16. La double casquette pèse lourd

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Lyana


Je sors de la petite boutique, sacoche sous le bras, et me retrouve sur les pavés de la rue Thiers. C’est une jolie ville, Bernay, j’aime beaucoup. Le centre, au moins, même si comme partout, tu tombes sur le gros lourdeau qui mate ton décolleté comme si c’était une glace sur le point de fondre et sur laquelle il faut se précipiter, s’il y a des lycéens partout qui profitent de leur mercredi après-midi pour traîner en ville, ou des familles aux parents dépassés par leurs morveux qui crient comme s’ils étaient seuls chez eux. Le ciel est gris aujourd’hui, mais la température reste agréable.

La jeune fleuriste de chez qui je sors m’a confié le graphisme de sa nouvelle enseigne, son logo à créer et tout un site Internet à refondre, et il va falloir que je trouve conseils auprès d’un pro de l’informatique, même si je touche ma bille. Je n’en suis pas non plus à assurer toute cette partie du boulot, mais j’ai commencé à me renseigner sur le net et je pense avoir une piste. J’aime bien mon boulot, et plus je prends le temps de travailler légalement, plus j’y prends plaisir. Ça ne fait pas de mal d’avoir la sensation de se fondre dans la masse.

En attendant, je file m’acheter un sandwich et flâne un peu pour me trouver un coin où m’installer pour déjeuner. J’ai la chance de tomber sur un ancien lavoir dans lequel je m’engouffre. Le coin est calme et j’ai presque l’impression d’être de retour en campagne, même si les passants sont nombreux sur le bord de la Charentonne, rivière qui traverse la ville et est peuplée de canards.

J’ai le cœur qui s’accélère lorsque je sors mon vieux téléphone. Voici maintenant presque trois semaines que je suis ici, et je n’ai toujours eu aucune nouvelle de Pavel. Bien que tout ceci soit très agréable, j’aimerais autant savoir qui je dois espionner, histoire d’en finir pour de bon avec cette mission, et par répercussion avec l’organisation. J’hésite depuis quelques jours à l’appeler, et je me suis décidée ce matin, j’en ai marre d’attendre. La patience n’est pas mon fort, alors je compose son numéro et compte les sonneries jusqu’à entendre sa voix.

— Da ? Lyana, tout va bien ?

— Je m’ennuie, Pavel. Tu comptes me laisser dépérir en Normandie, ou je vais finir par savoir ce qu’il en est ?

— Tu t’ennuies ? Vraiment ? Et pourtant, tu as l’air de bien t’amuser, même la nuit. Tu noues des relations avec les locaux ? C’est mignon, je trouve.

Je souffle en me demandant qui il a bien pu envoyer pour me surveiller. Ça m’agace qu’il cherche à me protéger constamment, tout en me foutant dans des situations dangereuses.

— Il faut bien que je m’occupe. Qui est ici ? Pas Vadim, rassure-moi ?

— Vadim ? Non, il est aux Etats-Unis en ce moment. Et puis, tu le connais trop bien, ma Puce. Le business est bon, sinon ? Tu as l’air d’avoir récolté quelques petits contrats. Quel talent ! se moque-t-il.

— Je prends de l’expérience pour ma reconversion. Donc, quand est-ce que tu me donnes plus d’infos ? J’ai besoin d’action, là.

— Tu es en Normandie, pas dans un western. C’est pas parce qu’il y a des vaches qu’il faut croire que tu es un cowboy, hein ? Ce n’est pas encore le moment de l’action. On veut des résultats, je te rappelle. Et si on va trop vite, on va tout perdre.

— Tu veux bien arrêter de me prendre de haut ? Tu m’énerves, bougonné-je. Je ne vois pas en quoi connaître le nom de la personne que je dois espionner va trop vite. Je pourrais au moins commencer à me renseigner discrètement, merde.

— Peut-être que j’ai envie d’une nouvelle petite nuit en ta compagnie pour te donner d’autres renseignements ? Tu m’as laissé une forte impression, c’est incroyable tout ce talent.

— C’est bien aimable de ta part, mais j’ai décidé de devenir chaste. J’en ai marre d’utiliser mon cul pour satisfaire tes envies et séduire des mecs pour tes missions.

— Toi ? Chaste ! s’esclaffe-t-il. Ce serait vraiment la meilleure, celle-là ! Ne me dis pas que l’air normand t’a fait oublier tout ce que tu as appris et ce que tu aimes faire ?

— Ça fait des années que je baise pour le boulot, Pavel, tu ne crois pas que je puisse en avoir marre ? Sérieusement, t’as vu le genre de mecs que j’ai dû séduire pour toi ? Un peu de répit ne me fait pas tant de mal.

— Il faut savoir ce que tu veux, Lyana. Tu veux te reposer ou tu veux de l’action ? Tu m’appelles pour quoi, exactement ? Que je sache ce que je suis prêt à te donner. Je suis perdu, là.

Le petit sourire que j’entends dans sa voix m’énerve au plus haut point. J’ai cette folle impression qu’il s’amuse avec moi, qu’il joue de mon ignorance et qu’il me manipule comme une marionnette.

— Ce que je veux, c’est savoir pourquoi je suis là. J’en ai ras la casquette de jouer la touriste, moi. Tu comptes me laisser ici combien de temps ? C’est sûr qu’être éloignée de toi et de tous tes sbires, ça ne me fait pas de mal, bien au contraire, mais j’en ai marre. Donc décide-toi, donne-moi des délais, dis-moi quelque chose, merde, m’agacé-je en me levant pour tourner en rond.

— Ecoute, ma chérie, pour l’instant, tout se déroule exactement comme prévu. Pourquoi est-ce que je devrais changer les choses si tout va bien ?

Tout se déroule comme prévu ? Mais je ne fais strictement rien ! Il commence vraiment à me gonfler.

— Très bien. J’adore être payée à ne rien faire. Si c’est ce que tu veux. Et je te préviens d’avance, j’ai besoin de matériel pour mon boulot et de bosser avec un informaticien, donc je vais encore faire chauffer le porte-monnaie. Peut-être même que je vais en profiter pour m’acheter un écran plat plus grand, d’ailleurs, histoire de m’occuper.

— J’espère que tu gagnes bien ta vie avec tes petits contrats, Princesse, parce que de mon côté, tu n’auras pas un centime de plus. Et arrête de t’énerver comme ça, je t’ai dit que le plan se déroule normalement. Là, on est passé à la deuxième phase, tu sais ? Celle où la pression se resserre sur la cible. On va le mettre sur la tangente, le petit, prêt à craquer, tu n’auras plus qu’à le cueillir. Ça va être du gâteau et il faut juste que tu sois prête quand je te donne le top départ. Tu sais faire ça très bien, je n’ai pas d’inquiétude.

Je soupire et me repasse ses mots en tête. Il s’agit donc bien d’un homme, et il s’attend, une nouvelle fois, à ce que je couche pour obtenir les infos qu’il désire. J’en ai vraiment marre de fonctionner comme ça, et s’il pense que je ne vais pas essayer autrement avant de devoir encore une fois me déshabiller, il rêve.

— Quel genre de pression, au juste ? Je ne peux pas être prête sans savoir de qui tu parles, j’ai besoin de plus que de juste un nom pour faire les choses bien, d’approcher, d’apprendre à connaître. Il ne s’agit jamais que de cul, tu sais ? On n’obtient rien avec une partie de jambes en l’air, hormis un orgasme de temps en temps.

— Tu le sauras en temps voulu. Désolé, j’ai une affaire urgente qui m’appelle. J’ai confiance en toi, hein. Ne me déçois pas. Pour ta dernière affaire, je vais avoir besoin de toi et de tous tes talents. Sois sage, en attendant !

Je raccroche sans plus attendre et marmonne dans mon coin, fatiguée de lui servir de jouet. Il va vraiment falloir que tout ça s’arrête, et je commence à me demander s’il ne m’a pas balancé des salades pour m’envoyer tranquillement ici. C’est l’angoisse, tout ça. Sans compter que cette mission beaucoup trop vague sent mauvais. Perdue en campagne, sans cible précise, sans objectifs à court terme, sans visibilité sur la suite. Pas vraiment mon kif, ça.

D’ailleurs, après avoir mangé mon sandwich sans grand appétit, je retourne au centre-ville et me balade un moment dans une effervescence mesurée qui ne me suffit pas. Il va falloir que je sorte, que je m’abrutisse un peu et me change les idées. Si Pavel a bien ri quand j’ai parlé de chasteté, on peut dire qu’il y a bien longtemps que je n’avais pas été aussi sage, moi. Ça me perturbe un peu, je l’avoue. Le sexe a toujours été mon exutoire favori, ma façon de penser à autre chose, d’éloigner les maux, les images gravées dans mon cerveau, la culpabilité et tout ce qui va avec mon rôle dans l’organisation. J’ai l’impression que la Normandie, la campagne et le calme qui y règne, ont un effet plus apaisant que ce que j’aurais pensé. Honnêtement, je m’imaginais mal vivre dans un coin si posé, j’étais persuadée que le silence et la tranquillité allaient me faire vriller et raviver tous les démons. On est loin de ça.

Après avoir fait un détour dans une boutique informatique et fait une petite visite du musée de la ville, je retourne au parking où j’ai laissé ma voiture et me demande si un petit weekend à Paris ne serait pas l’idéal alors qu’un train arrive en gare tout près de là. Je suis à deux doigts d’éteindre ma voiture pour aller me prendre un billet quand les informations qui passent à la radio me sortent de mes pensées.

La fusillade qui a eu lieu la nuit dernière dans cette ville de la banlieue Nord de Paris témoigne de la violence qui y règne désormais. La grande question qui se pose, c’est pourquoi les forces de l’ordre ont choisi de se rendre à cet endroit. C’était un véritable guet-apens et la mort de l’un d’entre eux est la terrible conséquence de leur manque de préparation. Les observateurs disent cependant que ce n’était pas une intervention classique. En effet, dans cette histoire, aucun suspect n’a été identifié, aucune piste n’a été imaginée. Une nouvelle preuve de l’infiltration des mafias dans les banlieues ?

Je soupire en me demandant si tout ça a été orchestré par Pavel. Si tel est le cas, je suis la conne qui reste loin de l’action et est en “sommeil” dans le fin fond de la Normandie. Toute confiance en moi, qu’il dit, hein ? Je commence sérieusement à avoir des doutes. Ou alors, il a juste confiance en moi pour m’offrir à sa cible, ouais. N’être considérée que comme une nana facile est vraiment compliqué à vivre. Je m’assume, mais cela n’a rien d’agréable à être utilisée pour ça. Surtout que beaucoup de ces cibles ont été de piètres coups, en prime.

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