57. Le silence plus fort que les doutes

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Théo

— C’est là, à droite, le petit chemin qui s’enfonce dans la forêt.

Lyana freine un peu brusquement et parvient quand même à tourner entre deux grands arbres majestueux. Il y a un petit panneau qui indique la proximité du Monastère auquel nous parvenons alors que le soleil se couche. La vision du petit clocher avec cette lumière si spécifique est magique et un sentiment de sérénité m’enveloppe déjà. Je ne suis pas du genre religieux, mais j’ai l’impression que cet endroit est un vrai refuge et j’adore voir les différents bâtiments en pierres qui composent le complexe. Il ressort de tout cet ensemble un sentiment de solidité et de sécurité qui a le mérite de m’apaiser immédiatement.

Quand je me tourne vers Lyana, je la sens beaucoup moins tranquille que moi. Elle regarde tout autour de nous et je la sens hésiter à descendre de la voiture.

— Il y a un souci ? Tu n’aimes pas l’endroit ?

— Je ne suis pas très fan de ces lieux… Tu sais, je ne suis pas croyante, mais s’il y a quelqu’un là-haut, il ne doit pas vraiment apprécier ce que j’ai fait de ma vie…

— Au moins, ici, personne ne nous trouvera. Je ne crois pas que les moines communiquent beaucoup avec la Russie et tu as vu le chemin qu’on a emprunté ? Ce ne sont pas les gros bras de ton Pavel qui vont penser à venir ici.

— Ça reste encore à prouver, marmonne-t-elle en sortant. J’espère qu’ils n’ont rien contre les chiens, par contre, parce que je ne le laisse pas dehors.

Je m’extirpe à mon tour du véhicule et nous allons nous présenter dans un petit local où le panneau de bois indique l’accueil. Sur le comptoir, il y a une autre petite affiche qui demande de sonner la cloche s’il n’y a personne. Je m’exécute malgré l’heure un peu tardive et le tintement retentit et résonne dans le silence. Si j’en crois le peu de voitures sur le parking, le monastère n’a pas l’air débordé et ils doivent sûrement avoir de la place.

Un petit homme arrive et entre derrière nous. Il est vêtu d’habits civils et n’a pas grand-chose du moine que j’imaginais. Il nous salue puis va se positionner derrière le comptoir.

— Monsieur, Dame, que puis-je pour vous ? Nous n’avons pas de réservation, ce soir, mais si vous le souhaitez, il nous reste des logements.

Je jette un oeil à Lyana qui semble se mettre un peu en retrait et me laisser prendre la parole pour nous deux.

— Bonjour. Effectivement, nous aimerions pouvoir profiter d’un hébergement chez vous pour quelques jours. Ce serait possible, même avec le chien ?

— Nous devrions pouvoir faire avec, s’il est propre et n’aboie pas au moindre mouvement, sourit-il. Il est mignon. Si vous voulez bien me suivre.

— Vous avez quoi comme type de chambre ? demandé-je alors qu’il se dirige vers la sortie.

— Oh, vous savez, c’est assez rudimentaire, nous ne proposons pas de trois étoiles, mais les lits sont confortables et nous recevons souvent des couples, donc nous nous sommes adaptés.

Je le vois regarder Lyana, toujours aussi silencieuse, avant de hausser légèrement les épaules et de prendre une clé sur le mur. Le porte-clé est plus grand que la clé et représente une croix. On a l’impression qu’il date du Moyen-âge et si la chambre est aussi ancienne que ça, le confort risque d’être rustique. Nous sortons derrière lui et traversons l’étendue gazonnée et bien entretenue jusqu’à un ensemble de petits logements sur une aile de l’édifice. Il se dirige directement vers le logement quatorze dont il ouvre la porte avant d’y entrer le premier. J’adresse un regard interrogatif à la rousse qui m’accompagne, mais elle ne me répond que par un petit geste énigmatique de la main.

J’interprète ça comme un accord pour suivre le moine dans le logement et me demande si elle a déjà fait vœu de silence pour cette retraite. La pièce est en effet assez rudimentaire mais très propre et bien agencée. Un grand lit en bois trône au milieu de la pièce, une grande armoire sur le côté et dans une petite pièce adjacente, je devine qu’il y a une salle de bain avec une douche. Des motifs floraux sont dessinés sur le mur et les draps sur le lit sont en adéquation avec ce thème. Une petite odeur de jasmin flotte dans l’air. Guizmo semble avoir compris qu’on lui demandait d’être discret car il s’allonge immédiatement à côté de la porte, la langue pendante, et attend de voir ce qu’on va décider.

— C’est bon pour toi, Lyana ? Cela te convient ?

— Oui, oui, bien sûr, c’est… très bien. Merci, répond-elle sobrement.

— Ce n’est pas ce à quoi vous vous attendiez, Madame ? demande courtoisement l’homme qui nous accompagne. Vous souhaitez peut-être avoir chacun votre espace ?

— Non, c’est parfait comme ça. Excusez-moi, je suis fatiguée, c’est tout, sourit-elle poliment.

— Vous savez, nous accueillons régulièrement des couples où la situation est un peu… tendue, si vous m’autorisez l’expression. Nous avons tout un programme afin que ces retraites servent de nouveau départ et permettent, avec l’aide de Dieu, de repartir sur des bases plus saines, plus durables. Si ça vous intéresse, vous pouvez même commencer dès ce soir par un petit exercice que je peux vous expliquer si cela vous intéresse.

Je m’amuse de la façon dont il nous voit et analyse notre relation, mais Lyana ne semble vraiment pas être dans le même état d’esprit car elle lui répond un peu brusquement.

— Ça va aller, merci. On a surtout besoin de tranquillité, je pense.

— D’accord, d’accord, s’empresse-t-il de répondre. Je vais vous laisser alors, je ne veux surtout rien vous imposer.

— C’est quoi cet exercice que vous aviez en tête, l’arrêté-je alors qu’il se dirige déjà vers la porte. Cela ne coûte rien de voir ce que vous proposez, nous déciderons ensuite si nous voulons le faire ou pas.

Il s’arrête, la main sur la poignée, et nous regarde tour à tour, comme s’il cherchait à se décider sur ce qu’il allait faire. Je le vois prendre une grande inspiration, j’imagine qu’il fait le signe de croix dans sa tête pour se donner du courage, et il se lance enfin dans son explication.

— Eh bien, c’est assez simple. Vous vous asseyez chacun à un bout du lit, sans possibilité de vous toucher, et vous devez passer quinze minutes à communiquer. Mais l’intérêt des choses, c’est que vous n’avez pas le droit de parler. Juste des expressions, des gestes. Parce que les mots, souvent, déforment tout, alors que les corps n’ont pas la capacité de mentir. Vous êtes libres de choisir ce que vous voulez communiquer, comment vous voulez le faire. C’est une application de la règle de silence qui fonctionne bien lorsqu’il y a des conflits entre nous. Et si vous le souhaitez, dès demain, je pourrai vous proposer un petit programme spécial couple en détresse, mais il faudra convaincre Madame, je pense. Bonne nuit à tous les deux, conclut-il en s’échappant avant que nous n’ayons pu réagir.

Couple en détresse ? Est-ce vraiment l’impression que nous donnons ? Et puis, c’est quoi cette idée d’exercice ? Franchement, je ne sais pas quoi faire de ce qu’il vient de nous dire.

— Je vais chercher nos sacs dans la voiture, Lyana. Cela te laisse le temps de réfléchir à l’exercice, ajouté-je en souriant.

— L’exercice ? Tu veux vraiment faire ce truc, toi ? Tu te rappelles de ce que je t’ai dit dans la voiture ? Les retraites silencieuses, tout ça… Mais, bref, si tu veux vraiment faire ça, je devrais pouvoir la boucler pendant quinze minutes.

— C’est juste un quart d’heure, oui, ça devrait aller. Et je suis curieux de voir ce que ça donne. Au pire, ça nous fera rire un peu ! Allez, viens Guizmo. On va faire un petit tour avant la nuit. Je te préviens, je ne me lèverai pas si tu as des envies nocturnes !

Le Husky se relève immédiatement et me suit en secouant la queue alors que Lyana nous regarde avec une expression que j’ai du mal à déchiffrer. Depuis notre arrivée ici, c’est comme si elle n’était pas vraiment à l’aise, un peu à l’écart et j’ai du mal à saisir la raison de cette façon de vivre notre séjour au sein de ce Monastère.

Quand je reviens avec nos bagages, je vois que Lyana a décidé d’aller prendre sa douche. Mon premier instinct est d’aller la retrouver, mais je me retiens et je me mets à l’aise sur le lit en attendant qu’elle ait terminé ses ablutions. Mon esprit divague sur ce corps nu que j’apprécie tant et qu’elle est en train de savonner et caresser et je dois vraiment me faire violence pour ne pas aller me jeter sur elle. J’entends la porte de la douche s’ouvrir et quelques minutes plus tard, elle revient dans la pièce principale, juste enroulée dans une serviette de bain blanche.

— Tu as décidé de transformer les quinze minutes de silence en torture ? demandé-je en me redressant sur le lit.

— Il n’a pas précisé si c’était nu ou habillé, son exercice, si ? sourit-elle en ouvrant son sac.

— Si c’est nu, l’exercice va être beaucoup plus compliqué, tu ne crois pas ? Tu es quand même d’accord pour essayer ?

— Oui, je veux bien le faire, ton exercice. Et je vais m’habiller, promis. Tout a bien changé, entre nous, hein ? Il fut un temps où tu ne me suggérais pas de m’habiller, grimace Lyana en enfilant une culotte sous sa serviette.

— Oh, tu aurais pu rester en serviette, tu sais. Je voulais juste dire que la torture de te voir nue sans pouvoir te toucher pendant quinze minutes serait impossible à supporter. Déjà que j’ai eu du mal à résister à l’envie de te retrouver sous la douche…

— J’aurais aimé que tu me rejoignes, murmure-t-elle en mettant son tee-shirt. Bon, on le fait, c’est exercice ? Et après, je crois qu’on a des desserts à déguster.

— C’est parti, alors. Je me mets ici et tu t’assois à l’autre coin ? indiqué-je en prenant place à côté des oreillers alors qu’elle s’installe à l’autre bout.

Je suis un peu déçu qu’elle se soit rhabillée et qu’elle ait interprété mes propos de cette manière. Mais en même temps, c’est vrai qu’ainsi, l’exercice sera plus facile.

— Tu es prête ? On peut donner le top départ ?

— Oui, je crois que je suis prête… Mais franchement, cette croix au mur m’angoisse, tu sais ?

— Attends. Je vais l’enlever alors.

Je me relève et, debout sur le lit, je décroche la croix avec un peu de difficulté. Je me penche et la glisse sous le lit, hors de notre champ de vision.

— Mieux comme ça ? demandé-je en souriant et en m’asseyant en tailleur en face d’elle.

— Beaucoup mieux. Quel chevalier servant, sourit-elle. Merci, beau voisin. Il va falloir que je pense à changer de surnom…

— Oui, tu as quinze minutes pour y penser ! Allez c’est parti. Silence, on tourne !

Les premiers instants de ce silence imposé sont vraiment étranges. Ni elle, ni moi, ne savons vraiment ce que nous devons faire. Nous nous observons, le seul bruit dans la pièce étant le léger ronflement de Guizmo qui a pris place devant la porte et s’est assoupi. Nous nous regardons et je ne peux m’empêcher de l’admirer. Ses cheveux roux encore mouillés se répandent le long de son magnifique visage. Des gouttes que j’imagine fraîches tombent sur son cou et ses épaules. Ses yeux verts brillent d’un éclat qui provoque comme toujours chez moi de folles envies. Son tee-shirt, un peu humide suite à sa douche, colle à sa peau et je devine clairement ses tétons sous le tissu. J’ai l’impression que la situation l’excite un peu et cela me fait plaisir de voir que malgré mes rebuffades, elle est toujours attirée par moi, comme je le suis par elle. Ses deux mains sont posées sur ses genoux et elle finit par me sourire en voyant à quel point je la dévore des yeux.

Le moine a dit de communiquer avec des gestes et je prends l’initiative d’essayer de lui communiquer ce que je ressens. Je pose mes deux mains sur mon cœur, mime des battements avant de tendre mes paumes vers elle. J’espère qu’elle va comprendre que ça veut dire que je l’aime et j’attends sa réaction.

Lyana me sourit tendrement avant de reproduire les mêmes gestes, auxquels elle ajoute un baiser qu’elle m’envoie du bout des lèvres sans rompre le contact visuel.

Je souris immédiatement à ces marques d’affection et sens la gêne de cet échange non verbal diminuer un peu. Je passe mes doigts sur mes joues, depuis mes yeux jusqu’à mon menton, pour imiter des larmes et continue quelques instants avant d’arrêter, de faire non de la tête et de pointer mon index alternativement entre elle et moi. J’ai envie de lui faire comprendre que je ne veux plus qu’il y ait de larmes et de disputes entre nous à l’avenir, mais je ne sais pas si je suis clair.

La jolie rousse fronce les sourcils avant de sembler réfléchir, puis elle grimace et pointe son doigt dans sa direction avant d’étirer ses lèvres en sourire et de me désigner à mon tour. Je ne sais pas trop si elle me dit que je lui donne le sourire ou qu’elle veut me faire sourire, c’est un peu compliqué sans les mots, quand même. Quelle idée !

Je repense aux règles qu’a énumérées le moine et me dis qu’il ne nous a pas interdit de nous toucher. Je m’avance donc vers elle à genoux, m’incline devant elle, avant de me redresser. Je pose mes mains sur ses genoux et espère qu’elle a compris que cela voulait dire que j’accepte ses excuses et que je souhaite reprendre notre relation là où on l’avait laissée. Impossible de communiquer ça uniquement par des gestes alors j’approche ma bouche de la sienne sans toutefois oser franchir les quelques centimètres qui nous séparent encore.

Voyant qu’elle hésite de son côté, je bouge les lèvres afin qu’elle comprenne que je suis en train de prononcer sans un son un “je t’aime” qui vient du plus profond de mon être. Je ne sais pas si c’est l’exercice, le fait que nous prenons enfin le temps de laisser s’exprimer nos émotions et sentiments ou cette proximité, mais j’ai l’impression qu’un déclic se fait au fond de moi. Certes, elle m’a trahi, elle m’a mis en danger en indiquant à ses chefs mes liens avec Mikhail. Mais, comme elle l’a expliqué, elle n’avait pas d’autre choix. Et ce que nous ressentons l’un pour l’autre est plus fort que ça. Ce que j’éprouve pour elle est sans commune mesure avec la colère que j’ai pu ressentir en découvrant ce qu’elle m’avait caché. Je franchis donc l’espace qui reste et je scelle avec ce baiser qui nous réunit le pardon que je suis en train de lui donner. J’aime trop Lyana pour continuer à m’en passer et c’est comme si tous mes ressentiments s’étaient envolés durant ce temps de silence. Finalement, je crois que les miracles, ça existe vraiment.

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