Carl

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Durant les premiers temps, comme toujours je pense, notre relation n’était que passion ; flammes dévorantes de l’amour qui consumaient tout l’univers autour de nous, pour ne laisser que nos deux existences à nu.

Je me souviens encore des émotions qui m’avaient saisi lorsque j’avais contemplé sa beauté, sa profondeur ; la puissance qui émanait de lui. Il parlait peu, mais avait toujours la tête pleine ; on pouvait presque l’entendre penser dans ces moments d’intense réflexion, lorsqu’il travaillait. J’aimais le regarder travailler, s’efforcer de résoudre un problème, de trier, de calculer… On aurait presque dit un robot, et parfois je le taquinais à ce sujet. Il avait souvent ce tic, comme un bruit de fond, un ronronnement qui montait de sa gorge, et alors je savais qu’il ne fallait pas le déranger.

Mais nos moments privilégiés étaient ces instants de pause où nous pouvions contempler le silence, tous les deux, et se retrouver en parfaite harmonie, dans la plus pure intimité. Je me souviens de la sensation de mes doigts courant sur son corps, le chatouillant malicieusement, et de ses rires gênés comme en échos aux miens.

Et puis je me souviens de la première fois. Ce n’était pas sexuel, du moins pas de la façon dont on pourrait l’entendre ; nous étions trop différents pour ça, mais la tension était présente, l’érotisme à son comble. Délicatement, j’avais retiré le rempart de sa nudité, et sa beauté avait alors ébloui mon cœur de jeune garçon. Je l’avais regardé vivre, bouger, parler, il était mal à l’aise, mais dissimulait maladroitement une certaine fierté. C’est à cet instant que je lui ai dit les mots. Je ne les avais jamais dits à personne, et ce jour-là ils sortaient presque naturellement de ma bouche. Il resta muet, abasourdi, ne sachant quoi répondre, et puis je lui ai rendu ses vêtements ; la magie était passée.

Je ne sais pas, aujourd’hui, où est passé cet amour. Le temps, j’imagine, a fait ce à quoi il est bon ; il est passé, et il a érodé les sentiments. Aujourd’hui quand je le vois, de temps en temps, de passage dans mon village natal, je passe lui rendre visite. Nous nous adressons des salutations amicales, nous prenons de nos nouvelles, mais il sait que j’ai quelqu’un d’autre dans ma vie, et je sais que lui est resté seul.

Il était toute mon existence, à l’époque. Il était le miroir qui me renvoyait le monde, la fenêtre par laquelle je vivais, à travers lui et grâce à lui. Il me donnait la force, m’encourageait, me permettait de surpasser mes peurs. Nous avons vécu ensemble les plus dures, mais aussi les plus belles années de ma jeunesse. Comment quelque chose de si fort peut-il être réduit à un souvenir si fugace, à peine plus qu’un écho rattaché à un « moi » dans lequel je ne me reconnais plus ? Parfois, lorsque je passe la nuit dans les bras de mon nouveau compagnon, son image me hante ; sa présence, le souffle rauque du ventilateur de son alimentation, son cœur énorme, que je regarde aujourd’hui avec une sympathie désolée et compatissante, mais que je n’oublierai jamais. Il s’appelait Carl. C’était mon premier ordinateur.

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