Les fenêtres jaunes du train du soir

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Le paysage filait, défilait à bonne allure et pourtant rien ne changeait : c’était toujours la même bande noire, morne avec l’étendue glaciale de la mer plus loin, à peine quelques arbres devant pour en briser la monotonie. Si je cessais de regarder trop dehors, je pouvais voir l’ombre jaune des fenêtres du train sur le sol et - reflété dans ces mêmes fenêtres, mon visage fatigué.

Il était tard, le genre d’heure ou même les chouettes vont se coucher. Je n’avais pas voulu rester chez moi, pas pu. Ma soeur cadette a immédiatement proposé de m’accueillir en entendant la nouvelle. J’ai donc sauté dans le premier train vers son village, me suis payée un billet en première classe.


Je l’avais amplement mérité.

Mes vieilles mains, ridées et tâchées, se sont resserrées autour de la tasse de thé que j’avais commandée. Dans le liquide, il y avait mon reflet aussi : à croire que le monde entier tentait de me rappeler qui j’étais et pourquoi je fuyais dans ce train du soir à travers la plaine.

Tranquillement, j’ai amené la boisson à mes lèvres pour la déguster : un goût amer, saveur liberté. Une voix en face de moi m'en a arraché.

- Tout va bien ?

C’était la femme qui m’avait servie. Une jolie fille, jeune et portant son uniforme avec beaucoup de classe. Dans son regard, j’ai vu l’inquiétude qu’elle tentait de cacher. La raison ne m’était pas inconnue : elle avait assisté à ma discussion au téléphone avec Annie, tout à l’heure, avait dû déduire à moitié.

Un sourire, sur mes lèvres.
- À merveille, ma petite. Merci de vous en soucier.

Elle se mordit la lèvre, ne partit pas tout de suite et fit un pas en avant. Puis, encouragée par le regard bienveillant que je lui lançai, elle vint s’asseoir en face de moi.

- Vous ne me croyez pas ?

- C’est que... ce genre d’expérience est toujours un cho-

- Pas toujours.

Je lui avais coupé la parole, soudain lassée des platitudes. À dire vrai, je n’avais pas envie d’en parler. Elle ne le sentait pas vraiment, je pouvais le dire : je tenais ma sagesse de très rudes années. J’ai reposé ma tasse, doucement. Pour ne pas lui faire croire que je lui en voulais.

- Vous êtes encore jeune. Quand vous aurez mon âge, vous comprendrez.

- Mais... ça ne vous fait pas comme... un vide ?

- Oh, bien sûr.


Je détournai le regard, me concentrant à nouveau sur les nuances de noir au-dehors. Il y avait beaucoup d’étoiles et peu d’habitations. Au loin, un autre train serpentait entre les reliefs. Un train aux fenêtres jaunes, lumineuses, et avec à l’intérieur peut-être une autre femme comme moi. L’employée, sentant que mes yeux voyaient désormais bien plus loin que mon regard, se retira discrètement. Mieux valait.


Plus tôt, quelque chose s’était produit dans la maison conjugale. Quelque chose d’inattendu, qui laissait une place dans le lit et du travail aux croquemitaines. Quant à moi, je n’ai rien fait d’autre que de fuir - m’envoler plutôt. Profiter de n’avoir jamais pu le faire auparavant. Je l’aurais fait même s’il n’y avait pas eu Annie, de toute façon. À croire que j’attendais le petit événement, l’absence sur la chaise de l’autre côté de la table.

Dans la vitre du train du soir, je me suis vue sourire.

Bien sûr que cela me fit un vide, en réalité. C’était dans l’ordre des choses après tout. Mais ce vide ne faisait pas mal, il chassait le chaos et de lui émanait une douce chaleur. Comme celle d’une tasse de thé. En apparence, je serai éplorée et digne dans la procession mais à l’intérieur, je jubilerai. Et je l’entretiendrai, mon vide. Avec attention, préciosité. Mais sans me voiler la face : ceux qui sèment méritent ce qu’ils récoltent et moi je méritais ma liberté.


Ce vide était ma récompense. Qui n’effacerait ni les cicatrices ni les cauchemars mais me rendrait ma dignité. Et quand un temps bien-pensant sera écoulé...

... je le comblerai.


Quelque chose est tombé dans mon thé. Pas du sucre.


Pour ne pas voir le reflet de ma trahison, j’ai fixé le paysage jusqu’à mon arrêt.

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