Invisible

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Regardez cette maison aux fenêtres opaques ; les vitres ne sont-elles pas brisées ? Les volets à l'azur pâle ne se craquèlent-ils pas sous la chaleur ? Les tuiles roses fanées du toit ne menacent-elles pas à tout moment de dévaler ?

Édifiée juste à la lisière du village, derrière l'atelier de tissage, on la voit à peine. Elle est plantée au milieu d'un jardin désordonné, envahie d'herbes folles et de fleurs sauvageonnes où bourdonnent quelques rares bestioles ; pauvre masure, elle semble si délaissée.

Le gardien y réside pourtant. Mais il n'est qu'une ombre. Sa communauté est là, mais de lui, on ne s'en soucie pas. Il passe au milieu d'eux. Il esquisse un sourire, un geste de la main ; "Bonjour, comment va ce matin ?"

Ceci est lettre morte. Parfois un signe dans sa direction : son imagination ? Qu'importe, sa journée en est illuminée. Confiant, il rentre chez lui en chantonnant.

Puis, arrive le lendemain et encore l'indifférence, il insiste, mais ne récolte que silence. Il s'assombrit et s'assoit sur la place blanche, sous les branches bruissantes d'un arbre. Il l'écoute sangloter, chuchoter, raconter son histoire. Il recueille ses plaintes : le soleil de plus en plus chaud, l'eau de plus en plus rare.

— Pourquoi sont-ils silencieux ? Pourquoi n'écoutent-ils pas ?

Une lamentation légitime à laquelle le gardien répond :

— Je l'ignore, ils ne m'entendent plus non plus.

Puis, il se tait, honteux pour eux et pour lui aussi. Tous les deux recroquevillés, coupés de ceux qu'ils veulent atteindre, ils se noient dans leur commune mélancolie.

Les jours s'écoulent. La maison s'écroule. Les herbes folles s'étiolent. Plus d'insectes sur les fleurs desséchées. L'air se refroidit en ces matins figés. Les premières gelées d'un automne sec aux aubes glaciales irisées de rose ; c'est beau.

Hélas, aucune pluie pour les sols assoiffés.

Lui franchit le seuil avant les premiers rayons, se pose sous le chêne. Les vestiges des feuilles entourent le tronc sec. Quelques larmes de sève le traversent ; à peine une respiration. Et pourtant il murmure encore. Les complaintes s'agitent dans les branches, ultimes râles d'une végétation à l'agonie qui s'endort petit à petit. En prévision de l'hiver ? Sûrement. Mais au printemps, se réveillera-t-elle ?

Dans le village, personne ne s'en soucie. Les gens ne voient plus le vieux chêne. L'habitant de la vieille demeure en est révolté. Que lui soit ignoré, passe encore, mais leur dédain pour cet arbre présent bien avant eux, cela l'afflige profondément.

Il faut dire qu'ils sont de moins en moins nombreux à flâner ; se presser, rentrer dans les maisons, y dormir. D'ailleurs, l'atelier de tissage a fermé. Le leitmotiv des métiers s'est tu. lui ne peut que contempler la canopée expirante.

Le temps s'égrène ; les secondes, les minutes, les heures, les nuits et les semaines. L'herbe jaune craque à chaque instant autour de la bicoque qui dégringole. Le froid s'accentue, l'hiver sera bientôt là ; glacial, vêtu de bleu indigo et d'astres lointains.

Pas de précipitation depuis des mois. La seule fontaine du village est à sec. Sa vasque d'albâtre se fendille sous l'asséchante et croissante froidure. Mis à part le veilleur, personne pour s'en émouvoir ; les autres s'en sont allés. Ils se sont laissés absorber par les charmes vénéneux d'une cité. Peu à peu, celle-ci a étendu ses bras démesurés sur la nature diminuée. L'ogresse l'a dévorée. Bientôt, elle embrassera le village abandonné, s'en repaîtra ; l'étreinte sera assassine.

Éternellement solitaire, il reste fidèle auprès du chêne décédé. Il croit l'entendre fredonner, car le bois mort craque encore. Hélas, il sait qu'il se fourvoie. Mais il continue à le veiller, à se recueillir sur la tombe de son vieil ami. Le vent passe à travers lui, il sourit, ferme les yeux. La bise apporte des paroles qui élargissent son cœur solitaire.

Viens avec moi, il est temps, je t'attends…

Doucement, il se mêle à cet air, ce chant. Son ami l'appelle par delà les mystères, et il comprend…

....

...

..

Le toit de la maison chute lourdement sous les coups puissants des machines venues de la ville. Elles éventrent les murs usés et révèlent le corps momifié du gardien qui enfin loin du chagrin et du silence s'en est allé.

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