tempe et regarda d’un air pensif à travers la fenêtre qui donnait sur la mer et de laquelle émanait une odeur saline.

« Vous savez, je connaissais assez peu Alberic lorsque nous nous sommes associés mais sa réputation le précédait… Qu’en est-il de vous ? »

Bormo sourit intérieurement.

« Je comprends, permettez alors que je vous rende quelques services ici-même le temps que vous appréciez mes compétences. J’ai de quoi vivre quelques temps mais je ne pourrai pas tenir jusqu’à ma mort avec ma modeste bourse. Dites-moi quoi faire et, pourvu que cela soit payé, je m’exécuterai. »

L’Akshus détourna alors son regard de l’extérieur pour le tourna vers l’éprouvé. Après un instant il haussa les épaules :

« Pourquoi pas ! Dites-moi où je pourrai vous trouver et je vous indiquerai quoi faire ! D’ici là buvons ! »

Bormo l’informa de son lieu de résidence puis tous deux levèrent leur verre de bon cœur ; du moins en apparence car l’un ne se souciait que de sa mission tandis que l’autre avait une telle habitude à la bonhomie qu’on ne savait jamais quand ce dernier était honnête, sauf à penser qu’il était l’homme le plus heureux du monde.

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