La procession

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Elle avançait à pas menus, la procession. Lente cohorte toute de noir vêtue, elle traversait les allées du cimetière au son des pas crissant sur le gravier. Silence de rigueur derrière le corbillard, tiré par quatre chevaux, qui transportait le cercueil du regretté défunt. Tout juste quelques reniflements étaient autorisés. Si un malheureux osait chuchoter à l’oreille de son voisin, les grenouilles avaient tôt fait de fondre sur lui et de rétablir l’ordre solennel.

Au premier rang, bien sûr, la veuve. Son visage était recouvert d’un voile de crêpe sombre et ses yeux étaient baignés de larmes. Elle souffrait. Certes, elle était riche à millions, mais ce n’étaient que des millions de peine et de tristesse. D’ailleurs, avait-elle assuré à ses amies, elle aurait bien donné tout cet argent au premier venu pour retrouver son Henri. Veuve à vingt-cinq ans, quelle douleur. Et lui qui n’en avait que soixante de plus. Un gâchis. Personne, probablement par respect, n’avait relevé la proposition de l’éplorée, bien que nombreux en cet instant auraient aimé s’y connaître un peu en nécromancie. Devenir Crésus au prix d’une petite résurrection, pouvait faire naître des vocations sur le tard.

Derrière elle, le curé. Il marchait tête basse en marmonnant des Avé et des Pater, un missel serré contre sa poitrine. Il se félicitait de sa messe. Pas de faux pas, une cérémonie d’exception. Psaumes, chants, orgue, émoi et larmes. Si l’Évêque avait vent de sa réussite, peut-être pourrait-il recevoir la charge de Saint-Sulpice-Du-Mont-D’en-Haut. Il avait toujours rêvé de cette paroisse. Son église, son presbytère, il y songeait jour et nuit. Il observa la veuve. La voilà riche à présent. Il fallait protéger ses biens, de nombreux rapaces tournaient déjà autour d’elle. Il lui parlera des dons pour les œuvres, et de la réfection de la toiture de l’église. Après tout, c’est pour le Seigneur.

Aussi près de la veuve que la décence l’imposait, le triptyque des corbeaux. Le banquier, l’avocat et le notaire. Homme de loi et de peu de joie, ce dernier était l’ombre de la justice et le spécialiste du canton des héritages à multiples zéro. Il chérissait sa cliente comme un borgne son œil restant. Il n’osait se l’avouer à voix haute, mais il se trouvait encore plutôt bien conservé pour son âge, et une situation comme la sienne pourrait intéresser une jeune femme en deuil. Il se promettait, tandis qu’il observait la croupe...le dos de la veuve, de retenter une approche dés le lendemain.

Nul besoin de détailler les deux autres compères, à peu de choses près, ils pensaient la même chose.

Venait ensuite le cortège des oncles, tantes, neveux et nièces, cousins à la mode de Bretagne et vagues branches oubliées de la famille. Sans intérêt. Leur seul espoir était de faire montre d’assez de tristesse pour peut-être ramasser quelques miettes de ce que le défunt léguerait. Alors ils se pressaient. Ils pleuraient. Ils larmoyaient. Ils se donnaient aussi de vicieux coups de pieds, des poings dans le pif ou des coudes dans les côtes, dans l’espoir de voir l’un d’eux chuter et perdre ainsi toute chance dans la course aux écus. Et ils pensaient. Au disparu. Et à ses millions. Ses millions envolés. Ils avaient pourtant œuvré leur vie durant, mais s’étaient fait coiffer au poteau par cette arriviste blonde aux yeux de biche et à la poitrine de... passons. Ils pleuraient, donc.

Un chiard braillait. Il en faut toujours un, de chiard. Sa mère essayait bien de le calmer, mais plus elle s’y astreignait, plus le morveux hurlait. De guerre lasse, elle abandonna le combat et décida de s’éloigner du cortège. Elle venait de perdre tout espoir de rester dans la course. Et tandis que la colonne avançait dans une indifférence totale à ses malheurs, résonna dans les allées le bruit d’une claque assénée sur la joue d’un petit con qui venait de coûter au moins deux mille pièces d’or à sa mère.

Dans la foule des inconnus, un homme avait peine à cacher son sourire. C’était l’amant. Celui dont toutes les femmes tombent éperdument amoureuses au premier regard. Brun ténébreux, au nez aquilin et aux fossettes charmeuses, musclé comme un Dieu grec, et au quotient intellectuel d’une moule. Mais elle s’en foutait, la veuve. Ce qui l’intéressait, c’était son braquemart. Car monsieur était escrimeur, qu’on se le dise. C’était sa passion. Et la simple vue de son fleuret en faisait pâlir une douzaine d’un coup. Lui avait hâte que tout cela finisse. Il lui brûlait de découvrir la vaste demeure du cocu. Madame irait se mirer dans ses robes hors de prix, et lui partirait en exploration. On disait que le vieux avait une salle d’entraînement qui rendrait malade tout bretteur qui se respecte. Il était vraiment con, l’amant.

À deux pas derrière le nigaud, une belle rousse. Splendide. Plantureuse. Démoniaque. Elle tenait à la main un grand échalas. Un corniaud de quinze ans, tout mou et qui, chose surprenante, arborait le même tarin à rallonge que le mort dans le cercueil. Elle se déhanchait avec agilité, telle la liane sensuelle qu’elle savait être et les hommes autour d’elle lui jetaient des regards concupiscents (ben oui). Sauf l’amant, bien sûr. Lui, il pensait plastron, sabre et garde en tierce. Con, je vous dis. Vous l’avez deviné, la rouquine, c’était la maîtresse. Et le dadais, le fils caché. Pas si bien caché que ça, parce que tout le monde l’appelait le bâtard, à l’école. Les enfants sont formidables. La rouquine, elle était bien emmerdée. Le vieux desséché, elle se retrouvait sans revenus. Alors elle furetait, histoire de dénicher un mécène qui accepterait une seconde main. Elle avait entendu quelque part que les chances de trouver un bon parti dans un enterrement étaient presque aussi élevées que dans un mariage. Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle avait bien couché avec pas mal de maris, mais c’était toujours celui d’une autre. Donc elle tirait quand même un peu la gueule. Ce qu’elle n’imaginait pas, c’est que bientôt ce serait champagne et caviar. Parce que le vieux connaissait l’histoire de l’amant. Et comme il était vraiment trop con, l’escrimeur, le mort avait décidé quelques jours plus tôt de tout léguer à la vamp.

Personne ne le savait encore, il avait fait venir en secret un notaire de la ville.

S’il n’avait pas cassé sa pipe, il en mourrait de rire. D’ailleurs, il n’avait toujours pas bien compris ce qui lui était arrivé. La veille de son trépas, il était pourtant encore bien vivant. Et ce matin là, juste après son café, avant de finir la page des bandes dessinées, direct le nez dans ses tartines. Les huîtres de la veille au soir, peut-être ? Ou bien ce petit goût d’amande amère dans son jus d’orange pressé avec délicatesse par sa moitié ?

Au fond de sa boîte, il s’en carrait quand même pas mal, le mort. Plus besoin de se dire qu’il avait épousé une femme qu’il n’aimait pas et aimé une femme qu’il ne pouvait marier. Ni de regretter d’avoir enfanté un idiot comme son fils. Ou de s’inquiéter à savoir si les asticots allaient lui bouffer en premier les yeux ou les orteils. Par contre, ce qui le gonflait un peu, le décédé, c’était que visiblement, personne n’en avait grand-chose à foutre, de son départ pour l’au-delà. On ne semblait pas le regretter des masses. Et ça vous en met un coup sur l’amour propre et l’estime de soi, un truc pareil.

La procession suivait son lent cheminement. Le village tout entier s’était rassemblé dans le ventre mou de la cohorte. Tout le monde se pressait, du métayer à l’aubergiste, de la gardienne de chèvres à l’idiot (pas le fils ni l’amant, un autre, ils sont plusieurs dans ces coins reculés, une histoire de consanguinité, à ce qu’il paraît). Et tous se demandaient à qui irait l’héritage. Qui serait leur nouveau maître. Et ils parlaient de la maîtresse, de l’amant et du fils caché-pas-si-caché-que-ça. Parce que c’était quand même Monsieur le Comte qu’on enterrait, aujourd’hui, et que ça arrivait pas souvent dans une vie. Alors il fallait assister au spectacle. Pour voir, et surtout être vu. Et pouvoir le raconter des années durant dans tous les repas de famille.

Et à l’arrière de la queue des fantômes en noir, bien loin de toutes ces basses pensées et mesquineries de l’âme, une vieille femme allait seule. Recroquevillée sur elle même, elle était frêle comme un arbrisseau dans la tempête. Ses vêtements étaient élimés d’avoir été trop portés. Elle pleurait. De chaudes larmes roulaient sur ses joues crevassées.

Elle ne songeait à rien, elle. Pas de méchancetés. Pas de faux regrets. Elle n’en était plus capable.

Elle enterrait son mari, aujourd’hui.

Son mari, qui était parti trente ans plus tôt, et à qui dans sa mémoire sénile elle disait adieu jour après jour, oubliant chaque soir qu’elle l’avait déjà fait le matin même.

Et finalement, du fond de sa démence dont tout le monde se foutait, c’était elle la plus belle d’entre tous.

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