La visite

6 minutes de lecture

Après une ultime chanson de Gorilla, j’arrive au parking où nous nous étions donné rendez-vous. Je suis terriblement maussade, peut-être à cause des gris nuages qui m’ont accompagné toute cette chienne de journée, ou par la raison de ma présence en ce lieu, va savoir.

Le moteur coupé, je prends un instant pour apprécier l’éphémère tranquillité de ma voiture. Un coup d'œil à l’extérieur, le parking côtoie du grillage renforcé qui donne à l’endroit une allure de prison.

Brrr.

Enfin. Je ne suis pas du genre à me défiler et sors accompagné de mon gros bonnet de laine. Je progresse vers l’entrée en louvoyant entre les voitures et les autres visiteurs. Il y a plus d'activités que ce à quoi je m’attendais, peut-être que ce ne sera pas si terrible après tout.

Je remonte une allée de pierre en esquivant des gens quasiment tous accompagnés d’un animal. Rien d’étonnant quand on se rend à la SPA.

C’est alors que je commence à les entendre. Ils sont omniprésents, discordants, un concentré d’émotions perpétuellement lancées à la face du monde. Des aboiements. Des appels à l’aide, des cris de colère, d’incompréhension, ou d’excitation à chaque fois que quelqu’un se penche aux barreaux de sa cage.

Je me surprends à capter le regard des gens, ils font de même. Nous nous encourageons mutuellement à franchir les dernières étapes.

Réfugié sous un petit préau, j’essaye d’ignorer l’humidité et tapote sur mon téléphone. Mon aimée sera bientôt là. Elle a intérêt, c’est par sa volonté que nous sommes ici. Une petite dame s’approche et engage spontanément la conversation.

  • Bonjour ! Vous venez adopter une p’tiote bête ?
  • Il semblerait.

Je voudrais paraître moins sec et force un sourire pour lui faire comprendre que ce n’est pas de sa faute. Elle ne s’en formalise pas, visiblement elle a l’habitude.

  • Vous savez, ce n’est pas une décision facile. Holala ! Prendre une p’tiote bête, savoir se faire obéir, le sortir tous les jours, même sous la pluie ! Et je vous dis pas quand on s’inquiète car il disparaît ou simplement quand il paraît tout malade. Pauvres p’tiotes bêtes.

Elle me fait rire. Comme si elle croyait pouvoir me faire peur. Avec son imperméable bleu ciel et ses yeux pétillants, elle insuffle de l’énergie même en disant de tristes paroles.

  • Vous prêchez un adepte. J’ai bossé dans des fermes alors ce n’est pas sortir dans le froid ou ramasser un caca qui va m’effrayer. Avec ma conjointe on pense prendre un chien.
  • Oooh vous êtes adorable ! Vous avez déjà un animal de compagnie ?
  • J’avais, oui.
  • Ah. Je suis désolée de l’entendre. Comment était-il ?

Souriante, elle attend que je me livre sans même me connaître, et j’ai tellement besoin de parler.

  • C’était à la ferme justement. J’ai récupéré un petit chaton abandonné par sa mère. Avec ma femme, nous l’avons couvé, sevré. Il lui a fallu des mois pour avoir la force de quitter notre salle de bain. Tous les jours je lui nettoyais les yeux, je brossais son poil pour chasser les puces et les tiques. Avec le temps, elle s’en est sortie, elle a vécu, nous étions heureux. Et puis un soir, elle n’est pas rentrée. Nous l’avons appelé, cherché, partout. Les jours passaient, implacables. Et puis, un jour ma femme m’a appelé en larmes. Quelqu’un l’avait appelé, on l’avait retrouvé… dans un fossé.

Ma voix se brise. Elle pose sa main ridée sur la mienne. Je chasse rageusement une larme en me traitant de fiote. Évidemment qu’à son âge elle a déjà perdu des animaux. Je dois paraître bien faible à ses côtés. Qu’y puis-je, je m’étais beaucoup trop accroché à mon petit chaton. Sa perte aussi soudaine que brutale nous avait frappés sans crier gare, et depuis je ne voulais plus prendre d’animaux. C’était trop dur à imaginer, de perdre à nouveau une vie.

Elle attend sagement la suite. Pourquoi suis-je ici ? Je me demande si c’est à elle ou à moi que je parle alors.

  • Notre maison était devenue silencieuse. Avec le temps, j’ai réussi à passer outre la douleur. Mais, c’était trop dur pour Clémence. Elle a commencé à me parler de reprendre un animal. J’ai refusé, encore et encore. Elle souffrait, moi aussi, chacun à sa manière, et on arrivait pas à s’en sortir. Après dix ans de vie commune, notre couple allait exploser à cause d’un chat.
  • Mes pauvres amours. Ces p’tiotes bêtes sont de la famille, c’est normal de se sentir ainsi.
  • Peut-être, oui. Dimanche nous nous sommes hurlé dessus. Et puis, j’ai cédé. Parce que je ne voulais pas la perdre elle aussi. Je l’ai même surprise, car je lui ai dit de se retrouver ici le lendemain du coup. On a regardé quelques profils sur le site de la SPA et pouf. Nous voilà, prêts à reprendre un animal.
  • Quel est l’heureux élu ?
  • Isidor. Il a l’air gentil sur la photo.
  • Ils le sont tous ! Vous voulez aller le voir ?
  • Maintenant ?
  • Maintenant.

Surpris, je la suis tandis qu’elle sort un énorme trousseau sonnant de sa poche. Les aboiements redoublent de derrière la porte qu’elle ouvre et referme juste après notre passage. Nous déambulons dans les couloirs d’entretiens entre les cages. Il n’y a que des chiens déchaînés ici. Ils se jettent contre les cages en aboyant à se fendre la gorge. Ma guide a une caresse pour chacun d’entre eux alors que mon cœur se serre en imaginant toutes ces vies brisées. Il y a de beaux chiens, moi qui m’attendais à voir que des animaux “moches”, blessés ou que sais-je.

Nous continuons à discuter en avançant. Je lui fais part de mes surprises, elle m’explique que les races prisées comme les Huskys sont des chiens très compliqués à éduquer. Alors les gens les achètent chiots et les abandonnent dès qu’ils grandissent.

Je ressens une violente haine pour ces personnes, mais elle la chasse d’un revers de la main en me montrant une cage. Elle contient un chien, le seul qui n’aboie pas. Il me fixe de ses grands yeux sombres. Je note son poil sale et en mauvais état, ainsi que ses côtes apparentes. Elle suit mon regard et s’excuse platement.

  • Voici Isidor. C’est un vieux chien de dix ans abandonné par son maître chez nous il y a un mois. Le pauvre ne sortait jamais de son appartement, et il le nourrissait mal. Nous n’avons pas pu l’aider à prendre du poids, nous avons trop peu de moyens pour acheter de bonnes croquettes, on se contente du premier prix au Carrefour du coin.

Elle se penche douloureusement et lui caresse le bout de la tête. Elle m’encourage à faire de même en m’expliquant qu’il lui manque dix kilos et qu’il a développé un syndrome de l’abandon. Désespéré, il a à peine la force de sortir de sa cage et ils vont devoir le placer dans leur dispositif d’adoption SOS car personne ne veut de lui. Jusqu’à notre venue.

J’hésite.

Je finis par l’imiter.

Quand il me renifle les doigts, mon cœur explose.

Je me sens pleurer.

Mon téléphone vibre, Clémence m’appelle pour savoir où je suis. Il me peine de quitter Isidor alors que la dame de la SPA me ramène à l’entrée. Je suis profondément terrifié par cette lourde décision que je m’apprête à prendre. Je repense à ma petite Oli, à mes promesses de ne plus prendre d’animal. Mais, maintenant que j’ai vu Isidor, je ne supporterai pas de ne rien faire pour lui.

Nous allons prendre un chien âgé. Je sais que nous souffrirons, mais s’il peut avoir une belle fin de vie avec nous, alors ça en vaudra la peine.

Isidor vous fait de grosses léchouilles. Prenez-soin de vous et des autres, humains comme animaux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sondal ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0