La première fois - 3 - Le premier vol

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« Je l’avais, je l’avais, je l’savais !

— Oui, c’est bien, Doujali, la calma Lia.

— Mémé, l’Errant, il a pas répondu à ta question, sur : c’est quoi un voleur de vie.

— Non, Judi, sans doute, a-t-il considéré qu’il s’agissait d’une question rhétorique – c’est une question que l’on pose sans en attendre de réponse. À moins que ce soit Oushka, qui ait jugé que cette question ne méritait pas de réponse. Chéri, tu veux bien finir, que tout ce petit monde aille dormir. »

« Luden et Jola avaient maintenant l’enfant qu’ils avaient tant désiré, Areu.

Areu était ce qu’ils avaient de plus précieux. Jola but toutes les potions, infusions et décoctions que lui préparait le sorcier, une semaine plus tard elle allaitait son bébé. Ce qui permit à Doumali de retourner, avec son fils, chez son mari, le sorcier.

Areu était une enfant merveilleuse, non seulement parce qu’elle était, sûrement, un don de mère Nature, mais aussi parce qu’elle était un bébé extrêmement facile, très agréable. Elle babillait, souriait à tous ceux qui la regardaient, tous ceux qui croisaient son regard étaient séduits.

Il y avait une communion rare entre Areu, Jola et Luden. Ces derniers pressentaient les besoins de l’enfant. La nuit, Areu avait faim, Jola s’éveillait et lui donnait le sein en fredonnant une berceuse. À peine, Areu s’était-elle salie que Juden s’éveillait et changeait son lange en la couvrant de baisers. Areu ne pleurait jamais.

Ils ne se quittaient plus, Luden allait tailler les vignes, Jola l’accompagnait, Areu confortablement installée contre son torse. Jola allait chasser le lièvre, Luden était à son côté, Areu confortablement installée dans son dos. Lorsque Jola et Luden s’accouplaient – tout aussi souvent qu’avant son arrivée –, Areu dormait profondément.

Puis Areu grandie, elle joua avec les autres enfants de Kouki. Tous, garçons et filles, étaient ses amis, elle ne se disputait jamais avec aucun d’entre eux, quand une chamaillerie naissait, elle souriait aux chicaneurs et ils mettaient fin à leur différend. Areu était une bénédiction.

Elle ne fut pas la seule marque de bienveillance que mère Nature prodiguât au village. Six années durant, il plut quand il le fallait et fit soleil aux meilleurs moments, pour que le raisin soit mûr à point, gorgé de sucre, et abondant. Kouki fut plus prospère que jamais. Le tonnelier dut former deux apprentis pour fournir à la demande. Les charretiers allaient livrer le vin de plus en plus loin. La troisième année, ce sont les charroyeurs des acheteurs qui virent suppléer ceux du village. La quatrième, c’est du lointain port de Villiane que vinrent des convois de tombereaux, car la réputation du vin de Kouki avait traversé la mer.

Dans ces pays, on ne pratiquait pas le troc, comme ici. Les habitants utilisaient des rondelles d’or, d’argent ou de bronze pour tout échange, ils nomment ces rondelles des “pièces”. Tu veux échanger un renne contre des peaux tannées, tu reçois des pièces pour ton renne et tu donnes des pièces pour avoir des peaux. Si, si, ça sert à quelque chose.

Si aucun de ceux qui ont des peaux tannées à troquer ne veut d’un renne, tu troques ton renne avec quelqu’un qui en veut un, mais n’a pas de peaux ; en échange, il te donne des pièces. Puis, tu troques les pièces reçues contre les peaux tannées de l’un de ceux qui en ont, mais ne veulent pas de renne. Lorsque tu échanges quelque chose contre des pièces, ils disent que tu “vends la chose”. Quand tu donnes des pièces contre un objet, ils nomment cela : “acheter” l’objet. Si tu troques ton renne contre des peaux, on te remet un nombre de peaux pour que leur valeur soit équivalente à celle de ton renne, mais peut-être n’as-tu pas besoin de tant de peaux. Dans ces pays-là, on te donne des pièces pour la valeur – ils disent le “prix” – de ton renne. Ensuite, tu achètes le nombre de peaux dont tu as besoin pour le prix de ces peaux, et s’il te reste des pièces, tu les gardes, pour acheter d’autres choses plus tard.

Kouki prospérait, ses habitants prospéraient, mais Koukins et Koukines étaient des gens simples. La prospérité ne changeait pas leur mode de vie, ceux qui avaient des vignes s’occupaient de leurs vignes, le tonnelier fabriquait des tonneaux, les charretiers transportaient les tonneaux. La vente du vin avait toujours suffi à nourrir tous les habitants qu’ils aient ou non des vignes, ils étaient solidaires comme il convient de l’être dans un clan.

De son côté, Areu grandissait, c’était une enfant particulièrement intelligente, tellement intelligente qu’elle prenait soin de ne pas le paraître plus que les enfants de quelques mois de plus qu’elle. Mais quand on la regardait attentivement, on arrivait à déceler ce petit quelque chose qui faisait penser que, peut-être, elle jouait le rôle d’un enfant de son âge.

Les pièces d’or s’accumulaient – les pièces d’or avaient une valeur beaucoup plus importante que celles d’argent, lesquelles valaient plus que celles de bronze. On avait bien réussi à leur vendre quelques babioles inutiles comme des assiettes et des coupes en argent, mais ils continuaient à utiliser leurs ustensiles de terre cuite. Koukins et Koukines avaient offert des bracelets et des colliers à celles et ceux qu’ils aimaient, mais les bijoux devaient être simples et près du corps pour ne pas les gêner dans leurs tâches quotidiennes. Ils jugeaient les vêtements de tissus fins et précieux, fragiles et peu adaptés à leurs occupations, alors ils n’en achetaient pas. Ils n’achetaient donc que des ornements peu onéreux – qui coûtaient peu de pièces.

Peut-être, un jour, leurs enfants ou leurs petits-enfants changeraient-ils de façon de vivre, peut-être feraient-ils travailler d’autres gens à leur place et vivraient-ils comme des nantis. Mais eux vivaient comme ils avaient toujours vécu, de la façon qui les avait toujours rendus heureux. Aussi Kouki n’était ceint d’aucune muraille, pas même d’une palissade, et aucun guerrier n’y résidait. Le sorcier était persuadé qu’Areu, qu’en son for intérieur il appelait Krakoanyn, était la fille de dame Nature. Oubliant que : ce que dame Nature donne, dame Nature finit toujours par le reprendre. Il avait la certitude que pour les remercier de la façon, dont Jola, Juden et tous les habitants du village du plus jeune au plus âgé prenaient soin de sa fille, non seulement elle assurait leur prospérité, mais qu’elle les protégeait de toutes calamités.

Mais vous savez comment se propagent les nouvelles, l’un parle de ce village paisible et prospère, le second raconte l’histoire de ce village de vignerons très riches, le troisième décrit ce pays de cocagne dépourvu du moindre guerrier. Cela finit toujours par arriver dans l’oreille d’un brigand, ou dans celles d’une bande de pillards.

Un matin, juste avant l’aube, Areu s’éveilla en sursaut, elle secoua ses parents pour les réveiller, oubliant toute retenue, elle cria : “réveillez-vous, ils arrivent, ils veulent tuer tout le monde ! Des pillards, montés sur un monstre, viennent nous tuer !” Elle sortit de la maison, courant dans tous les coins du village, elle hurlait des mots d’adulte : “Sauvez-vous, dispersez-vous, gagnez les grottes, sur les flancs de Krakoa !”

Mais il était trop tard. Sans doute, avait-elle dormi trop profondément, mais le faiseur de déserts entrait déjà dans le village, trente scélérats étaient sur son dos. Sur le second segment se tenait le Youlier, qui dirigeait les déplacements de l’animal en orientant sa tête à l’aide de crochets. De diverses ethnies tous appartenaient à la lie de la société. Agacé par cette gamine qui criait des mots qui – bien qu’il ne les comprenne pas – ne pouvaient qu’être des cris d’alarme, l’homme qui était assis juste derrière le Youlier, sauta au sol. Il était armé d’une grande lame, il se précipita sur l’enfant pour la faire taire. Areu se tourna vers lui, mais elle ne réussit pas à croiser son regard, car Tunois – tel était son nom – regardait par-delà l’enfant deux hommes et une femme qui, ne tenant aucun compte des admonitions d’Areu, se précipitaient vers l’enfant et lui. Le premier brandissait une fourche à trois dents de bois, la femme n’était armée que de deux serpettes, le dernier, que sa musculature désignait comme forgeron, balançait une masse au bout de son bras.

Tunois, sans même baisser les yeux, d’un geste mainte fois répété, saisit Areu par les cheveux, la fit pivoter et l’égorgea, comme on égorge un oison. Face aux trois arrivants.

Luden poussa un cri d’ours en colère, il accéléra et de la fourche qu’il tenait comme une lance, il percuta Tunois. Lequel n’avait même pas essayé de parer l’attaque, il fut projeté en arrière et retomba assis, hébété.

Dévastée, Jola prit sa fille dans ses bras, soutenant sa tête, comme elle le fit lorsque trop petite, déjà, celle-ci ne pouvait la porter. Ses larmes se mêlaient au sang de sa fille qui inondait sa poitrine, ses bras et son visage qu’elle pressait contre le corps sans vie. C’est comme une délivrance qu’elle accueillit la mort.

Car tous les bandits s’étaient répandus dans le village. Ils appartenaient à ce qu’il y a de pire dans la création, ils tuaient avec délectation, n’épargnaient personne, ne laissaient aucun survivant, n'emmenant aucun prisonnier, pas même les plus jolies femmes. Areu, Luden, Jola et le forgeron furent les premiers à mourir. Le sorcier fut dans les derniers, il implora Krakoa de vomir tout le feu qu’elle avait en elle, mais elle resta endormie.

Les assaillants se livraient à des abominations sur les femmes et les enfants, avant de les tuer ou après. Ils détruisaient et incendiaient, ils pillaient. Ils mangeaient, en marchant et en tuant, les vivres qu’ils trouvaient ; ils buvaient le si réputé vin de Kouki, mais ils ne mettaient pas en perce les tonneaux, ils les brisaient à coups de hache. Ils cherchaient les pièces d’or des habitants et les trouvaient sans peine, car elles n’étaient pas cachées.

Parfois, l’un des pillards passait à côté de Tunois, qui était toujours assis là où Luden l’avait fait tomber, hagard. S’inquiétant de lui, ils lui disaient “réveille-toi, tu vas tout rater, il y a encore quelques survivantes, bon, moi j’y vais !” ou “tu vas bien ? T’as pas l’air, merde, t’as rien, bouge !” Mais jamais ils ne s’arrêtaient auprès de lui, le plaisir de la mise à sac passait avant la sollicitude envers l’un d’eux.

L’histoire aurait pu en rester là, mais quand Tunois trancha la gorge d’Areu, il ne trancha pas que chairs, voies respiratoires, veines et artères ainsi que le gosier. Il trancha, également, le lien qui reliait Areu à ce corps.

Areu quitta le corps en même temps que la vie. Areu sut immédiatement ce qu’il devait faire pour ne pas disparaître. Areu n’avait plus de corps, Areu n’était plus une fillette de six ans, Areu était un esprit.

Il vit la pensée de Tunois, il s’en approcha et commença à s’enrouler autour d'elle. Il étouffait la pensée de son assassin, mais doucement il s’effilochait comme un nuage. Il s’inquiéta, allait-il disparaître en annihilant la pensée qu’il enserrait ? Il comprit, il avait décrit une hélice de droite à gauche autour de la pensée de Tunois. En pratiquant ainsi il tuerait Tunois, mais il se désagrégerait. Il s’empressa de dérouler la spirale et recommença en montant de la gauche vers la droite. Il éteignit la pensée de Tunois et absorba ses connaissances. Areu était très jeune, après en avoir éliminé l’occupant précédent, il mit longtemps pour appréhender, maîtriser et coordonner son nouveau corps.

Il se leva, marcha quelques pas, plia les genoux, ramassa un caillou, visa une fenêtre à quelques pas, lança et atteignit sa cible. Puis il se rendit auprès du youlou, s’empara de la trompe accrochée sur le second segment de la bête, dans laquelle il souffla.

Très rapidement, toutes les vermines se rassemblèrent, se demandant qui avait sonné l’alarme et quel était le danger qui les guettait. “Tunois, qu’est-ce que tu fous, bordel !”, s’enquit leur chef, Malobi.

“Je suis Areu, j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne !” »

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