La première fois - 1 - Luden et Jola

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La troisième nuit de La Tripade, Bleue était plus haute que ses sœurs. De nouveaux clans étaient arrivés, aussi il y eut sept cercles autour du feu de joie, lorsque vint le soir.

Ce n’est que quand tous furent installés, qu’Oushka et l’Errant fendirent de nouveau les cercles pour comme la veille, après avoir observé tous ceux qui étaient assis au premier rang, choisir de se placer entre Lia et moi.

Il me faut maintenant vous révéler ce que disent les chamanes : « Dame nature met en chaque Errant la magie nécessaire à son art. »

Cet Errant-là, sa magie était dans sa voix. Non pas qu’il lui suffise de dire “cuissot de bison”, pour qu’il en apparaisse un dans le plat — je prends cet exemple, car il appréciait nourriture et boissons. Il savourait lentement chacun des mets les plus fins qui lui étaient offerts. Non ! sa voix était magique parce que tous l’entendaient comme l’entendait Lia assise à côté de lui et moi qui n’était séparé de lui que par sa chienne. Ceux qui se trouvaient à l’opposé d’eux, même au dernier rang ; les anciens à qui il fallait crier dans l’oreille pour se faire comprendre.

Y compris ceux qui, quel que soit le bruit que l’on fasse, n’entendaient plus rien. Ils l’entendaient, comme il convient d’entendre un conteur. On pouvait les reconnaître aux sourires qui illuminaient leurs visages et aux hochements dont ils ponctuaient les révélations de l’Errant.

« Écoutez tous, je vais vous conter “La geste d’Areu, voleur de vies”, annonça-t-il.

La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très très loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.

Parmi ceux qui sont arrivés aujourd’hui, qui a déjà entendu cette geste ? »

Personne ne se manifesta, il reprit donc :

« Hier, une brillante enfant a demandé ce qu’étaient les faiseurs de déserts. Lorsque l’on me fera l’honneur d’une collation, ceux qui étaient présents auront le temps de l’expliquer aux nouveaux arrivants.

À tous, je soumets un sujet de réflexion. Pourquoi dans les régions où ils n’ont jamais existé, et dans celles où on les a oubliés, lorsque que l’on conte “la geste d’Areu”, nombreux sont ceux qui interrogent sur les faiseurs de déserts ? Et personne, ne s’enquiert jamais ce qu’était – ou est – un voleur de vie ?

Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.

C’est loin à l’ouest des contrées où vivaient ces derniers que se trouvât le pays de Chuntouna, dont les habitants étaient de paisibles cultivateurs et éleveurs.

— Ben, pourquoi tu nous parles des faiseurs de déserts, alors ? » s’exclama un grand échalas.

Oushka tourna la tête vers le garçon, assis pas très loin de nous au premier rang. Elle ne se leva pas, mais regarda l’Errant, lequel enchaîna :

« Dans ce pays. Au pied de la montagne crache-feu nommée Krakoa, il y avait un village du nom de Kouki. Les koukins et les koukines cultivaient essentiellement la vigne.

La vigne est une plante qui donne des fruits dénommés raisins. Un fruit est appelé “grain”. Les grains sont de la taille des œufs de seiche, ils poussent en grappes. Lesquelles ressemblent aux pontes desdites seiches que l’on trouve échouées sur les plages.

Les grains de raisin sont de délicieux fruits sucrés, mais à Kouki, on en mangeait peu, on préférait les écraser et laisser le jus fermenté. Cela produisait une boisson, le vin, qui était très apprécié en Chuntouna et dans les pays environnants.

Entre les rangs de ceps – c’est ainsi qu’ils nommaient un pied de vigne –, ils plantaient des pêchers. Ce sont des arbres, dont les succulents fruits juteux, les pêches, ont la taille d’une boule de neige et une peau douce comme le velours des bois des rennes au printemps.

Vivre au pied d’une montagne crache-feu est dangereux, mais les terres autour de celle-ci sont particulièrement fertiles, et donnent un parfum unique – très apprécié – au vin produit à partir du raisin qui y pousse. Koukins et Koukines étaient prospères.

Parmi eux, il y avait un couple, Luden et Jola. Ils étaient très amoureux l’un de l’autre, ils vivaient confortablement de leurs vignes, tous deux étaient dans la force de l’âge, ils avaient tout pour être heureux. À dire vrai, ils avaient presque tout, car il manquait l’essentiel à leur bonheur. Ils n’avaient pas d’enfant.

C’était un couple aimant, ils s’accouplaient souvent – non pas par acharnement afin d’avoir un enfant, mais parce qu’ils s’aimaient et que tous deux aimaient donner et recevoir du plaisir de l’autre – mais jamais Jola ne portait le fruit de cet amour. Pourtant, ils avaient tout essayé. En vain, ils étaient allés voir l’herboriste du village – un genre de chamane –, lequel était plus habitué à préparer des potions pour éviter la conception d’enfant que pour la favoriser. Sans plus de résultat, ils avaient écouté des anciens leur assurer que s’ils mangeaient beaucoup tel ou tel aliment très vite Jola attendrait un enfant, tandis que d’autres les informaient qu’il fallait absolument s’abstenir de manger telle ou telle victuaille, laquelle était quelquefois celle qu’un autre avait recommandé de manger plusieurs fois par jour.

Jola disait régulièrement à Luden : “Je t’aime, mais je ne te donne pas d’enfant. Va, trouver une gentille fille qui t’en donnera un.” Parfois elle remplaçait “gentille fille” par unetelle, chaque fois différente. Toujours, Luden répondait : “Il n’en est pas question, je t’aime, c’est de toi que je voudrais un enfant. Peut-être est-ce moi qui ne peux en concevoir. Alors, va, agrée un homme courageux, doux et bienveillant qui t’en fera un”, mais jamais il ne lui suggéra l’un ou l’autre, car il lui appartenait à elle de faire son choix — peut-être aussi craignait-il que Piedi ou Rodiou soient plus concrets qu’un “homme”. Comme vous vous en doutez, toujours Jola refusait, souvent elle répondait entre plaisanterie et inquiétude : “C’est parce que tu ne veux plus de moi, que tu me proposes d’en choisir un autre ?” Chaque fois Luden lui démontrait combien il voulait d’elle.

Bien que cet enfant tant désiré leur manquât, ils s’aimaient tellement que la plupart du temps, être l’un auprès de l’autre leur faisait oublier cette absence.

En ces temps-là. Krakoa était une aimable “montagne crache-feu”, elle ne crachait pas des pierres en fusion, par son sommet, en envoyant des roches brûlantes plus haut que les oiseaux ne volent ni n’en vomissait d’énormes quantités qui brûlent tout sur leur passage bien au-delà de ses pentes. Non, des bouches s’ouvraient sur ses flancs et Krakoa régurgitait de la pierre en fusion qui s’écoulait sur des distances guères plus longues qu’un vieux youlou.

Un jour, alors que Krakoa avait dégorgé du côté de leurs vignes, Luden et Jola se rendirent sur place pour évaluer les dégâts éventuels qu’auraient pu subir celles-ci. Cette nouvelle bouche s’était ouverte un peu au-dessus de leur vignoble, mais fort heureusement la coulée était passée à une dizaine de pas de leurs plantations.

Trois rangs de vingt ceps, ainsi que quatre pêchers, avaient été desséchés par la chaleur dégagée, il faudrait les arracher et les remplacer. C’était une perte modérée, un faible prix à payer en échange de l’abondance des récoltes sur les pentes de Krakoa.

C’est au moment où ils s’apprêtaient à redescendre au village qu’ils entendirent un cri.

Un seul cri ! Pas un cri déchirant ! Plutôt un cri d’appel ! Un cri incongru ! Un cri de bébé ?

Leur sang ne fit qu’un tour, eux tournèrent sur eux-mêmes une fois, deux fois, une troisième fois plus lentement, mais ils ne voyaient personne, ni homme, ni femme, encore moins le bébé qui aurait émis ce cri.

Leur désir d’enfant, les avait-il fait imaginer ce cri ?

Pourtant, tous deux l’avaient entendu, mais ils avaient beau insister, leurs recherches restaient vaines. Bouleversés, ils allaient renoncer lorsque le cri retentit de nouveau. Clair, net, un cri ! Sans aucun doute, il s’agissait d’un appel, venant de plus haut.

Ils gravirent la pente en longeant la coulée. Soudain ils le virent. Il était là, sur les roches ignées, à égale distance des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible !

Ma gorge est sèche et mes forces déclinent, une collation serait la bienvenue. »

¤¤¤

Note :

Si vous n'avez jamais vue une grappe d'oeufs de seiche vous pouvez le faire ici :

https://www.biolit.fr/sites/default/files/07%20-%20PONTE%20DE%20SEICHE%20(MED)%20-%20MOYENNE%20DEFINITION.pdf

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