Chapitre XII

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« Les Ganashs survécurent au premier assombrissement, terrés dans les montagnes d’Ingole aux côtés des Fitales et des Babikaras. Ils furent d’honnêtes alliés les uns pour les autres mais nul lien ne se créa entre les Ganashs et leurs compagnons. Aussi, lorsque les ténèbres se dissipèrent, le divin Marsham guida son peuple à la surface et quitta ceux qu’il avait jadis rejoint. Ce besoin d’indépendance et cette curiosité insatiable anima pendant près de mille ans la nation qui naquit de cette migration. Ballotée entre les grandes puissances elle survécut libre à défaut d’être particulièrement puissante ou riche et perpétua les traditions héritées de sa fondation. Pourtant, alors que ce royaume était à son apogée, le roi Sharim offrit sa fille et sa couronne au prétendu saint empereur, rompant de ce fait avec le culte des ancêtres pour celui de la salvation.

Oh Ganash qui lit ces lignes, n’oublie pas que tu descends d’un peuple avide de liberté, de science et de culture car telle est la voie que tes ancêtres ont tracée pour toi ! »

Chroniques des ancêtres.

Sushara continuait ses investigations et, après plus de deux mois, parvenaient enfin à comprendre quelques mots et à tenir un semblant de discussion avec les grisâtres. Plus il les côtoyait plus il était persuadé que ces gens étaient bel et bien humains et qu’une solution devait être trouvée pour les aider et les convertir sans mettre en danger le reste du pays. Hélas pour lui rien ne semblait aider à cette intégration. Le grismal qu’ils portaient se propageait toujours davantage entre ceux de leur race qui s’étaient enfoncés plus à l’ouest, les nouveaux venus qui se pressaient toujours plus en nombreux et les fuyards Salpes contaminés, la situation devenait de plus en plus incontrôlable. Elle l’était d’autant plus que jamais l’Empire n’avait envisagé qu’une menace puisse surgir du pays des cendres. Le danger que représentait ces étrangers malgré eux étaient immense et, en dépit des atermoiements de certains prêtres, il semblait que les solutions les plus simples et les plus radicales soient de mise. Pour l’instant six divisions impériales avait été envoyées avec pour mission d’exterminer tous les grisâtres dépassant les fleuves Guirin et Moulpard.

Pourtant même cette décision des plus extrêmes ne faisait pas l’unanimité. Le Sénat, au rôle certes purement consultatif, s’était en effet embrasé, les Salpes hurlant qu’on les sacrifiait car la ligne de démarcation cantonnait ces porteurs de maladie sur leurs terres. L’Eglise quant à elle était divisée entre ceux qui soutenaient qu’il s’agissait plus que probablement d’hommes et qu’un accueil dans le respect du livre de la salvation devait leur être accordé ; et ceux qui au contraire estimaient qu’ils représentaient avant tout une menace à éradiquer. Le premier consul avait finalement opté pour un compromis mais ce dernier semblait ne satisfaire personne d’autant plus que, malgré les moyens militaires déployés, certains cas de grismal étaient déjà recensés à l’ouest de la ligne de démarcation. Il fallait désormais se méfier de tout un chacun, nul n’étant à l’abris de contracter et transmettre la maladie.

L’atmosphère tendue du cœur de l’Empire n’avait pourtant rien à voir avec l’état de tension extrême qui prédominait dans les provinces de l’est. La ville de Chopaste, malgré toutes les précautions prises, dénombrait ses premiers cas et il était arrivé deux fois que l’on débusque des grisâtres en train de vadrouiller dans la cité. Les citadins assuraient que ces derniers n’étaient que des voleurs tandis que l’on ne prenait que rarement le temps d’entendre la version des intrus. Peut-être que les étrangers étaient en effet en quête de larcin, peut-être voulaient-ils simplement nourrir les leurs, en réalité peu importe. La maladie avait été propagée et quelles qu’eurent été leurs intentions ou même leurs actes, lorsqu’on craint un peuple l’on voit toujours dans chacun de ses représentants un voleur, un voyou ou un profiteur. Sans la présence des prêtres, les locaux auraient sans doute déjà lynché l’intégralité de leurs probables congénères à la peau cendrée. Hélas pour l’Eglise cette prise de défense inconditionnelle de ceux qui causaient, sans doute malgré eux, tant de tort à ces gens qui avaient vécu en paix depuis des siècles créa une grande défiance à son égard. Parce qu’il accomplissait son devoir, le clergé liguait contre lui des pans entiers de la population.

Les Salpes voyaient de plus en plus en ces religieux, bien souvent d’une race différente de la leur, un conglomérat d’individus prêts à sacrifier leur peuple pour préserver les leurs. Les Salpes supportaient seuls le poids de ces nouveaux arrivants et se voyaient déjà périr à petit feu. Les grisâtres, pendant ce temps, ne décoléraient pas. Ils enviaient les maisons et les biens de leurs voisins tandis qu’eux-mêmes recevaient de moins en moins de vivres du fait de l’arrivée toujours plus fréquentes d’encore plus de leurs semblables. Nulle ration supplémentaire ne parvenait jusqu’ici tandis que le camp ne cessait de croître à tel point que des heurts éclatèrent rapidement entre les derniers arrivants et les grisâtres qui avaient eu le privilège de s’installer ici quelques mois auparavant, en plus de ceux déjà quotidien entre réfugiés et locaux.

Dans cet imbroglio, d’intérêts, de peur et de haine Sushara n’essayait pas seulement de concilier tous ces gens qui se détestaient de plus en plus mais également de comprendre la raison de la venue de ces étrangers. Il passait ses journées à questionner ceux qui semblaient être les mieux informés et en particulier les derniers arrivés. Naturellement, devant tant de curiosité, ces malheureux comprirent vite qu’il était possible de troquer de la nourriture contre des informations. L’éprouvé ne possédait hélas pas assez de cette devise universelle qu’est le blé. Avec le peu qu’il parvenait à obtenir et ce dont il se privait, il n’apprenait que des bribes de tout ce qu’il aurait espéré découvrir, bribes encore tronquées par sa faible maîtrise de la langue. Le mot qui revenait le plus était « chraikra » qu’il traduisait par marée, ou vague. Ces gens fuyaient donc une vague mais les mots qui suivaient n’étaient que rarement les mêmes et, après avoir prononcé deux phrases, ils retombaient systématiquement dans leur mutisme et exigeait davantage de pain. Sushara avait cependant son idée sur ce qui constituait cette mystérieuse vague qui traquait ce peuple étrange. Un de ses frères éprouvés en avait d’ailleurs probablement été victime il y a peu.

Ces éléments lui suffirent d’autant plus qu’il craignait de contracter le grismal à force de côtoyer ceux qu’ils essayaient d’aider et qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours. Klapao, le maire de la ville, finit par rassembler un conseil devant l’ampleur de la crise et naturellement l’éprouvé y fut convié. La réunion eut lieu dans la salle des fêtes et réunit trois Salpes, dont le maire, deux prêtres dont notre éprouvé et une capitaine Rachnir, arrivée jusqu’ici en provenance d’une des divisions stationnées à l’ouest.

« Mesdames, Messieurs, comme vous le savez notre situation est critique et il est temps de prendre une décision ! la maladie se propage chez nous à un rythme alarmant tandis que les grisâtres s’infiltrent dans notre ville malgré les interdictions. Qui plus est leur nombre toujours croissant nous empêche de les nourrir. Les autres bourgs alentours sont aussi débordés que le nôtre et il n’y a désormais plus le choix. Ou bien ces gens passent le Guirin et s’installent à l’ouest ou bien il nous faut les repousser les armes à la main ! »

Chacun émit alors son petit commentaire jusqu’à ce que la capitaine élève la voix :

« - Il suffit ! Nous n’avons pour l’instant aucune preuve que ces gens sont humains ! Nous n’avons que la vague intuition de certains prêtres pour cela. De plus, quand bien même ils le seraient, ce sont des envahisseurs ! Certes sans armes mais propagateurs d’un mal pire que la rapine, les pillages ou les viols qu’une armée porte dans son sillage. Nul n’émettrait la moindre objection si nous repoussions une invasion menée par le royaume d’Amadre. Pourquoi en est-il différemment à l’est ? Ces gens sont de faits aussi, si ce n’est plus, dangereux que les armées de nos voisins et nous tergiversons ? Nous ne leur devons rien ! Tuons-les et réglons ce problème !

- Comment osez-vous ? éructa le prêtre Bilberin qui avait accompagné Sushara. Il s’agit de nos âmes et pour ma part je ne risquerai pas les tourments éternels pour des considérations aussi basses ! Ces gens ne viennent pas avec l’intention de nous envahir, ils viennent implorer notre clémence et nous la leur devons !

- Naturellement, ce ne sont pas vos terres qui sont menacées, s’exclama une notable. S’ils avaient débarqué à Madélion vous n’auriez pas tenu ce discours, tant que ces gens demeurent chez nous, les Salpes, vous les tolérez mais vous refusez qu’ils aillent sur vos terres ! Hypocrites !

- Je ne fais aucune distinction entre les races ! Cette décision ne dépend pas de moi ! Si cela était le cas je puis vous assurer que l’Empire entier accueillerait ces gens !

- Et bien ce n’est pas le cas et c’est nous qui risquons de mourir ! Désormais il faut se défendre ou périr ! »

Rapidement les injonctions et les injures fusèrent et les deux prêtres eurent bien du mal à se défendre. Sushara comprit vite que sa cause était perdue mais cela ne faisait que renforcer sa détermination. Il hurlait, d’autant plus fort qu’il était en minorité. Sa hargne et sa conviction n’eurent malheureusement pas l’effet escompté. Ses interlocuteurs restèrent braqués sur leur position et ses invectives ne firent que renforcer leurs convictions.

Après ces débats pour le moins houleux la capitaine, du nom d’Elgardia, reprit la parole :

« J’en ai assez entendu ! L’armée a pour but de protéger l’Empire et son peuple et nous ne laisserons pas quelques prêtres mettre en danger la vie de tant d’innocents. J’irai faire mon rapport à mon général. Je n’ai aucun doute sur le fait que mes homologues en feront des semblables. De toute évidence l’immense majorité de la population est pour une intervention armée et on ne peut en aucun cas nier qu’il s’agit d’une invasion, certes d’un genre nouveau mais sans que les conséquences d’une défaite ne soient moindres. En cas de péril mortel et immédiat il est prescrit que l’armée n’a pas à se référer au premier consul pour agir et qu’elle doit prendre toutes les dispositions possibles pour endiguer la menace. »

A ces mots elle sortit et tous les Salpes du conseil l’applaudirent tandis que les deux prêtres ne purent qu’assister impuissants à son départ. Sushara discuta rapidement avec son homologue qui paraissait complétement dépité :

« Ils vont se damner et tout cela à cause de ce fichu compromis. Je suis certain que si l’Empire avait ouvert ses bras et pris les mesures pour recevoir ce gens nous aurons pu gagner du temps afin de découvrir un remède au grismal. »

L’éprouvé acquiesça mais émit une réserve :

« - Pour ma part je ne suis pas totalement contre l’idée que l’armée intervienne. Non pas tant contre ces malheureux mais si j’ai bien compris ce que ces derniers disent, alors il se pourrait que cette horde de vagabonds ne soit que l’avant-garde d’un danger bien plus grand. J’ai encore du mal à saisir les subtilités de leur langue mais les derniers arrivants semblent toujours plus craintifs et paniqués que les précédents. Ceux d’hier sont au bord de l’hystérie. Si la chance est avec nous l’armée arrivera à temps. Trop tôt ils massacreront alors des milliers d’humains innocents, trop tard cette menace s’en sera déjà chargée.

- Quelle est ce danger qui guette à l’est ?

- Je n’en suis pas sûr mais demain je prendrai un cheval et je m’aventurerai dans le pays des cendres. On ne peut pas se permettre d’être surpris et l’armée se devra d’être informée au mieux. »

Le Bilberin fut surpris par la décision de son compère mais comprit dès lors l’autre raison qui l’avait poussé à ne pas retenir la capitaine. La menace qui se lèvait à l’est était bien plus dangereuse que les querelles de voisinages secouant la ville de Chopaste.

Dès l’aube Sushara enfoucha la monture qu’il avait faite préparer la veille et s’en alla, plein d’appréhension, dans cette région sur laquelle les volcans crachent sans cesse et surplombée par une chappe de cendre qui jamais ne s’estompe. Il chevaucha une heure à peine que déjà la pénombre s’installait et qu’au loin il pouvait apercevoir les éclats rouges des fleuves de lave s’écoulant de ces montagnes démoniaques. Il mit une écharpe mouillée autour de sa bouche et de son nez, ce qui l’aida quelque peu à respirer, tandis que sa monture avançait à reculons vers cette antichambre de l’enfer. Ici les roches elles-mêmes pouvaient brûler. La température était insoutenable et des tourbillons noirs balayaient la plaine couverte de poussière. Les nuages sombres et si bas qu’on croyait pouvoir les atteindre obscurcissaient le Soleil et lui donnaient l’aspect d’un inquiétant rubis qui éclairait de sa lueur rougeâtre les collines creusées par les impacts des roches échappées des volcans avoisinant. Malgré ses précautions il suffoquait et peinait à garder le contrôle de sa monture chez qui l’instinct animal menaçait à chaque instant de la faire déguerpir au grand galop. Une explosion se fit soudain entendre et manqua de faire cabrer la jument. Sushara la calma rapidement et vit, à plusieurs lieues sur sa gauche, un nuage s’élever d’une montagne tandis que des pierres de la taille dune maison s’écrasaient en divers endroits entretenant le vacarme ambiant.

Il progressa encore davantage jusqu’à ce qu’il aperçût enfin, au loin, des colonnes de grisâtres s’avancer, tantôt en tirant une charrette, tantôt portés par des mulets atrophiés, toujours avec la peau sur les os. Elles laissaient dans leur sillage des dizaines de cadavres recouverts par la poussière et l’on se demandait combien de centaines ils devaient être au départ pour que quelques dizaines parviennent à l’arrivée. Pourtant, malgré leur misère et leur affaiblissement, les fuyards ne ralentissaient pas, signe que ce que l’éprouvé cherchait n’était pas loin.

Il avait pris de quoi survivre plusieurs jours dans ce lieu de mort mais ce désagrément lui fut épargné. L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’il vit au loin comme une tempête de cendre se déplacer vers lui. Il trouva une petite butte sur laquelle il grimpa avec son destrier. Eclairée par les minces rayons rouges du soleil perçant à travers les nuages et traquant impitoyablement les fuyards, se révélait alors à lui une immense horde de cavaliers vêtus de peaux, armés de lances et arborant crânes, étendards et cadavres au bout de leurs pieux. Il s’agissait d’une armée entièrement montée et exclusivement composée d’individus de cette nouvelle race. Des barbares sans foi ni loi fondaient sur leurs congénères terrifiés qui, dans leur fuite, les guidaient toujours plus à l’ouest. Les malheureux qui se faisaient prendre se voyaient aussitôt capturés ou massacrés de la plus horrible des façons. Les abominables cris de ces guerriers mêlés à ceux de leurs victimes, le rythme des tambours et des cors accompagnés du tremblement provoqué par le pas des animaux qu’ils montaient donnaient une allure infernale à cet ost des ténèbres qui s’apprêtait à fondre sur l’Empire. Ils étaient des dizaines de milliers et, chose inimaginable, des files de monstres se dérobaient devant leur avancée. L’éprouvé s’était trompé. Il pensait que les réfugiés fuyaient les démons d’antan mais en réalité le mot « Chraikra » qu’ils ne cessaient de répéter avec terreur prenait tout son sens. Ce n’était pas à une marée de monstres, mais à une marée d’hommes qu’il faisait référence.

Devant cette horde Sushara se surprit à trembler, pensant que même l’armée impériale serait incapable de vaincre ces légions devant lesquelles même les plus terribles monstruosités de ce monde ne trouvaient comme refuge que la fuite.

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