Chapitre VI

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« Les Rachnirs devinrent, à l’époque du premier assombrissement, les plus grands des conquérants. Non contents d’envahir ils réduisaient en esclavages les faibles qui se mettaient en travers de leur chemin et cette race était pour beaucoup plus crainte que les monstres eux-mêmes. Le divin Granar étendit ainsi son royaume des montagnes de la chaine des Frandes au golfe d’Angefeu et du détroit de Shaffule à la mer d’Aïshon. Les Rachnirs n’attendirent pas que le Soleil luise de nouveau pour prospérer à tel point que certains virent sa luminescence retrouvée comme un mauvais présage. Grande comme la Terre était un jour leur nation, affaiblie au point de disparaître était-elle le lendemain. Jamais ils ne cessèrent de guerroyer et jamais ils ne faiblirent même dans l’adversité. Pourtant le roi des rois Ichnir IX céda sa couronne, trompé par quelque sorcellerie, et détourna ainsi son peuple du culte des ancêtres pour celui de la salvation.

Oh Rachnir qui lit ces lignes, n’oublie pas que tu es un guerrier comme tes pères avant toi car telle est la voie que tes ancêtres ont tracée pour toi. »

Chroniques des ancêtres.

Alina regrettait un peu les dures paroles qu’elle avait jetées à l’éprouvé. Si elle n’avait menti sur rien elle ne détestait pourtant pas l’Empire autant qu’elle le prétendait. Trois ans à son service lui avaient également montré ses côtés positifs et, surtout, les aspects négatifs de son propre peuple. En Amadre toutes les races autres que la sienne étaient réduites au servage, quoique la plupart du temps on préférait simplement les chasser. Au contraire l’Empire acceptait chacun pour peu qu’on embrasse sa foi. Cette dernière n’avait d’ailleurs rien à voir avec celle des ancêtres et il lui fallut proclamer son adhésion pour monter dans la hiérarchie.

Le culte des ancêtres avait cette faculté assez extraordinaire de présenter chaque race sous un jour positif de telle sorte que chacune se pensait supérieure aux autres. Chacune avait une histoire propre, un dieu qui la guida pendant le premier assombrissement et un mode de vie à adopter en conséquence. Chacun pouvait s’enorgueillir de son sang. Un Amadin devait par exemple servir son royaume, demeurer fort et honorable tandis qu’un Rachnir se devait d’être belliqueux à chaque instant.

A l’inverse il n’y avait nul dieu dans le culte de la salvation. Alina avait été plus ou moins forcée de s’intéresser à ce en quoi elle prétendait croire lorsqu’elle devint soldat puis plus encore pour devenir officier. Après tout, cette religion était née en même temps que l’Empire et dire que ce dernier se basait entièrement sur elle n’était en rien une exagération. Selon les prêtres qu’elle avait rencontrés il y avait le Bien et le Mal. Toute action est soit l’un soit l’autre et tend à damner ou à sauver l’âme de son auteur. Il n’y a toutefois nulle volonté derrière cela. Il s’agit davantage d’une sorte de loi physique. Au même titre que si l’on saute on retombe, si l’on pêche on noirci son âme. Cela a toujours été ainsi, du moins selon ceux qui souscrive à cela, mais cette vérité n’aurait été révélé il n’y a deux siècles et demi par une voie ayant raisonné dans le cœur d’innombrables personnes dont le premier Empereur, Embrun.

Naturellement les prières et les temples étaient davantage là pour s’adresser à cette voix qu’à un quelconque principe dépourvu de volonté, quoique professer sa foi et son envie d’œuvrer pour le Bien et contre la Mal était un bienfait en soi. Ainsi les prieurs s’adressent-ils généralement à ce messager tandis que les prêtres font en sorte de préserver les hommes du pêché car ces derniers auraient, au cours des siècles, oublié l’essence du Bien et du Mal et agiraient pour le second en étant persuadé d’œuvrer au nom du premier.

L’Amadine avait bien du mal à croire à cela mais force était de constater qu’à force d’être entourée de gens qui y souscrivaient sans réserve elle finissait par être elle aussi effrayée par la damnation. Cet infini tourment qui rôde sans cesse était une crainte dont elle se serait bien passée mais si cette dernière était vraie alors ce qu’elle avait jadis pris pour des excès n’était que de la bienveillance. Torturer un individu pendant une semaine pour sauver son âme ne valait-il pas le coup ? Ne valait-il pas mieux même une vie entière de souffrances plutôt qu’une éternité ? L’ordre des purificateurs était de cet avis. Bien que rares, ses membres ne reculaient devant rien pour faire regretter les péchés commis et pour forcer les individus à professer la foi de la salvation car, même si c’était contre leur gré, ces actes étaient Bons pour eux.

Dégoutée Alina était autrefois allée parler avec l’un de ces tortionnaires, avec toutes les précautions du monde bien sûr. Ce qu’il lui avait alors expliqué l’avait marqué à tel point qu’elle n’avait toujours rien à répondre à cela :

« Si un aveugle court vers un précipice ne seriez-vous pas prête à le frapper pour l’en détourner ? Naturellement il ne comprendra pas, peut-être qu’il souffrira, peut-être qu’il vous haïra et pourtant vous l’aurez sauvé. Nous ne faisons pas cela de gaieté de cœur et n’attendons pas la reconnaissance. Nous sauvons simplement l’âme de ces gens contre leur gré car tel est notre vœu, tel est notre serment, tel est notre devoir sacré. »

Heureusement de telles extrémités demeuraient assez rares mais petit à petit elle comprenait ce que ces gens cherchaient à faire et, dans leur paradigme, tout cela faisait sens. La peur de la damnation se faisait quant à elle jour après jour plus forte en elle et, bien qu’elle la considérât comme une crainte d’enfant, elle avait de plus en plus de mal à passer outre. D’autant plus que l’éprouvé, qui l’accompagnait désormais régulièrement, ne cessait jamais de la lui rappeler.

Bormo avait trouvé en elle une alliée efficace pour sa mission autant qu’une âme à sauver. Il sentait même qu’une certaine amitié naissait entre Alina et lui ; discrète, atténuées par les multiples convenances qu’officiers et clercs doivent respecter, mais bien réelle. Cette affection mutuelle trouvait sans doute davantage sa source dans le temps passé ensemble que dans une affinité particulière entre les deux jeunes gens. Non, il y avait quelque chose d’autre. A ses côtés il apprenait beaucoup sur la région, les mœurs de jadis et la façon de penser des locaux. Sa compétence et son professionnalisme lui plaisaient. Cependant, malgré cela, aucune solution simple n’émergeait pour pacifier et convertir la province. Les meurtres et les représailles continuaient, de la part d’un camp comme de l’autre. Alina était régulièrement envoyée sur place pour enquêter tandis que ses collègues Rachnirs préféraient traquer les rebelles et incendier quelques villages. Au fond le tempérament de ces gens demeurait bien proche de ce que préconisait pour eux le culte des ancêtres à ceci près qu’ils agissaient désormais au nom de l’Empereur à défaut de leur dieu tutélaire.

Toujours est-il que ces tâches prétendues ingrates convenaient très bien à la jeune Amadine. D’autant plus que l’éprouvé préférait généralement l’accompagner elle plutôt que les autres officiers dans leurs expéditions punitives. Les rares fois où il le faisait étaient lorsque le général en personne se déplaçait. Il demeurait ainsi dans ses bonnes grâces, chose essentielle pour l’accomplissement de sa tâche. Ce jour-ci Alina et Bormo visitèrent une taverne dans laquelle un cadavre avait été retrouvé la veille, un couteau planté dans le cœur durant son sommeil. Sur la route Alina sentait son camarade plus détendu et serein que d’habitude aussi ne put-elle pas s’empêcher de lui demander la raison de cette attitude si particulière chez lui.

« - C’est parce qu’en l’occurrence je sais déjà ce que nous allons trouver là-bas.

- Vraiment ? Comment ça ? Nous n’avons pas reçu plus d’information que d’habitude me semble-t-il ? Simplement un Amadin a été tué et on nous envoie pour éclaircir tout cela.

- Certes mais il y avait un détail dans le descriptif qu’on nous a envoyé.

- La présence de la fleur rouge et blanche ?

- Effectivement et je suis prêt à vous parier qu’il s’agit d’une signata.

- Vous ne me demandez pas comment j’ai deviné votre détail ?

- Il s’agissait du seul détail vraiment particulier par rapport à d’habitude, vous vous êtes simplement dit que cela ne pouvait pas être autre chose puis vous avez tenté votre chance.

- Dans le mille ! J’espérais vous avoir davantage impressionné ! Que signifie cette fleur alors ?

- Oh… Simplement qu’il n’y a pas que les hommes du roi Armand qui œuvrent ici. Je ne suis pas bien au fait de tout ceci mais il va sans dire que l’Empire a aussi ses propres agents. Une floppée à ce qu’il paraît. Ces dernières années, nombre d’opposants à l’Empire ou à l’Eglise ont été retrouvés morts avec cette fleur à leurs côtés. Naturellement le premier consul assurait que ce n’était pas de son fait et qu’il ignorait tout ; cependant personne n’était dupe et c’est bien là l’effet recherché. Cela fait comprendre aux gens bien informés que désormais les plus hautes sphères du pouvoir s’impliquent et cela peut suffire à intimider les plus couars de nos ennemis. Les gens du peuple ne sont bien sûr au courant de rien et je fus même surpris que la personne nous ayant envoyé le descriptif de la scène ait pris le soin de le souligner. Toujours est-il que si un assassin de cette envergure a été envoyé et qu’il a laissé une signata non fanée c’est probablement que notre mort n’est pas un banal agitateur mais probablement un agent d’Armand et que cette fleur lui est adressée. Désormais l’Empire tolérera de moins en moins les ingérences de notre turbulent voisin.

- Mais si cela est si connu, comment savoir que l’on n’a pas affaire à un imitateur ?

- Tout simplement à cause d’une particularité de cette fleur. Voyez-vous chaque plant est marqué d’un symbole qui lui est propre, un peu à l’image d’un flocon de neige. Or ce dernier se retrouve sur chacune de ses fleurs. A une époque certains nobles l’utilisaient même comme signature, d’où son nom. Nous vérifierons mais jusqu’à aujourd’hui toutes les fleurs retrouvées dans ce genre de circonstances ont étaient marquées du même symbole, preuve incontestable qu’elles viennent toutes du même endroit. »

La suite donna raison à l’éprouvé. Comme il avait été donné consigne de le faire en cas d’accident de ce genre, rien n’avait été bougé. En échange de ce désagrément l’Empire s’engageait à dédommager l’intéressé, en l’occurrence l’aubergiste, ce que Bormo fit dès qu’il arrivât. La taverne était grande mais miteuse, toute faite de bois avec quelques tapisseries de mauvais goût sur les murs. Il était aisé de deviner la clientèle habituelle de ce lieu à en juger par l’odeur de bière renversée qui imbibait les murs et par les traces de vomi au sol. Avec pareil clients entretenir son établissement était une perte de temps et d’argent inutile. A jamais les vestiges des soirées passées faisaient partie du décor. Chaque tâche semblait être au tenancier du lieu ce que sont les trophées au chasseur tant elles semblaient presque entretenues. Enfin, il était cependant probable qu’il sorte son balai et son torchon pour la chambre du défunt car le rouge du sang a du mal à attirer le chaland. Le travail avait cependant été bien fait. Le responsable était entré par la fenêtre, avait poignardé l’Amadin au cœur tandis que ce dernier dormait puis était reparti comme il était venu. Le lit était imbibé de sang tandis que se trouvait sur la table de chevet, bien en évidence, la fleur évoquée dans le message. Il était en effet difficile de ne pas la noter ni la mentionner même pour un œil non averti : le meurtrier avait pris le soin de nettoyer le coin sur laquelle il l’avait posé de telle sorte qu’elle ressortait clairement dans ce sinistre décor. Bormo se mit alors à interroger le tavernier sans qu’il ne lui apprenne rien d’intéressant.

Alina quant à elle fouillait dans les tiroirs. Elle n’en eut que deux à ouvrir avant de découvrir une liasse de parchemins. Pour sa promotion on lui avait enseigné les rudiments de l’écriture aussi ne déchiffra-t-elle que difficilement ce qui était marqué et mit plusieurs secondes avant de réaliser que ce qu’elle lisait n’avait aucun sens. Devant son air pantois l’éprouvé la rejoignit et se saisit du rouleau avant de conclure :

« C’est du code. Inutile de vous tracasser, vous comme moi sommes incapables de le déchiffrer. En revanche voilà ce qui aurait dû vous intriguer. »

Il pointa du doigt le sceau brisé qui représentait une tour renversée.

« - Il s’agit des armoiries de la famille Marignet, une maison très proche du roi Armand. Je pense que notre assassin ne s’est pas trompé de cible.

- Pourquoi n’est-il pas plutôt venu nous voir pour que nous l’interrogions s’il était au courant ? »

A ces mots l’éprouvé se mit à rire :

« - Parfois j’oublie que vous découvrez à peine toutes ces choses, mes excuses. Dites-moi, vos collègues officiers vous inspirent-ils confiance ? »

Alina hésita un instant.

« - La réponse est non, répondit lui-même Bormo. Croyez-bien que ces gens sont très utiles pour gagner une guerre mais aucunement pour gagner la paix. Maintenant si vous étiez consul, iriez-vous donner des renseignements à ces gens-là ? Au mieux ils tortureraient l’intéressé jusqu’à ce qu’il avoue être la femme du roi Armand V en personne. Plus probablement ils le tueraient. Ici nous avons le même résultat mais avec un message des plus puissant à l’adresse de l’employeur de cette personne, éxpliquait-il en brandissant la fleur. Enfin sachez que le religieux, le civil et le militaire ne travaillent hélas que peu ensemble. Nous n’avons pas les mêmes méthodes et chacun protège jalousement ses prérogatives. En l’occurrence croyez bien que l’auteur de ce meurtre est probablement d’ores et déjà damné et que je ne l’aurai jamais toléré. Le premier consul le savait et a donc agit sans en informer ni les prêtres ni l’armée.

- Le meurtrier n’a-t-il pas pourtant sauvé des innocents en tuant un agent de l’étranger qui ne désire que raviver les flammes de la guerre ?

- Probablement mais il faut effectuer une prière bien précise avant d’exécuter pareille besogne, n’avoir à l’esprit que ce que l’on sauve et non ce que l’on détruit et enfin aller se repentir dans un temple. Sans tous ces éléments l’âme se flétrie et si l’on en accompli aucun le châtiment éternel est assuré. »

Une fois encore cette horrible promesse se rappelait à Alina. Elle ne put s’empêcher de professer à voix basse sa volonté de faire le Bien et surtout d’éviter le Mal. Devant ce spectacle Bormo sourit et l’invita à boire un coup dans une auberge un peu plus respectable que celle-ci quand ils auraient fini leurs investigations.

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