Partie 4

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…Plusieurs années auparavant…

— Regarde-toi, tu ne vaux rien. Répète-le.

— Je ne vaux rien, répétai-je en me regardant dans le miroir.

— Oui, et c’est à cause de toi que ton père est parti, continua ma mère.

Les larmes me montaient aux yeux, mais je m’évertuai à les contenir. Je ne devais pas craquer, sinon ce serait pire.

— Il a eu honte de toi, siffla-t-elle.

Mon reflet me regardait dans les yeux, la tristesse se lisait sur chacun de ses traits. Je ne pouvais pas être cet enfant si faible. Ma génitrice se tenait derrière moi, une main sur chacune de mes épaules.

— Mais moi, je suis là, dit-elle une once de folie dans la voix. Je serais toujours derrière toi, pour éviter que tu ne sombres du mauvais côté.

— Oui maman, répondis-je d’une voix tremblotante.

— Donc à partir de maintenant, que vas-tu faire ?

— Travailler pour réussir, récitai-je.

— Parce que sinon, que se passera-t-il ? questionna-t-elle.

— Je sombrerai.

— Oui. Et tu ne pourras jamais plus remonter. Crois-moi, le monde est cruel. Il ne te laissera le droit à aucune erreur. Aucune.

J'acquiesçai, fixant toujours le miroir. Ma mère finit par se décaler sur le côté afin de s’agenouiller à ma gauche. Elle me fit pivoter vers elle pour me regarder droit dans les yeux.

— Tu sais, Tom, dit-elle d’une voix plus douce. Si je suis si dure, c’est pour que tu réussisses. La vie le sera aussi avec toi.

Elle se redressa avant de sortir de la pièce. Je retournai mes pupilles vers mon reflet. Mes cheveux bruns étaient en bataille, mes yeux noisette soulignés d’épaisses cernes bleus. Mon teint pâle, conservé par mon nombre restreint de sorties, les faisait ressortir. J’étais à peu près certain que les parents des autres enfants n’agissaient pas de la sorte. Mais je ne pouvais en être sûr : je n’avais pas le droit d’aller chez mes amis et ma mère me mettait en garde contre leur mauvaise influence. Si elle avait pu me faire cours à la maison, elle l'aurait fait. Heureusement que son métier d’aide-soignante ne le permettait pas.

Je lançai un dernier coup d’œil au miroir, puis sortis à mon tour de la pièce.

…De nos jours…

Me voici pour une journée de plus dans la peau d’un homme que je n’ai pas l’impression de connaître. Traversant des couloirs maussades à longueur de journée, rassurant les patients avec des phrases préformées, triste quotidien d’une vie sans espoir.

J’étais de l’après-midi, toujours en équipe avec Anissa, Margot et Rafaël, le jeune aide-soignant. Je m’affairais à préparer les perfusions, la tête un peu ailleurs. C’est pourquoi, n’étant pas certain des dosages, je dus tout préparer une seconde fois. Anissa, ayant assisté à la scène, me chambra gentiment.

Je pus finalement commencer mon tour. J’étais dans la chambre 510, lorsque je croisai Margot qui apportait de l’eau au patient dont je m’occupais.

— Alors, comme ça, on s’est planté dans les perfs ? me dit-elle en ricanant.

— Oui, répondis-je simplement, sentant une colère monter en moi.

Je n’aimais pas du tout son ton condescendant et supérieur. Je l’observai du coin de l’œil, guettant un faux pas de sa part. Je n’eus pas à attendre longtemps.

— Tu es vraiment un bon à rien, Tom, dit-elle en se mettant à rire.

La patiente dont je m’occupais m’offrit un sourire réconfortant, percevant mon malaise. Je ne me sentais pas bien du tout, un flot de souvenirs remontant à la surface. Elle venait, par ces quelques mots, d’inscrire son nom dans ma liste. Je me retournai vers elle, un sourire amer collé sur les lèvres. Puis, je quittai la chambre sans prononcer un mot.

L'amertume de cette après-midi m’avait poursuivi jusqu’à l’intérieur de mon appartement, et la colère, qui ne m’avait jamais abandonné, s’était intensifiée. La solitude et le calme étaient les seuls remèdes qui pouvaient me permettre de reprendre contenance. Etant enfant, ma mère laissait peu de place à mes émotions. Elle s’attachait même à les faire disparaître. J’avais, par conséquent, développé une technique pour les retenir. Pourtant, elles finissaient toujours par ressortir d’une manière ou d’une autre, comme si mon barrage devenait de moins en moins étanche.

C’est cette soirée que choisit Célia pour accepter une invitation de la part de ses amis. Bien sûr, j’y étais convié ; pour mon plus grand malheur. Le monde et le bruit ne m’ont jamais été familiers, bien au contraire, pour moi, ils représentaient une menace : mon esprit n’était pas formé à percevoir tant d’agitation à la fois.

Je fus ainsi pris au dépourvu, lorsqu’elle m’annonça que nous avions rendez-vous avec sa bande dans un bar réputé de la ville. De plus, nous étions vendredi, une raison valable pour pouvoir traîner jusqu’à pas d’heure. Je me préparais à prendre sur moi, sachant pertinemment qu’une dispute avec ma copine par ces temps-ci était dangereuse.

Avant de partir, je pris quelques Doliprane dans ma poche, et, bien sûr, la seringue de Loxapac. Je ne m’en séparais jamais. Célia était au courant de cette étrange possession ; elle pensait que c’était un truc d’infirmier, que tous le faisaient. En réalité, je savais plutôt bien me défendre, même si la violence ne m’avait jamais paru utile. Je n’aimais pas me battre ; les mots sont plus utiles pour mettre à terre son adversaire. Il suffit simplement de parvenir à le cerner, de dénicher son point faible.

— Tu es prêt ? me demanda Célia.

Je m’avançai vers elle en traînant des pieds, ce qui lui valut un sourire moqueur.

— Puisqu’il le faut, répondis-je d’un ton empreint de fatigue.

Je baillai afin d’invoquer son empathie.

— Je sais que tu as eu une dure et longue journée, mais tu verras, sortir te changera les idées ! dit-elle d’une voix enjouée.

Elle pensait certainement que ma réticence provenait de la fatigue accumulée au travail. Ce n’était pas étonnant. L’alibi le plus souvent utilisé pour accomplir mes plans était la sortie entre amis. Elle ne se doutait pas que je n’avais quasiment jamais mis les pieds dans un bar. Rien que d’y penser réveillait mon mal de crâne. J’enfilai ma veste avec lassitude, avant de suivre Célia vers le hall d’entrée. Je refermai l’appartement en espérant que ma liste ne s’allongerait pas une fois encore.

Par chance, le bar se trouvait à moins d’un kilomètre. Nous fîmes le chemin à pied, Célia profitant de l’occasion pour avoir une discussion avec moi.

— Tu sais, tu ne te lâches pas assez, me dit-elle.

— Comment ça ?

Je pressentis que le trajet allait être plus long que prévu. Elle avait apparemment des choses sur le cœur.

— Tu restes souvent enfermé. A part ton boulot et tes quelques sorties de temps en temps, tu ne vois personne, expliqua-t-elle.

— Je te vois toi, dis-je avec un rictus.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, souffla-t-elle, exaspérée.

Je baissai les yeux vers mes chaussures. Bien sûr que je voyais où elle voulait en venir, je ne souhaitais simplement pas en parler. Être une personne solitaire n’a jamais tué personne. Quoique…

— Tu es trop sérieux, reprit-elle. Jamais un faux pas, jamais de blague… Tu ne sais pas t’amuser.

— C’est vrai, dis-je simplement, le visage toujours tourné vers le sol.

Voyant que je ne rajouterais rien de plus, elle abandonna. Peut-être m’en parlerait-elle plus tard. En tout cas, pour le moment, le sujet était clos. Je pensai alors faire des efforts devant ses amis. Ne serait-ce pas une belle preuve d’amour ? J’espérais simplement ne pas paraître trop ridicule… Mais comme on dit, le ridicule ne tue pas ! Et cette fois-ci, c’est bien vrai.

Une fois arrivé devant le bar, je sentis une angoisse s’insinuer dans mes veines. Célia perçut mon malaise et me prit la main. En entrant, les effluves d’alcool et le bruit me plongèrent dans un état second protecteur, auto-défense déclenchée par mon subconscient. Je ne remarquai pas tout de suite ses amis installés dans un coin de la pièce. Le monde se pressait, la musique s’intensifiait ; je n’allais jamais tenir toute la soirée.

Ses amis me saluèrent avec de faux sourires auxquels je répondis avant de m’installer à côté de Célia, mal à l’aise. Nous étions arrivés en plein milieu d’une conservation dont le sujet principal était le nouveau job de Maxime, le gars assis en face de moi. Du moins, il parlait d’une de ses collègues féminines.

Célia se mêla naturellement à la discussion ; moi, je comptais les centièmes de seconde. Au bout d’un certain temps, Johanna, la meilleure amie de Célia, nous demanda comment se passait notre cohabitation depuis ces cinq années. Elle souhaitait emménager, elle-aussi, avec son copain, mais ne savait pas si c’était le bon moment.

— De toute façon, si tu attends le bon moment, il ne viendra jamais ! déclara Célia. Avec Tom, ça s’est fait naturellement. On a essayé de pas trop se poser de question.

— On aurait dû, dis-je en tentant une blague qui ne fit sourire le groupe qu’à moitié.

— Bon, et sinon Tom, ça se passe bien à l’hôpital ? me demanda Maxime. C’est pas trop dur avec la grippe en ce moment ?

Je levai les yeux vers lui, cherchant à sonder son regard.

— Non, ça va, répondis-je en haussant les épaules. Je suis dans un service de chirurgie digestive, alors c’est à peu près stable tout au long de l’année.

Il acquiesça. Personne ne sachant quoi ajouter, la conversation dévia sur un autre sujet. Je pouvais souffler un peu. Je lançai un regard vers Célia qui me sourit. Pour l’instant, je ne me débrouillais pas trop mal, mais je devais quand même faire attention aux faux pas.

Je prêtais l’oreille à chaque discussion, tentant une vanne par-ci par-là, et posais des questions mûrement réfléchies. J’étais satisfait de ma prestation. Je relèverai sans doute les fausses notes plus tard, lorsque j’aurai l’esprit au clair.

La bière commençant à remplir ma vessie, je pris congé du groupe. Dans les toilettes, je pus souffler, et avaler un Doliprane. Je tournai mon visage vers le miroir. Mon reflet me contemplait d’un air las. Ce bref moment de répit me permit de recharger mes batteries de socialisation. Finalement, je retournai vers le monde, prêt à accepter la présence d’étrangers dans mon périmètre vital rapproché.

En avançant vers la table, je constatai que Célia semblait être, tout à coup, le centre de l’attention. Tous les regards étaient tournés vers elle, une pointe d’inquiétude dans les yeux de chacun. Malgré la musique et le brouhaha ambiant, je perçus des bribes de conversation. Ils parlaient de moi. Je me déplaçai discrètement dans un coin afin de mieux les entendre.

— Franchement, Célia, tu l’as trouvé où celui-là ? disait l’un d’eux en pouffant. Il est super chelou !

— C’est vrai, continua Johanna. C’est pas un mec pour toi. Tu pourras pas le changer et il va te faire souffrir. Je te connais, tu ne le supporteras pas une année de plus.

Célia me tournait le dos, je ne pouvais observer sa réaction. Seule sa voix vacillante m’indiquait que les propos de ses amis l’attristaient :

— Il est simplement tendu quand il y a trop de monde, me défendit-elle. En plus, il ne vous connait pas super bien.

— Ce n’est pas une raison, répliqua Maxime. Et puis sérieusement, il ne m’inspire pas confiance.

Célia souffla et j’en profitai pour revenir. Je souhaitais tester l’hypocrisie de ses soi-disant amis.

— Me revoilà, dis-je pour les alerter de mon arrivée.

Je repris ma place à côté de ma copine, un bras autour de sa taille. Je la vis sourire tristement tandis qu’elle se décalait un peu plus vers moi. Ses amis communiquèrent avec les yeux avant de reprendre une conversation normale. C’est-à-dire, dénuée d’intérêt.

La soirée s’acheva lorsque Johanna prétexta un rendez-vous médical pour pouvoir s’éclipser. Les autres partirent à intervalle régulier. Ne voulant pas froisser Célia, j’attendis qu’elle décide elle-même de rentrer, et nous dîmes ainsi au revoir aux amis restants. Je surpris un regard insistant de la part de Maxime, lorsque Célia lui fit la bise. Je décidai de le garder dans un coin de ma mémoire.

L’air frais me fit le plus grand bien. L’atmosphère surchargée avait annihilé mes sens. Je pris la main de Célia, encore un pas de plus vers elle, et nous fîmes le chemin en sens inverse. Malheureusement pour moi, elle décida de remettre le couvert avec la conversation que nous avions eu pour l’aller. Mauvaise idée… Je ne me sentais pas en état.

— J’ai encore eu des réflexions sur toi, dit-elle. Tu vois, quand je te disais que tu ne sais pas lâcher prise. On te trouve bizarre après.

— Je sais, dis-je en gardant mon calme.

Je levai les yeux vers le ciel, cherchant le soutien des étoiles. Elles seules savaient.

— Tu pourrais au moins faire des efforts, reprit-elle.

— J’en ai fait, répondis-je sur le même ton.

La ville est bien trop éclairée. Dommage qu’on ne puisse pas mieux les voir.

Elle se stoppa net à mi-chemin, me faisant face avec détermination. Elle souhaitait sans doute crever l’abcès.

— Ce n’est pas juste lors des soirées, dit-elle avec agacement.

Elle semblait à bout, comme si elle conservait tout cela en elle depuis longtemps. Pourtant, des reproches, j’en avais quasiment tous les jours. Je ne comprenais pas. J’avais fait des efforts rien que pour elle ce soir. Malgré tout, elle explosa.

— Tu ne fais pas attention à moi ! cria-t-elle presque en larme. Regarde, tu n’as même pas remarqué que j’étais allée chez le coiffeur ! C’est toujours pareil, je dois te mettre les choses sous le nez pour que tu y fasses attention !

Elle reprit son souffle. Je restai silencieux, canalisant la colère sourde qui remontait du plus profond de mon âme. J’en avais marre des reproches. Je ne faisais jamais rien de bien. Je levai de nouveau ma tête vers les étoiles, me concentrant pour ne pas imploser à mon tour.

— Tu ne me regardes même pas quand je te parle, lâcha-t-elle avec dédain. Tu fuis, comme d’habitude !

— Tu ne peux pas comprendre ! hurlai-je soudainement, les dernières pierres du barrage ayant cédées aux eaux déchaînées.

Célia recula en trébuchant, apeurée. Sans réfléchir, je fis volte-face puis marchai avec empressement vers l’appartement, la laissant seule sur le trottoir. Il y a certaines phrases que je ne supporte pas d’entendre et celle-ci en fait partie. Je ne fuis pas.

Un soupçon de colère refoulée avait fini par sortir de mon corps. Il ne fallait pas que cela se reproduise. Je ne voulais pas perdre Célia. Pourtant, elle venait, sans s’en rendre compte, de faire revenir des enfers le visage impassible de ma mère.

Je montai quatre à quatre les marches avant d’ouvrir la porte avec toute la délicatesse dont j’étais capable. J’attendis un instant sur le palier, essayant de percevoir ses pas. Malheureusement, elle ne semblait pas vouloir m’affronter à nouveau. Peut-être avait-elle eu peur de moi. Etais-je dangereux ? Sans doute. Peut-être avait-elle raison de me laisser seul.

Je me dirigeai inconsciemment vers mon bureau. Soulevant l’assise de ma chaise, je pris l’un des plans et commençai à le relire, ajoutant enfin les derniers détails. En haut de la page, j’inscrivis le nom du coupable : Margot. Son jugement serait bientôt prononcé.

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